Espace projectif
En mathématiques, un espace projectif est le résultat d'une construction fondamentale qui consiste à rendre homogène un espace vectoriel, autrement dit à raisonner indépendamment des proportionnalités pour ne plus considérer que des directions. Par exemple, l'espace projectif réel de dimension n, Pn(ℝ),ou RPn, est l'ensemble des droites vectorielles ou des directions de ℝn+1 ; formellement, c'est le quotient de ℝn+1\{0} par la relation d'équivalence de colinéarité. On peut munir ces espaces projectifs de structures additionnelles pour en faire des variétés. L'idée sous-tendant cette construction remonte aux descriptions mathématiques de la perspective.
L'espace construit permet d'obtenir, à partir de l'algèbre linéaire, une géométrie aux énoncés très simples et généraux, la géométrie projective, qui avait déjà fait l'objet d'études importantes au XIXe siècle avec d'autres modes d'introduction. Dans le cas du corps des réels, on fonde ainsi une extension de la géométrie affine donnant un sens à la notion de point ou droite à l'infini. Les espaces projectifs sont aussi utilisés sur le corps des nombres complexes pour obtenir une bonne théorie de l'intersection pour les variétés algébriques.
L'espace projectif possède une généralisation naturelle, la grassmannienne, qui consiste à considérer des sous-espaces vectoriels de dimension k au lieu de se limiter aux droites.
Définitions
modifierEspace projectif associé à un espace vectoriel
modifierSoit K un corps, non nécessairement commutatif[1], et E un espace vectoriel sur K. Il est possible de définir une relation d'équivalence sur E\{0}, la colinéarité : deux vecteurs non nuls sont équivalents si et seulement s'ils engendrent la même droite vectorielle. L'espace projectif associé à E, noté P(E), est l'ensemble quotient pour cette relation d'équivalence ; c'est donc l'ensemble de toutes les droites vectorielles de E[2],[3] (privées du vecteur nul).
L'exemple le plus immédiat est celui où l'on part de l'espace Kn+1 : l'espace projectif associé est noté KPn = Pn(K) = P(Kn+1) et appelé espace projectif standard de dimension n sur K. Certains de ces espaces sont très étudiés comme le plan projectif réel ℝP2, qui fournit un exemple très simple de surface non orientable, ou la droite projective complexe ℂP1, appelée fréquemment sphère de Riemann et qui est le cadre naturel de l'analyse complexe. Le phénomène de "perte d'une dimension" dans la dénomination des espaces obtenus est cohérent avec l'opération de quotient effectuée, et se justifie pleinement quand l'espace projectif est muni d'une structure de variété.
Points et sous-espaces
modifierLes éléments de l'espace projectif sont les droites de l'espace vectoriel E. Cependant, l'opération de passage au quotient revient à les considérer comme les objets de base de nouvel espace, et elles sont appelées points de l'espace projectif P(E). De la même façon, aux plans vectoriels de E correspondent des parties de P(E) qui sont de façon naturelle des droites projectives, appelées les droites de P(E). De façon générale les sous-espaces vectoriels de E de dimension k + 1 sont en correspondance bijective avec les sous-espaces projectifs de P(E) de dimension k[4].
Dans l'espace projectif P(E) il n'y a plus de point privilégié par lequel passeraient les différents sous-espaces. Il n'y a pas non plus de phénomène de parallélisme : deux droites distinctes d'un plan projectif ont nécessairement un point commun, et plus généralement deux sous-espaces de P(E) dont la somme des dimensions dépasse celle de P(E) ont une intersection non vide[4].
Transformations associées
modifierTout automorphisme linéaire de E donne aussi une symétrie de P(E). Dans l'interprétation concrète dans l'espace ambiant, ces transformations projectives peuvent être vues comme des changements de perspective. Lorsque le corps de base est commutatif, le groupe de ces symétries, appelé groupe projectif linéaire (en), est le quotient du groupe général linéaire de E par le sous-groupe des multiples non nuls de l'identité[5].
Coordonnées et repères
modifierLorsque l'espace vectoriel E possède une base, il est possible d'associer à chaque point a de P(E) les différents n+1-uplets de coordonnées des vecteurs de E dont il est issu. On dit que cela constitue un système de coordonnées homogènes de a. Ainsi dans le plan projectif, si un point a un triplet de coordonnées homogènes , les autres triplets seront les pour scalaire non nul.
On peut en fait manipuler de telles coordonnées sans revenir à l'espace vectoriel E. On introduit pour cela la notion de repère projectif. Il s'agit d'un (n + 2)-uplet de points de P(E), tels qu'aucun d'eux n'est inclus dans l'espace projectif engendré par n autres. À un tel repère est associée une base de E, unique à multiplication près par un scalaire non nul près. Ainsi on peut attribuer la notion de coordonnées homogènes au repère projectif[6].
Lorsque le corps de base est commutatif, les transformations projectives envoient tout repère projectif sur un repère projectif. Elles sont caractérisées par l'image d'un tel repère[7].
Topologie, structures additionnelles
modifierEspace projectif réel
modifierLors du passage au quotient qui définit l'espace projectif réel , il est possible de se limiter aux vecteurs de norme 1. Ainsi l'espace projectif peut être obtenu comme un quotient de la sphère Sn de dimension n par l'application -Id qui identifie chaque point avec le point antipodal. Cela lui confère une structure naturelle de variété différentielle compacte de dimension n, orientable si et seulement si n est impair[8]. De plus est muni d'une métrique riemannienne canonique, la projection de la sphère sur l'espace projectif étant un revêtement riemannien à deux feuillets. Il s'agit notamment d'une isométrie locale : l'espace projectif est lui aussi de courbure sectionnelle constante valant 1. Les géodésiques sont les images de celles de la sphère, et sont -périodiques[9].
L'espace a aussi une structure de CW-complexe, avec une cellule en chaque dimension inférieure ou égale à n : l'application d'attachement de sa n-cellule à son (n – 1)-squelette est la projection canonique, de Sn – 1 sur son 2-quotient [10].
L'espace est un cercle. Pour n=2, le plan projectif réel est une surface non orientable qu'il n'est pas possible de représenter parfaitement dans l'espace , c'est-à-dire qu'il n'en existe pas de plongement. À défaut, on dispose de représentations classiques, avec des auto-intersections : la surface de Boy, la surface romaine. Pour n=3, en utilisant les quaternions, la sphère S3 peut être munie d'une structure de groupe, qui passe à et qui en fait un groupe de Lie isomorphe au groupe SO(3)[11].
Pour , le groupe fondamental de est égal à . On obtient un générateur de ce groupe en considérant la projection d'un chemin de Sn reliant deux points antipodaux[12]. Les groupes d'homologie sont égaux à pour les entiers k impairs vérifiant . Les autres groupes sont nuls, excepté et, lorsque n est impair, [13].
Espace projectif complexe
modifierL'espace projectif complexe Pn(ℂ) peut lui aussi être vu comme une variété différentielle, quotient de la sphère unité , cette fois-ci en identifiant les vecteurs multiples les uns des autres par un scalaire de module 1[14]. C'est une variété kählérienne pour la métrique de Fubini-Study, de courbure sectionnelle variant entre 1 et 4[15]. Il y a aussi une structure de CW-complexe avec une cellule en chaque dimension paire inférieure ou égale à 2n[14].
Toute variété kählérienne définie sur un corps algébriquement clos, compacte, connexe, à courbure (bi)sectionnelle positive, est isomorphe à un espace projectif complexe[16].
Utilisation
modifierAlors que la théorie des plans projectifs a un aspect combinatoire, qui est absent dans le cas général, l’espace projectif est fondamental en géométrie algébrique, à travers la riche géométrie projective développée au XIXe siècle mais aussi dans les constructions de la théorie moderne (fondée sur l’algèbre graduée). Les espaces projectifs et leur généralisation à des variétés de drapeaux jouent aussi un grand rôle en topologie, dans la théorie des groupes de Lie et des groupes algébriques, et leur théorie des représentations.[réf. nécessaire]
Avantage pour la considération des infinis
modifierL’utilisation d’espaces projectifs rend rigoureuses et généralise à toute dimension la notion de droite à l'infini dans le plan projectif, qui est conçue de façon informelle comme l'ensemble des points à l'infini, points où les droites parallèles « se rencontrent ».
Il n'y a pas de façon naturelle dans l'espace projectif P(E) d'éléments à l'infini, cet espace étant homogène. Mais si P(E) est de dimension n, on peut fixer un sous-espace projectif de dimension n-1 et décider d'en faire le sous-espace à l'infini. Son complémentaire peut alors être identifié à l'espace affine de dimension n[17]. Il convient de noter que les transformations projectives de P(E) ne respectent pas cette partition en général. L’utilisation d’une base adaptée de E permet l’introduction de coordonnées homogènes pour l’exécution des calculs concrets. Les points à l'infini ont pour coordonnées avec des scalaires non tous nuls.
En sens inverse, on obtient un espace projectif en ajoutant une coordonnée supplémentaire à celle d'un espace affine ordinaire ; exemple : trois pour un espace à deux dimensions ; quatre pour un espace à trois dimensions ; etc. Ainsi le point de coordonnées (x,y,z) en 3D aura en représentation projective les coordonnées (x,y,z,1). Les points à l'infini ont pour coordonnées (x,y,z,0) avec x,y,z non tous nuls ; par exemple celui de l'axe des x a pour coordonnées (1,0,0,0). Cette disposition permet d'éviter des traitements particuliers pour les points à l'infini (qui sont ceux dont la dernière coordonnée est 0)[18].
Autres domaines
modifierLes systèmes de traitement graphique GL et OpenGL, de Silicon Graphics, utilisent des espaces projectifs pour représenter les informations spatiales en ordinateur.
Notes et références
modifier- Marcel Berger, Géométrie [détail des éditions], chap. 4, section 8.
- Berger, chap. 4, section 1.1.
- Michèle Audin, Géométrie, EDP Sciences, (lire en ligne), p. 177.
- Audin 2005, chap. VI, section 2, p. 179.
- Berger, chap. 4, sections 5.6 à 5.9.
- Audin 2005, p. 192.
- Berger, chapitre 4 section 5.10
- (en) Sylvestre Gallot, Dominique Hulin et Jacques Lafontaine, Riemannian Geometry [détail de l’édition], sections 1.10, 1.13.
- Gallot et Hulin Lafontaine, sections 2.82.c) et 3.47.
- (en) Allen Hatcher, Algebraic Topology, CUP, (ISBN 978-0-521-79540-1, lire en ligne), Exemple 0.4.
- Berger, chapitre 8, section 9.3.
- Hatcher 2001, Exemple 1.43.
- Hatcher, Exemple 2.42.
- Hatcher 2001, Exemple 0.6.
- Gallot et Hulin Lafontaine, section 3.59
- Michel Demazure, « Caractérisations de l'espace projectif (conjectures de Hartshorne et de Frankel) » dans Séminaire Bourbaki 22 (1979-1980) en ligne.
- Berger, chapitre 5, section 3.2.
- Audin 2005, p. 183, voir aussi Berger, chapitre 5, section 1 pour une version intrinsèque.