Messieurs les censeurs, bonsoir !
« Messieurs les censeurs, bonsoir ! » est une phrase célèbre de l'histoire de la télévision française[1], lancée par Maurice Clavel en décembre 1971 de manière totalement inattendue, devant onze millions de téléspectateurs[2], dans À armes égales, émission de télévision politique de l'ORTF, pour protester contre la censure d'un reportage.
Consacrée à un débat entre l'écrivain Maurice Clavel, président et fondateur de l'Agence de presse APL, et le ministre du commerce Jean Royer, l'émission avait pour thème « Les mœurs : la société française est-elle coupable ? ». Cette phrase a provoqué de très nombreuses réactions médiatiques car ce débat n'a pas eu lieu, Maurice Clavel ayant quitté le plateau de façon prématurée avant qu'il ne commence en lançant cette formule restée célèbre, « Messieurs les censeurs, bonsoir ! », sous un tonnerre d'applaudissements. Il protestait contre le fait que l'ORTF ait coupé une partie de son reportage concernant « les sentiments ambigus » du président Georges Pompidou envers les résistants et la Résistance intérieure française, en retirant en particulier le mot « aversion »[3],[4],[5],[6],[7],[8],[9]. Le texte qui accompagne ce reportage, filmé par Joris Ivens, est considéré par la « génération 68 » comme un « véritable manifeste »[10],[11].
Contexte
modifierÀ armes égales est une émission de télévision politique française de Michel Bassi, Alain Duhamel, André Campana et Jean-Pierre Alessandri, diffusée sur la première chaîne de l'ORTF à 21 heures du au et réalisée par Igor Barrère. Sa création, à la suite de la contestation de l'ORTF en Mai 68, répondait au souhait du premier ministre Jacques Chaban-Delmas d'ouvrir la télévision à une meilleure représentation de la société et de l'opposition. Chacun des deux invités au débat se voit ainsi autorisé à diffuser en début d'opinion un film qu'il a lui-même fait réaliser. Georges Pompidou est président de la République française depuis 1969.
Maurice Clavel, écrivain et journaliste, a été résistant pendant la Seconde Guerre mondiale. Ancien gaulliste, il se montre très virulent à l'égard du pouvoir en place et ses prises de positions, notamment à la suite de Mai 68, lui valent d'être interdit des plateaux de l'ORTF et son licenciement de RTL[12]. Il fonde l'Agence de presse APL en juin 1971 et est proche des milieux maoïstes.
L'événement se produit au moment où le sénateur centriste du Nord André Diligent vient d'étaler dans un rapport les « vices pernicieux de l'ORTF »[13].
Préparation de l'émission
modifierMaurice Clavel reçoit cinq semaines avant l'émission, le 5 novembre, un appel téléphonique d’un producteur d'À armes égales lui demandant de participer au prochain débat et lui expliquant qu'il a été « choisi » sans lui dire pourquoi[14]. La production vient chez lui et lui annonce qu’il sera l’adversaire de Jean Royer, qui est d'accord, sur « la société permissive »[14]. Selon Clavel, il « flaire immédiatement le piège » d'un thème qui a déjà été traité sur la « Une » par Alain Peyrefitte et Roger Vadim[Qui ?] et estime que le sujet va le limiter à la défense de la drogue et de la pornographie[14]. Il répond qu'il aurait « préféré avoir pour adversaire un « penseur pompidolien » » et n'est pas « compétent sur la question »[14], refus après lequel ses interlocuteurs « semblent surpris » alors que Jean Daniel avait déjà refusé un À armes égales[14]. Finalement, il accepte le sujet, à condition qu’il soit ainsi complété : « Société permissive… ou société répressive », souhaitant se concentrer sur le second point pour parler des affaires Riss, Jaubert, Liscia et Béatrice Le Mire[14], cette dernière faisant l'objet de requêtes de Michel Rocard et François Mitterrand[15].
Les producteurs de l'émission lui annoncent que son film sera réalisé par Jean-Pierre Alessandri, « qui est l’un d’entre eux »[pas clair] mais il « refuse, pour cette unique raison que je ne le connais pas », et exige Alexandre Astruc, son ami et « maître en cinéma »[14]. Cette demande lui est ensuite refusée et Alessandri réalise son film[14].
La production lui a ensuite envoyé un employé de l'institut de sondage Soffres[14], à qui il propose trois questions pour le sondage – comme c’est la règle auprès de chacun des protagonistes, la troisième étant « la bourgeoisie et les dirigeants français sont-ils qualifiés pour opérer une tâche de redressement moral ? »[14].
Le 7 décembre il a rendez-vous avec trois des producteurs, dont Alain Duhamel, qui visionne son fim et lui « demande, sans trop de vigueur, de modifier la petite phrase sur Pompidou »[14]. Clavel lui répond « qu’il ne saurait en être question »[14]. Le montage est terminé trois jours avant l’émission, Alessandri et la monteuse, Raly Mely, contents du travail, lui « suggérèrent avec force de passer, si possible, en premier »[14].
Le jour de l'émission, à la mi-journée, la production lui demande de consentir à la coupure de l'expression qui fâche, au sujet de « l'aversion » qu'il prête à Pompidou pour la Résistance[14]. Refusant, il est prévenu que cela sera fait « d’autorité », en lui suggérant de « protester »[14].
Trois heures avant l'émission, Maurice Clavel demande à Jean-Claude Vernier de passer en son nom deux télégrammes, au contenu identique, adressés à À Armes égales, disant « Confirme mon opposition totale à la moindre censure de mon film »[14]. Vers huit heures moins dix, quai Kennedy, il apprend par Alessandri, dans le hall attenant au studio 101, que la censure sera bien effectuée et en entrant dans le studio il déclare à Jean Daniel, au passage, « ça va saigner »[14] puis trois minutes environ avant le début se met à rédiger un texte[14]. Il reprend un passage trouvé dans un article de Laurent Salini, dans L’Humanité[14] : « Il est strictement inadmissible qu’un texte politique, commentant une déclaration politique, et de toute évidence clairement pris en compte par son auteur, puisse être censuré, comme ce fut le cas. La censure ne frapperait-elle qu’un seul mot, elle est tout aussi inacceptable que si elle frappait une page. »[14].
Déroulement de l'émission
modifierLe film de Maurice Clavel s'achevait sur une série d'invocations qui étaient autant d'appels à ce qu'il a appelé lui-même « le soulèvement de la vie », observe Le Monde[16]. Les coupures dans le film sont brèves et liées aux sentiments de Georges Pompidou envers la Résistance.
Les deux débatteurs étaient censés répondre ensuite aux questions que leur poseraient un psychiatre, un éducateur, un professeur, un prêtre, un jeune syndicaliste et une militante pour le Mouvement de libération des femmes[17].
Le débat n'a pas eu lieu : Maurice Clavel quitte le plateau de façon prématurée avant qu'il ne commence en lançant la formule « Messieurs les censeurs, bonsoir ! ».
Analyses et réactions
modifierPresse
modifierL'événement fait la une des journaux, provoque les jugements les plus contradictoires, déchaîne les fureurs et les passions[18]. Deux semaines après l'événement, on la retrouve à la une du Nouvel Obs le 28 décembre 1971[19]. La formule est jugée « digne d'une repartie du théâtre hugolien »[19].
L'académicien Pierre Viansson-Ponté, éditorialiste dans Le Monde, salue le surlendemain « l'étonnant, le prodigieux, le fracassant "A armes égales" ! »[20]. « Dès les premières images, on sent bien que quelque chose accroche, que cela n'ira pas tout seul », observe-t-il[20], en notant qu'« il est rare que les duellistes d'"à armes égales" commentent et contestent le sondage d'opinion qui préface l'émission »[20].
Téléspectateurs
modifierL'ORTF a reçu de « gigantesques » quantités de courrier après l'émission. Parmi les réactions dès les jours suivants, le témoignage de « plusieurs travailleurs manuels du bâtiment », publié dans Le Monde. Ils se disent représentatifs de « ceux qui jamais n'ont eu la possibilité d'accéder aux antennes de la TV » et qui affirment avoir « à travers Clavel », retrouvé « un peu de mai 68 ». Ils saluent « l'acte violent et révolutionnaire de Maurice Clavel, refusant de dialoguer avec les châtreurs d'idées et de pensées »[21].
Auteur
modifierL'Agence de presse APL « connait un moment de gloire », ce soir-là, selon son fondateur et président Maurice Clavel, grâce à un « coup énorme » et un « moment très important »[22], préparé la veille avec Jean-Claude Vernier de l'APL[22]. Clavel précise à l'antenne qu'il est codirecteur de l'APL avec Jean-Paul Sartre[22]. L'épisode entraine dans cette mouvance un « clivage » entre l'APL et son responsable Jean-Claude Vernier, s'opposant à Serge July et les autres dirigeants maoïstes[23], les seconds, habitués à se servir des médias de manière moins conflictuelle, méprisant les premiers[24].
Producteurs de l'émission
modifier« Nous avons été maladroits, mais ni malhonnêtes, ni hypocrites, ni lâches » écrivent Alain Duhamel, André Campana, Igor Barrère, Jean-Pierre Alessandri, Guy Claisse, au nom des producteurs de l'émission dans Le Monde du 21 décembre 1971, huit jours après l'émission, qui continue à faire réagir de partout[18], en reconnaissant que le « départ spectaculaire et, pour nous, inattendu de Maurice Clavel [a] embrasé l'opinion, [le] gigantesque courrier que nous avons reçu et continuons à recevoir en témoigne »[18].
Cette réaction des producteurs de l'émission fait profil bas en déclarant qu'il y a « un point, un seul, sur lequel Maurice Clavel et nous sommes d'accord : couper un mot, une phrase, un paragraphe ou un texte entier revient strictement au même. C'est un principe qui est en jeu »[18]. Leur texte insiste sur le fait qu'aucun des quarante films réalisés pour les vingt numéros de l'émission n'avait jusqu'ici été coupé[18].
Historiens et responsables de médias
modifier« Ce fut un grand moment », selon l'historien Jean-Noël Jeanneney, car à « cette époque, les programmes étaient moins surveillés que l'information, qui était totalement verrouillée »[25]. Pour Mathieu Gallet, président de l’INA, il s'agit d'un des exemples connus de la censure télévisuelle qui jalonna la Ve République[26].
Suites
modifierL'Agence de presse APL, dirigée par Maurice Clavel, « connait un moment de gloire » ce soir-là puis un second deux mois après en révélant des photos de la mort de Pierre Overney qui contredisent la version officielle. Un photographe de l'APL[27] a en effet pris des photographies, dont celles du meurtre[28]. Ses photos montrent que Pierre Overney était à vingt mètres de son meurtrier, un agent de sécurité de Renault[29] alors que l'information officielle diffusée jusque là par Renault et reprise par les médias indiquait le contraire, en parlant de légitime défense[30]. Les militants de l'APL ont alors « foncé dans toutes les rédactions » pour faire diffuser ces photos[29]. Hervé Chabalier et Philippe Gildas ont décidé de passer les photos au 20 heures de la première chaîne[29]. L'AFP s'est retrouvée prise en flagrant délit de diffusion d'une information encore non recoupée[29] dans cette affaire, provoquant une émotion "considérable"[29],[30]. L’Agence de presse libération (APL), qui diffuse les photos, verra sa notoriété bondir instantanément[30]. Moins d'un an après, son succès encourage la création du quotidien Libération. L'affaire à aussi beaucoup agacés les cercles du pouvoir. Peu après, le secrétaire d'État Philippe Malaud voit dans l'ORTF un "soviet de maboul"[13].
Dans la culture populaire
modifierCet événement a donné son nom à un documentaire réalisé par Valérie Manns en 2016, qui explore les formes nouvelles de la censure dans les domaines de l’art et de l’information[1], diffusé le 21 mars sur France2 .
Bibliographie
modifier- François Samuelson, Il était une fois Libé, éditions du Seuil, 1979 ; réédition en 2007, augmenté de cinq entretiens inédits, Flammarion (ISBN 978-2-0812-0432-4)
- Messieurs les censeurs, bonsoir ! - Maurice Clavel ou l'insurrection permanente, livre de Gérard Calmettes, chez l'Éditeur Michalon en 2005.
- Le Placard aux chimères par Roger Gicquel, aux Editions Plon en 1987.
Références
modifier- Documentaire de Valérie Manns [1]
- Philippe Artières, « Messieurs les censeurs, bonsoir ! L’affaire Clavel à la télévision le 13 décembre 1971 » [audio], sur France Inter, (consulté le )
- « Question - Guichet du Savoir », sur www.guichetdusavoir.org (consulté le )
- Thierry Ardisson, Cyril Drouhet et Joseph Vebret, Dictionnaire des provocateurs, Place des éditeurs, , 442 p. (ISBN 978-2-259-21285-4, lire en ligne)
- Xavier Patier, Demain, la France - Tombeaux de Mauriac, Michelet, de Gaulle, Editions du Cerf, , 135 p. (ISBN 978-2-204-13638-9, lire en ligne)
- Stéphane De Groodt et Christophe Debacq, Le livre de la jongle - Les expressions de la langue française revisitées par Stéphane De Groodt, Place des éditeurs, (ISBN 978-2-259-24884-6, lire en ligne)
- "JEAN ROYER ET MAURICE CLAVEL A "ARMES ÉGALES" dans Le Monde le 14 décembre 1971 [2]
- "Eloge du non", par Fabienne Deval aux Editions du Rocher en 2012 [3]
- Enquête historique dans Télérama [4]
- Soulèvement de la vie DOCUMENTAIRE Réalisé par Maurice Clavel et Joris Ivens. Écrit par Maurice Clavel, filmé par Joris Ivens en 1968, durée de 30 minutes. Noir & Blanc
- Analyse d'Antoine Meirieu [5]
- Rémi Guillot, « Les réseaux d’information maoïstes et l’affaire de Bruay-en-Artois », Les Cahiers du journalisme, no 17, , p. 218
- Giquel.
- "Messieurs les censeurs, bonsoir !", par Maurice Clavel, dans Le Nouvel Observateur' du 20 décembre 1971 [6]
- "L'affaire Le Mire", le 17 mai 1971 par Maurice Clavel, dans Le Nouvel Observateur [7]
- "L'appel au " soulèvement de la vie", dans Le Monde du 15 décembre 1971 [8]
- "JEAN ROYER ET MAURICE CLAVEL A " ARMES ÉGALES" dans Le Monde le 14 décembre 1971 [9]
- "Nous avons été maladroits, mais ni malhonnêtes, ni hypocrites, ni lâches" écrivent les producteurs de l'émission, dans Le Monde du 21 décembre 1971 [10]
- "Dictionnaire égoïste du panache français" par François Cérésa aux Éditions du Cherche Midi en 2023 [11]
- "La liberté ne se divise pas", par Pierre Viansson-Ponté dans Le Monde le 15 décembre 1971 [12]
- "Des appréciations diverses du départ de M. Maurice Clavel" dans Le Monde le 25 décembre 1971 [13]
- Samuelson, p. 392.
- Samuelson, p. 419.
- Samuelson, p. 418.
- L'INA ouvre les portes de l'enfer" par Daniel Psenny, dans Le Monde du 23 mai 2013 [14]
- "L’enfer de l’ORTF" par Joël Raffier, dans Sud-Ouest le 11/09/2013 [15]
- A.P.L. : Agence de Presse Libération, ayant porté en germe le futur quotidien, Libération.
- Photos APL de l'incident.
- «Tout dire à des gens qui veulent tout savoir. L'expérience de l'Agence Presse Libération : entretien avec Jean-Claude Verniere, propos recueillis par André Gattolin et Guy Lochard les 19 et 20 novembre 2007 pour Médiamorphoses [16]
- "Tombés pour les maos", par Édouard Launet, dans Libération du 18 novembre 2008