Colette, Trois-six-neuf dans Livre:Colette - Trois-six-neuf, 1997.djvu 1944
Finale de TROIS-SIX-NEUF
…
Où sont tous ces anciens promeneurs des arcades, nés de la nuit, rassurés par elle ? Où, l’homme grand, gris, dont le visage blanchâtre paraissait enduit d’un maquillage étrange, à moins que ce ne fût d’un mal farineux ? Il cherchait l’ombre des piliers, et je n’ai jamais su quelle sorte d’espoir ou de vice il pouvait nourrir.
De temps en temps une ville comme la nôtre voit son écume se résorber, ses mofettes déplacer leurs poches fétides. Paris brusquement se vomit, dissout une part honteuse de ses attraits, mêle à une chasteté inconstante des vertus tenaces. Le chemin le plus foulé du Palais-Royal mène à Notre-Dame-des-Victoires. C’est une église où, comme à la fontaine du village, toutes les soifs vont boire. L’écaillère relève un coin de son tablier bleu et fait visite cinq minutes, en voisine, à Notre-Dame. Le garçon livreur grisonnant pose son paquet, allume son cierge, se signe et sort. Personne n’a scrupule de donner à la Vierge couronnée un court loisir, une oraison accélérée. Une mince jeune femme est assidue, prie le visage dans ses mains : c’est Gaby Morlay, qui vient d’un lointain quartier accomplir une neuvaine à son église préférée.
Le temps de marcher deux cents pas, de couper au plus court par la « clinique des cravates » et un bout de la galerie Vivienne, et je plante comme tout le monde une petite flamme sur une épine du buisson ardent. L’église est chaude de suppliques, de cierges et de gratitude. Entre les offices le silence y est grand, mais chaque pierre est gravée, et parle. Que de cires et de larmes…
Pendant que j’écris, les hirondelles sifflent et proclament sur le jardin leur récente arrivée. Elles ne pensent pas qu’elles repartiront à l’automne. Et moi ?… Je suis bien loin de souhaiter un départ. Ai-je encore affaire, quelque part dans Paris, avec le plombier et ses suppôts adolescents, les papillotes de bois frisées qui s’échappent du rabot, les clous dits « cavaliers », l’ourlet du rideau sorti, l’ourlet du rideau rentré, la valse chantée par le peintre, l’ « où suis-je ? » du premier réveil ?… Tout me retient ici. Mais l’hirondelle ne sait pas qu’elle partira à l’automne. Pourquoi passerais-je, en sagesse, le plus migrateur des oiseaux ?