Éloge de Richardson
auteur des romans de Paméla, de Clarisse et de Grandisson.
Par un roman, on a entendu jusqu’à ce jour un tissu d’événements chimériques et frivoles, dont la lecture était dangereuse pour le goût et pour les mœurs. Je voudrais bien qu’on trouvât un autre nom pour les ouvrages de Richardson, qui élèvent l’esprit, qui touchent l’âme, qui respirent partout l’amour du bien, et qu’on appelle aussi des romans.
Tout ce que Montaigne, Charron, La Rochefoucauld et Nicole ont mis en maximes, Richardson l’a mis en action. Mais un homme d’esprit, qui lit avec réflexion les ouvrages de Richardson, refait la plupart des sentences des moralistes ; et avec toutes ces sentences il ne referait pas une page de Richardson.
Une maxime est une règle abstraite et générale de conduite dont on nous laisse l’application à faire. Elle n’imprime par elle-même aucune image sensible dans notre esprit : mais celui qui agit, on le voit, on se met à sa place ou à ses côtés, on se passionne pour ou contre lui ; on s’unit à son rôle, s’il est vertueux ; on s’en écarte avec indignation, s’il est injuste et vicieux. Qui est-ce que le caractère d’un Lovelace, d’un Tomlinson, n’a pas fait frémir ? Qui est-ce qui n’a pas été frappé d’horreur du ton pathétique et vrai, de l’air de candeur et de dignité, de l’art profond avec lequel celui-ci joue toutes les vertus ? Qui est-ce qui ne s’est pas dit au fond de son cœur qu’il faudrait fuir de la société et se réfugier au fond des forêts, s’il y avait un certain nombre d’hommes d’une pareille dissimulation ?
Ô Richardson ! on prend, malgré qu’on en ait, un rôle dans tes ouvrages, on se mêle à la conversation, on approuve, on blâme, on admire, on s’irrite, on s’indigne. Combien de fois ne me suis-je pas surpris, comme il est arrivé à des enfants qu’on avait menés au spectacle pour la première fois, criant : Ne le croyez pas, il vous trompe… Si vous allez là, vous êtes perdu. Mon âme était tenue dans une agitation perpétuelle. Combien j’étais bon ! combien j’étais juste ! que j’étais satisfait de moi ! J’étais, au sortir de ta lecture, ce qu’est un homme à la fin d’une journée qu’il a employée à faire le bien.
J’avais parcouru dans l’intervalle de quelques heures un
grand nombre de situations, que la vie la plus longue offre à
peine dans toute sa durée. J’avais entendu les vrais discours
des passions ; j’avais vu les ressorts de l’intérêt et de l’amour-propre jouer en cent façons diverses ; j’étais devenu spectateur
d’une multitude d’incidents, je sentais que j’avais acquis de
l’expérience.
Cet auteur ne fait point couler le sang le long des lambris ; il ne vous transporte point dans des contrées éloignées ; il ne vous expose point à être dévoré par des sauvages ; il ne se renferme point dans des lieux clandestins de débauche ; il ne se perd jamais dans les régions de la féerie. Le monde où nous vivons est le lieu de la scène ; le fond de son drame est vrai ; ses personnages ont toute la réalité possible ; ses caractères sont pris du milieu de la société ; ses incidents sont dans les mœurs de toutes les nations policées ; les passions qu’il peint sont telles que je les éprouve en moi ; ce sont les mêmes objets qui les émeuvent, elles ont l’énergie que je leur connais ; les traverses et les afflictions de ses personnages sont de la nature de celles qui me menacent sans cesse ; il me montre le cours général des choses qui m’environnent. Sans cet art, mon âme se pliant avec peine à des biais chimériques, l’illusion ne serait que momentanée et l’impression faible et passagère.
Qu’est-ce que la vertu ? C’est, sous quelque face qu’on la considère, un sacrifice de soi-même. Le sacrifice que l’on fait de soi-même en idée est une disposition préconçue à s’immoler en réalité.
Richardson sème dans les cœurs des germes de vertu qui y restent d’abord oisifs et tranquilles : ils y sont secrètement, jusqu’à ce qu’il se présente une occasion qui les remue et les fasse éclore. Alors ils se développent ; on se sent porter au bien avec une impétuosité qu’on ne se connaissait pas. On éprouve, à l’aspect de l’injustice, une révolte qu’on ne saurait s’expliquer à soi-même. C’est qu’on a fréquenté Richardson ; c’est qu’on a conversé avec l’homme de bien, dans des moments où l’âme désintéressée était ouverte à la vérité.
Je me souviens encore de la première fois que les ouvrages de Richardson tombèrent entre mes mains : j’étais à la campagne. Combien cette lecture m’affecta délicieusement ! À chaque instant, je voyais mon bonheur s’abréger d’une page. Bientôt j’éprouvai la même sensation qu’éprouveraient des hommes d’un commerce excellent qui auraient vécu ensemble pendant longtemps et qui seraient sur le point de se séparer. À la fin, il me sembla tout à coup que j’étais resté seul. Cet auteur vous ramène sans cesse aux objets importants de la vie. Plus on le lit, plus on se plaît à le lire.
C’est lui qui porte le flambeau au fond de la caverne ; c’est lui qui apprend à discerner les motifs subtils et déshonnêtes qui se cachent et se dérobent sous d’autres motifs qui sont honnêtes et qui se hâtent de se montrer les premiers. Il souffle sur le fantôme sublime qui se présente à l’entrée de la caverne ; et le More hideux qu’il masquait s’aperçoit.
C’est lui qui sait faire parler les passions, tantôt avec cette violence qu’elles ont lorsqu’elles ne peuvent plus se contraindre ; tantôt avec ce ton artificieux et modéré qu’elles affectent en d’autres occasions.
C’est lui qui fait tenir aux hommes de tous les états, de toutes les conditions, dans toute la variété des circonstances de la vie, des discours qu’on reconnaît. S’il est au fond de l’âme du personnage qu’il introduit un sentiment secret, écoutez bien, et vous entendrez un ton dissonant qui le décèlera. C’est que Richardson a reconnu que le mensonge ne pouvait jamais ressembler parfaitement à la vérité, parce qu’elle est la vérité, et qu’il est le mensonge.
S’il importe aux hommes d’être persuadés qu’indépendamment de toute considération ultérieure à cette vie, nous n’avons rien de mieux à faire pour être heureux que d’être vertueux, quel service Richardson n’a-t-il pas rendu à l’espèce humaine ? Il n’a point démontré cette vérité ; mais il l’a fait sentir : à chaque ligne il fait préférer le sort de la vertu opprimée au sort du vice triomphant. Qui est-ce qui voudrait être Lovelace avec tous ses avantages ? Qui est-ce qui ne voudrait pas être Clarisse, malgré toutes ses infortunes ?
Souvent j’ai dit en le lisant : Je donnerais volontiers ma vie pour ressembler à celle-ci ; j’aimerais mieux être mort que d’être celui-là.
Si je sais, malgré les intérêts qui peuvent troubler mon jugement, distribuer mon mépris ou mon estime selon la juste mesure de l’impartialité, c’est à Richardson que je le dois. Mes amis, relisez-le, et vous n’exagérerez plus de petites qualités qui vous sont utiles ; vous ne déprimerez plus de grands talents qui vous croisent ou qui vous humilient.
Hommes, venez apprendre de lui à vous réconcilier avec les maux de la vie ; venez, nous pleurerons ensemble sur les personnages malheureux de ses fictions, et nous dirons : « Si le sort nous accable, du moins les honnêtes gens pleureront aussi sur nous. » Si Richardson s’est proposé d’intéresser, c’est pour les malheureux. Dans son ouvrage, comme dans ce monde, les hommes sont partagés en deux classes ; ceux qui jouissent et ceux qui souffrent. C’est toujours à ceux-ci qu’il m’associe ; et, sans que je m’en aperçoive, le sentiment de la commisération s’exerce et se fortifie.
Il m’a laissé une mélancolie qui me plaît et qui dure ; quelquefois on s’en aperçoit, et l’on me demande : « Qu’avez-vous ? vous n’êtes pas dans votre état naturel ; que vous est-il arrivé ? » On m’interroge sur ma santé, sur ma fortune, sur mes parents, sur mes amis. Ô mes amis ! Paméla, Clarisse et Grandisson sont trois grands drames ! Arraché à cette lecture par des occupations sérieuses, j’éprouvais un dégoût invincible ; je laissais là le devoir, et je reprenais le livre de Richardson. Gardez-vous bien d’ouvrir ces ouvrages enchanteurs, lorsque vous aurez quelques devoirs à remplir.
Qui est-ce qui a lu les ouvrages de Richardson sans désirer de connaître cet homme, de l’avoir pour frère ou pour ami ? Qui est-ce qui ne lui a pas souhaité toutes sortes de bénédictions ?
Ô Richardson, Richardson, homme unique à mes yeux, tu seras ma lecture dans tous les temps ! Forcé par des besoins pressants, si mon ami tombe dans l’indigence, si la médiocrité de ma fortune ne suffit pas pour donner à mes enfants les soins nécessaires à leur éducation, je vendrai mes livres ; mais tu me resteras, tu me resteras sur le même rayon avec Moïse, Homère, Euripide et Sophocle ; et je vous lirai tour à tour.
Plus on a l’âme belle, plus on a le goût exquis et pur, plus on connaît la nature, plus on aime la vérité, plus on estime les ouvrages de Richardson.
J’ai entendu reprocher à mon auteur ses détails qu’on appelait des longueurs : combien ces reproches m’ont impatienté !
Malheur à l’homme de génie qui franchit les barrières que l’usage et le temps ont prescrites aux productions des arts, et qui foule aux pieds le protocole et ses formules ! il s’écoulera de longues années après sa mort, avant que la justice qu’il mérite lui soit rendue.
Cependant, soyons équitables. Chez un peuple entraîné par mille distractions, où le jour n’a pas assez de ses vingt-quatre heures pour les amusements dont il s’est accoutumé de les remplir, les livres de Richardson doivent paraître longs. C’est par la même raison que ce peuple n’a déjà plus d’opéra, et qu’incessamment on ne jouera sur ses autres théâtres que des scènes détachées de comédie et de tragédie.
Mes chers concitoyens, si les romans de Richardson vous paraissent longs, que ne les abrégez-vous ? soyez conséquents. Vous n’allez guère à une tragédie que pour en voir le dernier acte. Sautez tout de suite aux vingt dernières pages de Clarisse.
Les détails de Richardson déplaisent et doivent déplaire à un homme frivole et dissipé ; mais ce n’est pas pour cet homme-là qu’il écrivait ; c’est pour l’homme tranquille et solitaire, qui a connu la vanité du bruit et des amusements du monde, et qui aime à habiter l’ombre d’une retraite, et à s’attendrir utilement dans le silence.
Vous accusez Richardson de longueurs ! Vous avez donc oublié combien il en coûte de peines, de soins, de mouvements, pour faire réussir la moindre entreprise, terminer un procès, conclure un mariage, amener une réconciliation. Pensez de ces détails ce qu’il vous plaira ; mais ils seront intéressants pour moi, s’ils sont vrais, s’ils font sortir les passions, s’ils montrent les caractères.
Ils sont communs, dites-vous ; c’est ce qu’on voit tous les jours ! Vous vous trompez ; c’est ce qui se passe tous les jours sous vos yeux, et que vous ne voyez jamais. Prenez-y garde ; vous faites le procès aux plus grands poëtes, sous le nom de Richardson. Vous avez vu cent fois le coucher du soleil et le lever des étoiles ; vous avez entendu la campagne retentir du chant éclatant des oiseaux ; mais qui de vous a senti que c’était le bruit du jour qui rendait le silence de la nuit plus touchant ? Eh bien ! il en est pour vous des phénomènes moraux ainsi que des phénomènes physiques : les éclats des passions ont souvent frappé vos oreilles ; mais vous êtes bien loin de connaître tout ce qu’il y a de secrets dans leurs accents et dans leurs expressions. Il n’y en a aucune qui n’ait sa physionomie ; toutes ces physionomies se succèdent sur un visage, sans qu’il cesse d’être le même ; et l’art du grand poëte et du grand peintre est de vous montrer une circonstance fugitive qui vous avait échappé.
Peintres, poètes, gens de goût, gens de bien, lisez Richardson ; lisez-le sans cesse.
Sachez que c’est à cette multitude de petites choses que tient l’illusion : il y a bien de la difficulté à les imaginer ; il y en a bien encore à les rendre. Le geste est quelquefois aussi sublime que le mot ; et puis ce sont toutes ces vérités de détail qui préparent l’âme aux impressions fortes des grands événements. Lorsque votre impatience aura été suspendue par ces délais momentanés qui lui servaient de digues, avec quelle impétuosité ne se répandra-t-elle pas au moment où il plaira au poëte de les rompre ! C’est alors qu’affaissé de douleur ou transporté de joie, vous n’aurez plus la force de retenir vos larmes prêtes à couler, et de vous dire à vous-même : Mais peut-être que cela n’est pas vrai. Cette pensée a été éloignée de vous peu à peu ; et elle est si loin qu’elle ne se présentera pas.
Une idée qui m’est venue quelquefois en rêvant aux ouvrages de Richardson, c’est que j’avais acheté un vieux château ; qu’en visitant un jour ses appartements, j’avais aperçu dans un angle une armoire qu’on n’avait pas ouverte depuis longtemps, et que, l’ayant enfoncée, j’y avais trouvé pêle-mêle les lettres de Clarisse et de Paméla. Après en avoir lu quelques-unes, avec quel empressement ne les aurais-je pas arrangées par ordre de dates ! Quel chagrin n’aurais-je pas ressenti, s’il y avait eu quelque lacune entre elles ! Croit-on que j’eusse souffert qu’une main téméraire (j’ai presque dit sacrilège) en eût supprimé une ligne ?
Vous qui n’avez lu les ouvrages de Richardson que dans votre élégante traduction française[1], et qui croyez les connaître, vous vous trompez.
Vous ne connaissez pas Lovelace ; vous ne connaissez pas Clémentine ; vous ne connaissez pas l’infortunée Clarisse ; vous ne connaissez pas miss Howe, sa chère et tendre miss Howe, puisque vous ne l’avez point vue échevelée et étendue sur le cercueil de son amie, se tordant les bras, levant ses yeux noyés de larmes vers le ciel, remplissant la demeure des Harlove de ses cris aigus, et chargeant d’imprécations toute cette famille cruelle ; vous ignorez l’effet de ces circonstances que votre petit goût supprimerait, puisque vous n’avez pas entendu le son lugubre des cloches de la paroisse, porté par le vent sur la demeure des Harlove, et réveillant dans ces âmes de pierre le remords assoupi ; puisque vous n’avez pas vu le tressaillement qu’ils éprouvèrent au bruit des roues du char qui portait le cadavre de leur victime. Ce fut alors que le silence morne, qui régnait au milieu d’eux, fut rompu par les sanglots du père et de la mère ; ce fut alors que le vrai supplice de ces méchantes âmes commença, et que les serpents se remuèrent au fond de leur cœur, et le déchirèrent. Heureux ceux qui purent pleurer !
J’ai remarqué que, dans une société où la lecture de Richardson se faisait en commun ou séparément, la conversation en devenait plus intéressante et plus vive.
J’ai entendu, à l’occasion de cette lecture, les points les plus importants de la morale et du goût discutés et approfondis.
J’ai entendu disputer sur la conduite de ses personnages, comme sur des événements réels ; louer, blâmer Paméla, Clarisse, Grandisson, comme des personnages vivants qu’on aurait connus, et auxquels on aurait pris le plus grand intérêt.
Quelqu’un d’étranger à la lecture qui avait précédé et qui avait amené la conversation, se serait imaginé, à la vérité et à la chaleur de l’entretien, qu’il s’agissait d’un voisin, d’un parent, d’un ami, d’un frère, d’une sœur.
Le dirai-je ?… J’ai vu, de la diversité des jugements, naître des haines secrètes, des mépris cachés, en un mot, les mêmes divisions entre des personnes unies, que s’il eût été question de l’affaire la plus sérieuse. Alors, je comparais l’ouvrage de Richardson à un livre plus sacré encore, à un évangile apporté sur la terre pour séparer l’époux de l’épouse, le père du fils, la fille de la mère, le frère de la sœur ; et son travail rentrait ainsi dans la condition des êtres les plus parfaits de la nature. Tous sortis d’une main toute-puissante et d’une intelligence infiniment sage, il n’y en a aucun qui ne pèche par quelque endroit. Un bien présent peut être dans l’avenir la source d’un grand mal ; un mal, la source d’un grand bien.
Mais qu’importe, si, grâce à cet auteur, j’ai plus aimé mes semblables, plus aimé mes devoirs ; si je n’ai eu pour les méchants que de la pitié ; si j’ai conçu plus de commisération pour les malheureux, plus de vénération pour les bons, plus de circonspection dans l’usage des choses présentes, plus d’indifférence sur les choses futures, plus de mépris pour la vie, et plus d’amour pour la vertu ; le seul bien que nous puissions demander au ciel, et le seul qu’il puisse nous accorder, sans nous châtier de nos demandes indiscrètes !
Je connais la maison des Harlove comme la mienne ; la demeure de mon père ne m’est pas plus familière que celle de Grandisson. Je me suis fait une image des personnages que l’auteur a mis en scène ; leurs physionomies sont là : je les reconnais dans les rues, dans les places publiques, dans les maisons ; elles m’inspirent du penchant ou de l’aversion. Un des avantages de son travail, c’est qu’ayant embrassé un champ immense, il subsiste sans cesse sous mes yeux quelque portion de son tableau. Il est rare que j’aie trouvé six personnes rassemblées, sans leur attacher quelques-uns de ses noms. Il m’adresse aux honnêtes gens, il m’écarte des méchants ; il m’a appris à les reconnaître à des signes prompts et délicats. Il me guide quelquefois, sans que je m’en aperçoive.
Les ouvrages de Richardson plairont plus ou moins à tout homme, dans tous les temps et dans tous les lieux ; mais le nombre des lecteurs qui en sentiront tout le prix ne sera jamais grand : il faut un goût trop sévère ; et puis, la variété des événements y est telle, les rapports y sont si multipliés, la conduite en est si compliquée, il y a tant de choses préparées, tant d’autres sauvées, tant de personnages, tant de caractères ! À peine ai-je parcouru quelques pages de Clarisse, que je compte déjà quinze ou seize personnages ; bientôt le nombre se double. Il y en a jusqu’à quarante dans Grandisson ; mais ce qui confond d’étonnement, c’est que chacun a ses idées, ses expressions, son ton ; et que ces idées, ces expressions, ce ton varient selon les circonstances, les intérêts, les passions, comme on voit sur un même visage les physionomies diverses des passions se succéder. Un homme qui a du goût ne prendra point une lettre de Mme Norton pour la lettre d’une des tantes de Clarisse, la lettre d’une tante pour celle d’une autre tante ou de Mme Howe, ni un billet de Mme Howe pour un billet de Mme Harlove, quoiqu’il arrive que ces personnages soient dans la même position, dans les mêmes sentiments, relativement au même objet. Dans ce livre immortel, comme dans la nature au printemps, on ne trouve point deux feuilles qui soient d’un même vert. Quelle immense variété de nuances ! S’il est difficile à celui qui lit de les saisir, combien n’a-t-il pas été difficile à l’auteur de les trouver et de les peindre !
Ô Richardson ! j’oserai dire que l’histoire la plus vraie est pleine de mensonges, et que ton roman est plein de vérités. L’histoire peint quelques individus ; tu peins l’espèce humaine : l’histoire attribue à quelques individus ce qu’ils n’ont ni dit, ni fait ; tout ce que tu attribues à l’homme, il l’a dit et fait : l’histoire n’embrasse qu’une portion de la durée, qu’un point de la surface du globe ; tu as embrassé tous les lieux et tous les temps. Le cœur humain, qui a été, est et sera toujours le même, est le modèle d’après lequel tu copies. Si l’on appliquait au meilleur historien une critique sévère, y en a-t-il aucun qui la soutînt comme toi ? Sous ce point de vue, j’oserai dire que souvent l’histoire est un mauvais roman ; et que le roman, comme tu l’as fait, est une bonne histoire. Ô peintre de la nature ! c’est toi qui ne mens jamais.
Je ne me lasserai point d’admirer la prodigieuse étendue de tête qu’il t’a fallu, pour conduire des drames de trente à quarante personnages, qui tous conservent si rigoureusement les caractères que tu leur as donnés ; l’étonnante connaissance des lois, des coutumes, des usages, des mœurs, du cœur humain, de la vie ; l’inépuisable fonds de morale, d’expériences, d’observations qu’ils te supposent.
L’intérêt et le charme de l’ouvrage dérobent l’art de Richardson à ceux qui sont le plus faits pour l’apercevoir. Plusieurs fois j’ai commencé la lecture de Clarisse pour me former ; autant de fois j’ai oublié mon projet à la vingtième page ; j’ai seulement été frappé, comme tous les lecteurs ordinaires, du génie qu’il y a à avoir imaginé une jeune fille remplie de sagesse et de prudence, qui ne fait pas une seule démarche qui ne soit fausse, sans qu’on puisse l’accuser, parce qu’elle a des parents inhumains et un homme abominable pour amant ; à avoir donné à cette jeune prude l’amie la plus vive et la plus folle, qui ne dit et ne fait rien que de raisonnable, sans que la vraisemblance en soit blessée ; à celle-ci un honnête homme pour amant, mais un honnête homme empesé et ridicule que sa maîtresse désole, malgré l’agrément et la protection d’une mère qui l’appuie ; à avoir combiné dans ce Lovelace les qualités les plus rares, et les vices les plus odieux, la bassesse avec la générosité, la profondeur et la frivolité, la violence et le sang-froid, le bon sens et la folie ; à en avoir fait un scélérat qu’on hait, qu’on aime, qu’on admire, qu’on méprise, qui vous étonne sous quelque forme qu’il se présente, et qui ne garde pas un instant la même. Et cette foule de personnages subalternes, comme ils sont caractérisés ! combien il y en a ! Et ce Belford avec ses compagnons, et Mme Howe et son Hickman, et Mme Norton, et les Harlove père, mère, frère, sœurs, oncles et tantes, et toutes les créatures qui peuplent le lieu de débauche ! Quels contrastes d’intérêts et d’humeurs ! comme tous agissent et parlent ! Comment une jeune fille, seule contre tant d’ennemis réunis, n’aurait-elle pas succombé ! Et encore quelle est sa chute !
Ne reconnaît-on pas sur un fond tout divers la même variété de caractères, la même force d’événements et de conduite dans Grandisson ?
Paméla est un ouvrage plus simple, moins étendu, moins intrigué ; mais y a-t-il moins de génie ? Or, ces trois ouvrages, dont un seul suffirait pour immortaliser, un seul homme les a faits.
Depuis qu’ils me sont connus, ils ont été ma pierre de touche ; ceux à qui ils déplaisent sont jugés pour moi. Je n’en ai jamais parlé à un homme que j’estimasse, sans trembler que son jugement ne se rapportât pas au mien. Je n’ai jamais rencontré personne qui partageât mon enthousiasme, que je n’aie été tenté de le serrer entre mes bras et de l’embrasser.
Richardson n’est plus. Quelle perte pour les lettres et pour l’humanité ! Cette perte m’a touché comme s’il eût été mon frère. Je le portais en mon cœur sans l’avoir vu, sans le connaître que par ses ouvrages.
Je n’ai jamais rencontré un de ses compatriotes, un des miens qui eût voyagé en Angleterre, sans lui demander : « Avez-vous vu le poëte Richardson ? » Ensuite : « Avez-vous vu le philosophe Hume ? »
Un jour, une femme d’un goût et d’une sensibilité peu commune, fortement préoccupée de l’histoire de Grandisson qu’elle venait de lire, dit à un de ses amis qui partait pour Londres : « Je vous prie de voir de ma part miss Émilie, M. Belford, et surtout miss Howe, si elle vit encore. »
Une autre fois, une femme de ma connaissance qui s’était engagée dans un commerce de lettres qu’elle croyait innocent, effrayée du sort de Clarisse, rompit ce commerce tout au commencement de la lecture de cet ouvrage.
Est-ce que deux amies ne se sont pas brouillées, sans qu’aucun des moyens que j’ai employés pour les rapprocher m’ait réussi, parce que l’une méprisait l’histoire de Clarisse, devant laquelle l’autre était prosternée !
J’écrivis à celle-ci, et voici quelques endroits de sa réponse :
« La piété de Clarisse l’impatiente ! Eh quoi ! veut-elle donc qu’une jeune fille de dix-huit ans, élevée par des parents vertueux et chrétiens, timide, malheureuse sur la terre, n’ayant guère d’espérance de voir améliorer son sort que dans une autre vie, soit sans religion et sans foi ? Ce sentiment est si grand, si doux, si touchant en elle ; ses idées de religion sont si saines et si pures ; ce sentiment donne à son caractère une nuance si pathétique ! Non, non, vous ne me persuaderez jamais que cette façon de penser soit d’une âme bien née.
« Elle rit, quand elle voit cette enfant désespérée de la malédiction de son père ! Elle rit, et c’est une mère. Je vous dis que cette femme ne peut jamais être mon amie : je rougis qu’elle l’ait été. Vous verrez que la malédiction d’un père respecté, une malédiction qui semble s’être déjà accomplie en plusieurs points importants, ne doit pas être une chose terrible pour un enfant de ce caractère ! Et qui sait si Dieu ne ratifiera pas dans l’éternité la sentence prononcée par son père ?
« Elle trouve extraordinaire que cette lecture m’arrache des larmes ! Et ce qui m’étonne toujours, moi, quand je suis aux derniers instants de cette innocente, c’est que les pierres, les murs, les carreaux insensibles et froids sur lesquels je marche ne s’émeuvent pas et ne joignent pas leur plainte à la mienne. Alors tout s’obscurcit autour de moi ; mon âme se remplit de ténèbres ; et il me semble que la nature se voile d’un crêpe épais.
« À son avis, l’esprit de Clarisse consiste à faire des phrases, et lorsqu’elle en a pu faire quelques-unes, la voilà consolée. C’est, je vous l’avoue, une grande malédiction que de sentir et penser ainsi ; mais si grande, que j’aimerais mieux tout à l’heure que ma fille mourût entre mes bras que de l’en savoir frappée. Ma fille !… Oui, j’y ai pensé, et je ne m’en dédis pas.
« Travaillez à présent, homme merveilleux, travaillez, consumez-vous : voyez la fin de votre carrière à l’âge où les autres commencent la leur, afin qu’on porte de vos chefs-d’œuvre des jugements pareils ! Nature, prépare pendant des siècles un homme tel que Richardson ; pour le douer, épuise-toi ; sois ingrate envers tes autres enfants, ce ne sera que pour un petit nombre d’âmes comme la mienne que tu l’auras fait naître ; et la larme qui tombera de mes yeux sera l’unique récompense de ses veilles. »
Et par postscript, elle ajoute : « Vous me demandez l’enterrement et le testament de Clarisse, et je vous les envoie ; mais je ne vous pardonnerais de ma vie d’en avoir fait part à cette femme. Je me rétracte : lisez-lui vous-même ces deux morceaux, et ne manquez pas de m’apprendre que ses ris ont accompagné Clarisse jusque dans sa dernière demeure, afin que mon aversion pour elle soit parfaite. »
Il y a, comme on voit, dans les choses de goût, ainsi que dans les choses religieuses, une espèce d’intolérance que je blâme, mais dont je ne me garantirais que par un effort de raison.
J’étais avec un ami, lorsqu’on me remit l’enterrement et le testament de Clarisse, deux morceaux que le traducteur français a supprimés, sans qu’on sache trop pourquoi. Cet ami est un des hommes les plus sensibles que je connaisse, et un des plus ardents fanatiques de Richardson : peu s’en faut qu’il ne le soit autant que moi. Le voilà qui s’empare des cahiers, qui se retire dans un coin et qui lit. Je l’examinais : d’abord je vois couler des pleurs, il s’interrompt, il sanglote ; tout à coup il se lève, il marche sans savoir où il va, il pousse des cris comme un homme désolé, et il adresse les reproches les plus amers à toute la famille des Harlove.
Je m’étais proposé de noter les beaux endroits des trois poëmes de Richardson ; mais le moyen ? Il y en a tant ! Je me rappelle seulement que la cent vingt-huitième lettre, qui est de Mme Harvey à sa nièce, est un chef-d’œuvre ; sans apprêt, sans art apparent, avec une vérité qui ne se conçoit pas, elle ôte à Clarisse toute espérance de réconciliation avec ses parents, seconde les vues de son ravisseur, la livre à sa méchanceté, la détermine au voyage de Londres, à entendre des propositions de mariage, etc. Je ne sais ce qu’elle ne produit pas : elle accuse la famille en l’excusant ; elle démontre la nécessité de la fuite de Clarisse, en la blâmant. C’est un des endroits entre beaucoup d’autres, où je me suis écrié : Divin Richardson ! Mais pour éprouver ce transport il faut commencer l’ouvrage et lire jusqu’à cet endroit.
J’ai crayonné dans mon exemplaire la cent vingt-quatrième lettre, qui est de Lovelace à son complice Léman, comme un morceau charmant : c’est là qu’on voit toute la folie, toute la gaieté, toute la ruse, tout l’esprit de ce personnage. On ne sait si l’on doit aimer ou détester ce démon. Comme il séduit ce pauvre domestique ! C’est le bon, c’est l’honnête Léman. Comme il lui peint la récompense qui l’attend ! Tu seras monsieur l’hôte de l’Ours blanc ; on appellera ta femme madame l’hôtesse. et puis en finissant : Je suis votre ami Lovelace. Lovelace ne s’arrête point à de petites formalités, quand il s’agit de réussir : tous ceux qui concourent à ses vues sont ses amis.
Il n’y avait qu’un grand maître qui pût songer à associer à Lovelace cette troupe d’hommes perdus d’honneur et de débauche, ces viles créatures qui l’irritent par des railleries, et l’enhardissent au crime. Si Belford s’élève seul contre son scélérat ami, combien il lui est inférieur ! Qu’il fallait de génie pour introduire et pour garder quelque équilibre entre tant d’intérêts opposés !
Et croit-on que ce soit sans dessein que l’auteur a supposé à son héros cette chaleur d’imagination, cette frayeur du mariage, ce goût effréné de l’intrigue et de la liberté, cette vanité démesurée, tant de qualités et de vices !
Poëtes, apprenez de Richardson à donner des confidents aux méchants, afin de diminuer l’horreur de leurs forfaits, en la divisant ; et, par la raison opposée, à n’en point donner aux honnêtes gens, afin de leur laisser tout le mérite de leur bonté. Avec quel art ce Lovelace se dégrade et se relève ! Voyez la lettre cent soixante-quinzième. Ce sont les sentiments d’un cannibale ; c’est le cri d’une bête féroce. Quatre lignes de postcript le transforment tout à coup en un homme de bien ou peu s’en faut.
Grandisson et Paméla sont aussi deux beaux ouvrages, mais je leur préfère Clarisse. Ici l’auteur ne fait pas un pas qui ne soit de génie.
Cependant on ne voit point arriver à la porte du lord le vieux père de Paméla, qui a marché toute la nuit ; on ne l’entend point s’adresser aux valets de la maison, sans éprouver les plus violentes secousses.
Tout l’épisode de Clémentine dans Grandisson est de la plus grande beauté.
Et quel est le moment où Clémentine et Clarisse deviennent deux créatures sublimes ? Le moment où l’une a perdu l’honneur et l’autre la raison.
Je ne me rappelle point, sans frisonner, l’entrée de Clémentine dans la chambre de sa mère, pâle, les yeux égarés, le bras ceint d’une bande, le sang coulant le long de son bras et dégouttant du bout de ses doigts, et son discours : Maman, voyez, c’est le vôtre. Cela déchire l’âme.
Mais pourquoi cette Clémentine est-elle si intéressante dans sa folie ? C’est que n’étant plus maîtresse des pensées de son esprit, ni des mouvements de son cœur, s’il se passait en elle quelque chose honteuse, elle lui échapperait. Mais elle ne dit pas un mot qui ne montre de la candeur et de l’innocence ; et son état ne permet pas de douter de ce qu’elle dit.
On m’a rapporté que Richardson avait passé plusieurs années dans la société, presque sans parler.
Il n’a pas eu toute la réputation qu’il méritait. Quelle passion que l’envie ! C’est la plus cruelle des Euménides : elle suit l’homme de mérite jusqu’au bord de sa tombe ; là, elle disparaît ; et la justice des siècles s’assied à sa place.
Ô Richardson ! si tu n’as pas joui de ton vivant de toute la réputation que tu méritais, combien tu seras grand chez nos neveux, lorsqu’ils te verront à la distance d’où nous voyons Homère ! Alors qui est-ce qui osera arracher une ligne de ton sublime ouvrage ? Tu as eu plus d’admirateurs encore parmi nous que dans ta patrie ; et je m’en réjouis. Siècles, hâtez-vous de couler et d’amener avec vous les honneurs qui sont dus à Richardson ! J’en atteste tous ceux qui m’écoutent : je n’ai point attendu l’exemple des autres pour te rendre hommage ; dès aujourd’hui j’étais incliné au pied de ta statue ; je t’adorais, cherchant au fond de mon âme des expressions qui répondissent à l’étendue de l’admiration que je te portais, et je n’en trouvais point. Vous qui parcourez ces lignes que j’ai tracées sans liaison, sans dessein et sans ordre, à mesure qu’elles m’étaient inspirées dans le tumulte de mon cœur, si vous avez reçu du ciel une âme plus sensible que la mienne, effacez-les. Le génie de Richardson a étouffé ce que j’en avais. Ses fantômes errent sans cesse dans mon imagination ; si je veux écrire, j’entends la plainte de Clémentine ; l’ombre de Clarisse m’apparaît ; je vois marcher devant moi Grandisson ; Lovelace me trouble, et la plume s’échappe de mes doigts. Et vous, spectres plus doux, Émilie, Charlotte, Paméla, chère miss Howe, tandis que je converse avec vous, les années du travail et de la moisson des lauriers se passent ; et je m’avance vers le dernier terme, sans rien tenter qui puisse me recommander aussi au temps à venir.
- ↑ Cette traduction de l’abbé Prévost (1751, 4 vol. in-12) était incomplète ; l’observation que fait ici Diderot poussa l’abbé à publier, en 1702, les Lettres posthumes et le Testament de Clarisse *, en les faisant accompagner de l’Éloge ci-dessus, qui reparut dans les éditions suivantes du roman complété (1766, 13 vol. in-12 ; 1777, etc.).
* Sous ce titre : Supplément aux Lettres anglaises de miss Clarisse Harlove.