Étude sur Orphée/07
ÉTUDE SUR ORPHÉE
Voici quels documents ont été utilisés pour établir cette édition critique :
1o D’importantes parties autographes de la partition française, conservées à la Bibliothèque de l’Opéra et à celle du Conservatoire de Paris, et se répartissant ainsi :
Le premier acte tout entier (sauf l’air : « L’espoir renaît dans mon âme », dont il sera longuement question par la suite) ;
Le second acte, jusques et y compris l’art d’entrée d’Orphée aux Champs Élysées : « Quel nouveau ciel pare ces lieux ». — L’air de ballet qui termine le tableau des Enfers, non plus que la dernière scène des Ombres heureuses, ne figure dans ce manuscrit.
Enfin, la même bibliothèque possède un cahier autographe de Gluck, renfermant trois morceaux dont deux appartiennent à la partition d’Orphée. Celui par lequel il commence est précédé du titre : Ouverture, écrit en gros caractères, de la main de Gluck ; il commence par une page dans un mouvement lent et grave, introduction à laquelle succède un mouvement à trois temps vifs et rythmé à la manière d’une toccata. Le maître eut-il l’intention de ne pas conserver pour l’Opéra de Paris le morceau instrumental qui précède l’opéra italien, et ce fragment serait-il l’esquisse d’un nouveau projet d’ouverture d’Orphée ? Toujours est-il que, dans l’œuvre définitive, la première ouverture est restée ; quant à la nouvelle esquisse, l’auteur en a abandonné la partie lente et conservé l’épisode à trois temps pour en faire, avec quelques modifications, l’air vif, troisième morceau du ballet d’Orphée. — Le second morceau du cahier a été utilisé plus tard dans Armide, où, avec l’adjonction d’une partie vocale, il est devenu un air d’Hidraot. Enfin le troisième est resté, sans modification notables, le Menuet en ut majeur, no 4 du ballet d’Orphée.
Ces morceaux ont été signalés et identifiés par M. Charles Malherbe, archiviste-adjoint à l’Opéra, qui a bien voulu nous faire part de ses observations.
La bibliothèque du Conservatoire possède le récitatif et le duo par lequel commence le 3e acte.
2o La partition, gravée sous ce titre :
Tragédie
Opéra en 3 actes
mise en musique
par Gluck
Les paroles sont de M. Moline.
Représentée pour la première fois
par l’Académie Royale de musique
le mardy 2 Aoust 1774.
Prix 40 ff.
à Paris
chez Des Lauriers, Md de papiers, rue St-Honoré, à côté de
celle des Prouvaires.
Une édition postérieure, mais qui n’est qu’un nouveau tirage des mêmes planches, porte cet autre nom d’éditeur :
« À Paris, chez Boieldieu jeune, rue de Richelieu, no 8, au coin de celle Feydeay. »
3o Une copie de la partition, en trois volumes, ayant servi au chef d’orchestre pour les exécutions de l’œuvre à l’Opéra.
4o Les parties séparées (manuscrites) de chant et d’orchestre, ayant servi aux chanteurs, choristes et instrumentistes pour les mêmes exécutions.
Nous devons communication de ces pièces, ainsi que des autographes précédemment signalés, à l’obligeance de M. Ch. Nuitter, archiviste de l’Opéra.
5o Le livret : Orphée et Euridice, drame héroïque en trois actes, représenté pour la première fois par l’Académie royale de musique, le mardi 2 Août 1774. — Prix xxx sols. — Aux dépens de l’Académie. À Paris, chez Delormel, imprimeur de ladite Académie, rue du Foin, à l’Image Sainte-Geneviève. mdcclxxiv. Avec approbation et privilège du Roi.
En ce qui concerne l’Orfeo italien, rien n’a été retrouvé de l’autographe de Gluck ; mais on a pu consulter les documents suivants :
1o La partition gravée, sous ce titre :
Azione teatrale
per musica
Del Signr Cav. Cristofano
gluck
Al servizio delle MM. LL. II. RR.
Rappresentata in Vienna nell’anno 1764[1]
Te, dulcis conjux, te solo in littore seum,
Te veniente die, te decedente canebat.
Gravé par Chambon.
Si trova
in Parigi
Appresso Duchesne, Libraro, nella strada di San Giacomo al dissotto della Fontana di san Benedetto, al Templo del Gusto ed ai Mercanti ordinari.
2o Une copie de la partition, sous ce titre :
Dramma per Musica,
deux volumes ayant servi aux exécutions du Théâtre impérial de Vienne et renfermant de nombreuses annotations et indications de nuances et de mouvements écrites de la main de Salieri, lequel fut chef d’orchestre à ce théâtre du vivant même de Gluck. Nous devons à M. Eusebius Mandyczewski, archiviste de la Société des Amis de la Musique, à Vienne, une description détaillée de cette partition, ainsi qu’une copie de l’air : « Che faro senza Euridice ».
3o Plusieurs copies, quelques-unes présentant avec la partition gravée des différences assez notables.
Nous citerons encore, mais simplement à titre de souvenir, l’arrangement de Berlioz, dont quelques pages autographes ont été conservées à la bibliothèque du Conservatoire : ce travail ne peut d’ailleurs nous être utile en rien, puisque, loin de tendre à reconstituer dans sa pureté originelle l’un des deux textes primitifs, il avait au contraire pour but de les fondre l’un dans l’autre. Cette observation s’applique aux éditions postérieures, publiées sous la même influence.
Chacun de ces documents a une valeur particulière. Le plus précieux à coup sûr est l’autographe, qui révèle directement les intentions de l’auteur. À la vérité, la notation de Gluck est souvent exécutée d’une façon très sommaire, voire quelque peu désordonnée, et certaines parties de la composition y sont plutôt indiquées que formellement réalisées. D’autre part, il est admissible qu’entre la conception première de l’idée musicale et l’exécution définitive, notamment pendant le travail des répétitions, l’auteur a apporté à son œuvre diverses modifications. Nous devons donc, pour connaître cette forme dernière, avoir recours aux autres documents, parmi lesquels le plus digne de foi est sur la partition conductrice, ainsi que les parties séparées sur lesquelles l’œuvre musicale a été exécutée en présence de Gluck. Quant aux remaniements apportés aux cours des représentations postérieures, et, conséquemment, étrangers à la pensée de l’auteur, ils ont laissé sur les copies des traces matérielles assez apparentes pour qu’il n’y ait pas à s’y tromper : la partition gravée peut servir de preuve à cet égard. Quant à cette dernière, Berlioz en a dit plus haut les défauts sans rien exagérer, loin de là ; elle doit, sans doute, être consultée, et, dans les cas douteux, confrontées avec les autres, mais sans faire autrement autorité : de nombreuses observations de détail nous montreront qu’outre ses incorrections matérielles, qui sont nombreuses, il n’est pas rare qu’elle n’exprime les intentions du maître que d’une façon très incomplète.
Avant d’entrer dans l’examen de détail des documents français, il importe d’examiner conjointement la partition italienne et la partition française, afin de connaître exactement ce que celle-ci doit à la précédente, et quels remaniements ou quels perfectionnements furent apportés à la première conception.
Ouverture. — Identique dans les deux partitions. — Cette ouverture est bien spéciale à Orphée, et non, comme quelques personnes l’ont cru, empruntée à quelque autre opéra italien. Il est d’ailleurs manifeste que, par son style, ce morceau se rattache à la jeunesse de Gluck, c’est-à-dire à une époque où il n’avait pas encore posé en principe que « l’ouverture doit prévenir les spectateurs sur le caractère de l’action qu’on va mettre sous leurs yeux… »
Scène Ire. — Chœur : Ah ! dans ce bois lugubre et sombre. — Les deux versions sont écrites dans le même ton (ut mineur), et, au point de vue de la composition générale, ne présentent pas de différence notable. Mais il n’en est pas de mêle pour l’orchestration, dont l’examen soulève un problème intéressant et des plus délicats.
C’était un antique usage, en Allemagne, qu’aux jours de fêtes solennelles des musiciens allassent jouer des chorals sur les tours ou devant le parvis des églises. Les instruments employés à ces exécutions étaient principalement des cornets, sortes d’instruments très anciens et très imparfaits, auxquels étaient dévolue la partie de chant ; des trombones, à trois parties, les soutenaient de leurs accords. Parfois ce groupe instrumental accompagnait les voix : Bach l’a admis dans l’orchestre de ses cantates, où il n’est pas rare de voir un cornet doubler la partie de premier dessus, tandis que trois trombones jouent à l’unisson des contralti, ténors et basses.
Gluck eut l’idée d’introduire cette combinaison dans le premier chœur d’Orfeo, où la sonorité des trombones joués doucement s’accorde merveilleusement avec le caractère funèbre de la scène. En effet, dès la première note du prélude, le cornetto et les trois trombones s’unissent en des accords sombres, doublant d’abord les instruments à cordes, puis s’unissant aux voix, qu’ils suivent fidèlement jusqu’à la dixième mesure avant la conclusion : là, se détachant soudain, ils répondent par deux fois à la plainte du chœur, avec lequel ils forment un dialogue aussi ingénieux qu’expressif.
Ces quatre parties, dans la partition italienne, sont, pendant les quatorze mesures du prélude, notées sur les portées réservées aux voix. À partir de l’entrée du chœur il n’en est plus fait mention, jusqu’au moment où s’engage le dialogue des voix avec les instruments ; mais il n’est pas douteux qu’ils aient dû chacun doubler leur partie vocale respective, par la triple raison que l’intention de Gluck, bien qu’imparfaitement exprimée par la notation, est évidente ; que le fait de graver les instruments sur les portées destinées au chœur indique surabondamment la volonté de leur faire doubler les voix ; qu’enfin, à la reprise du chœur qui suit la pantomime funèbre, la tablature porte cette indication positive : cornetto, tromboni, colla parte, qui n’aurait aucun sens si elle s’appliquait seulement à ce fragment insignifiant et qui doit, en conséquence, s’étendre à tout l’ensemble de la composition.
Il est digne de remarque, soit dit en passant, que si le cornetto, déjà presque hors d’usage au milieu du xviiie siècle, ne reparaît plus dans aucune des partitions de Gluck, du moins l’effet funèbre des trois trombones doublant les voix se trouve reproduit dans le chœur d’Alceste : « Pleure, ô patrie, ô Thessalie, Alceste va mourir ! »
La minutie de ces observations ne sera pas superflue pour débrouiller le chaos (car c’en est un véritable) dont les partitions vont nous donner le spectacle.
Une combinaison identique n’était guère praticable à l’Opéra de Paris, où le cornet était inconnu, et où les trombones n’avaient encore joué qu’un rôle des plus effacés. Aussi, les divers documents portent-ils des traces remarquables des hésitations auxquelles ce passage donna lieu.
Le manuscrit de Gluck, après avoir, dans le prélude, noté les parties d’instruments à cordes, réserve trois portées laissées en blanc : au-dessous d’elles, une quatrième portée reproduit la partie de basse, qu’elle double, mais suivant un rythme différent, qui précisément est celui de la partie de trombone-basse dans Orfeo. Sur les portées laissées en blanc quelques notes sont jetées à la fin, témoignant de l’intention, nulle part réalisée, d’enrichir la fin de la période de quelques sons indépendants des quatre parties fondamentales. Aucune mention d’instruments n’accompagne l’entrée du chœur ; par contre, sur la ritournelle finale, on lit ces simples mots : Senza les instr.
(À suivre.)
- ↑ Cette date est erronée, Orfeo ayant été représentée à Vienne le 5 octobre 1762. Nous expliquerons plus tard les causes de cette erreur.