Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (tome IIp. 209-221).

CHAPITRE XL

l’amertume augmente

M. Irwine revint en chaise de poste de Stoniton la nuit suivante, et les premiers mots que lui dit Carrol à son arrivée furent que le chevalier Donnithorne était expiré, trouvé mort dans son lit à dix heures du matin, et que madame Irwine avait dit qu’on la réveillât quand M. Irwine rentrerait ; elle le priait de ne pas se coucher sans l’avoir vue.

« Eh bien, Dauphin, dit madame Irwine à son fils lorsqu’il entra dans sa chambre, vous voilà enfin de retour ! L’agitation et l’abattement de ce vieux monsieur, qui ont fait qu’il a envoyé chercher Arthur, signifiaient bien quelque chose ! Je suppose que Carrol vous a dit qu’on avait trouvé Donnithorne mort dans son lit ce matin. Vous croirez à mes prédictions une autre fois, quoique je puisse ne vivre plus que pour prédire ma propre mort.

— Qu’a-t-on fait à l’égard d’Arthur ? dit M. Irwine. Lui a-t-on envoyé un messager l’attendre à Liverpool ?

— Oui, Ralph était parti avant qu’on nous apportât la nouvelle. Ce cher Arthur, je vivrai donc assez pour le voir le maître du domaine, et ramener, par le cœur généreux qu’il possède, le bon temps sur ses propriétés. Il sera heureux comme un roi à présent. »

M. Irwine ne put s’empêcher de pousser un léger gémissement ; il était abîmé d’inquiétude et de fatigue, et les discours légers de sa mère lui étaient presque insupportables.

« Pourquoi avez-vous cet air sinistre, Dauphin ? Y a-t-il quelques mauvaises nouvelles ? ou bien pensez-vous qu’il y ait quelque danger pour Arthur à traverser cet effrayant canal d’Irlande en ce moment de l’année ?

— Non, chère mère, je ne pense point à cela ; mais je ne suis point disposé à me réjouir dans ce moment.

— Vous avez été harassé par cette dernière affaire de justice pour laquelle vous êtes allé à Stoniton. Qu’est-ce donc au monde que vous ne puissiez me le dire ?

— Vous le saurez plus tard, chère mère. J’aurais tort de vous le dire maintenant. Bonne nuit ! vous dormirez, à présent que vous n’aurez plus rien à écouter. »

M. Irwine renonça à envoyer une lettre à Arthur pour presser son retour, puisque maintenant c’était inutile ; la nouvelle de la mort de son grand-père le ramènerait aussi promptement que possible. Il put alors se coucher et chercher le repos nécessaire avant que le matin n’amenât le lourd devoir de porter de douloureuses nouvelles à la Grand’Ferme et chez Adam.

Adam lui-même n’était pas revenu de Stoniton, car, malgré son effroi de voir Hetty, il ne pouvait souffrir l’idée de s’en éloigner de nouveau.

« Il ne sert à rien, monsieur, dit-il au Recteur, il ne sert à rien que je retourne. Je ne puis me remettre au travail tandis qu’elle est ici, et je ne pourrais endurer la vue des objets et des gens de chez nous. Je prendrai quelque petite chambre d’où je puisse voir les murs de la prison, et peut-être en viendrai-je avec le temps à pouvoir supporter de la voir elle-même. »

Adam n’était point ébranlé dans sa croyance qu’Hetty était innocente du crime dont on l’accusait, car M. Irwine, pensant que la certitude de sa culpabilité ne ferait qu’ajouter à son écrasant fardeau, avait gardé pour lui les circonstances qui ne laissaient aucune espérance dans son esprit. Il n’y avait pas de motif pour tout confier à la fois à Adam, et M. Irwine lui dit seulement en partant :

« Si les faits sont trop évidents contre elle, nous pouvons encore espérer sa grâce. Sa jeunesse et d’autres circonstances plaideront en sa faveur.

— Ah ! il est bien juste que les gens sachent comment elle a été entraînée dans cette mauvaise route, dit Adam avec amertume. Il est juste qu’on sache que c’est un beau monsieur qui lui a fait la cour et lui a rempli la tête de fausses idées. Vous vous rappellerez, monsieur, que vous avez promis de dire à ma mère, à Seth et aux personnes de la Ferme, qui est celui qui l’a entraînée au mal ; autrement ils penseraient d’elle plus sévèrement qu’elle ne le mérite. Vous lui feriez du tort en épargnant cet homme, et je le tiens pour le plus coupable devant Dieu, quoi qu’elle ait pu faire. Si vous l’épargnez, lui, moi je le ferai connaître !

— Je trouve votre demande juste, Adam, dit M. Irwine, mais quand vous serez plus calme, vous jugerez Arthur plus charitablement. Je n’ai rien à vous dire, sinon qu’il sera puni par une autre main que les nôtres. »

Il était bien pénible pour M. Irwine de devoir accuser Arthur dans cette triste histoire de péché et de malheur, lui qui avait pour ce jeune homme une affection et un orgueil paternels. Mais il vit clairement que le secret serait connu avant peu, même en dehors de la décision d’Adam, car il pouvait à peine supposer qu’Hetty persistât jusqu’à la fin dans son silence obstiné. Il résolut de ne rien cacher aux Poyser, mais de leur dire tout de suite le pire, car il n’avait pas le temps de les préparer. Le jugement d’Hetty aurait lieu aux prochaines assises, à Stoniton, la semaine suivante. On ne pouvait guère espérer que Martin Poyser pût éviter le chagrin d’être appelé comme témoin, et il valait mieux qu’il connût tout, aussi longtemps d’avance que possible.

Avant dix heures du matin, le jeudi, la famille de la Grand’Ferme pleurait sur une infortune pire pour elle qu’une mort. Le sentiment du déshonneur était trop vif, même chez le bon Martin Poyser le jeune, pour laisser place à quelque compassion pour Hetty. Lui et son père étaient des fermiers simples d’esprit, fiers de leur réputation sans tache, fiers d’être descendus d’une famille qui avait tenu la tête haute et soutenu sa position depuis aussi loin en arrière que son nom pouvait se lire sur le registre de la paroisse ; et Hetty leur avait apporté la honte à tous, une honte que rien ne pourrait effacer. C’était le sentiment qui l’emportait sur tout autre ; chez le père et le fils, la conviction douloureuse de l’opprobre neutralisait toute charité, et M. Irwine fut frappé de surprise en remarquant que madame Poyser était moins sévère que son mari. Nous sommes souvent étonnés de la sévérité des personnes douces dans des occasions exceptionnelles ; la raison en est que ces personnes-là sont plus sujettes à se trouver soumises aux impressions traditionnelles.

« Je donnerai volontiers tout l’argent qu’il faudrait pour essayer de l’en tirer, dit Martin le jeune quand M. Irwine fut sorti, tandis que le vieux grand-père pleurait de son côté sur sa chaise, mais je n’irai pas vers elle et ne la reverrai jamais de ma propre volonté. Elle a rendu notre pain amer pour tout le reste de notre vie, et nous ne pourrons plus lever la tête dans cette paroisse ou dans tout autre. Le pasteur parle de ce que les gens auront pitié de nous ; ce sera pour nous une pauvre compensation que cette pitié.

— De la pitié ? dit le grand-père sèchement. Je n’ai jamais eu encore besoin de celle des autres dans ma vie… et je vais être regardé de haut en bas à présent, moi qui ai pris mes septante deux à la dernière Saint-Thomas. Et tous les porteurs et accompagnateurs que j’ai choisis pour mes funérailles sont dans cette paroisse et celle à côté… ça ne me servira à rien maintenant… je serai porté dans ma fosse par des étrangers !

— Ne vous agitez pas ainsi, père, dit madame Poyser qui avait très-peu parlé, étant presque ébahie de cette dureté et de ce ton décidé si peu habituels chez le grand-père. Vous aurez vos enfants avec vous, et voici nos garçons et notre petite qui grandiront dans une nouvelle paroisse aussi bien que dans l’ancienne.

— Ah ! nous ne pouvons plus rester dans ce pays à présent, dit M. Poyser ; et des larmes descendaient lentement et goutte à goutte sur ses joues arrondies. Nous pensions à la triste chance que le vieux chevalier nous donnât un avertissement à Notre-Dame pour quitter ; mais c’est moi qui avertirai que nous quittons et qui chercherai si on peut trouver quelqu’un pour s’occuper des récoltes que j’ai semées, car je ne veux pas rester sur les terres de cet homme un jour de plus que je n’y serai forcé. Et moi qui le croyais un si bon et si digne jeune homme, et qui me réjouissais qu’il devînt notre propriétaire ! Je ne lui ôterai plus jamais mon chapeau et ne m’assiérai plus dans la même église… Un homme qui a apporté la honte à des gens respectables… lui qui se montrait tellement l’ami de tout le monde… du pauvre Adam, par exemple… Un bel ami qu’il a été pour lui, faisant des discours, parlant si bien, et pendant ce temps empoisonnant la vie de ce garçon, que ce sera beaucoup s’il peut rester dans ce pays plus que nous.

— Et puis que tu seras obligé d’aller en justice et avouer que tu es son parent ! dit le vieillard. Et encore on le jettera un jour ou l’autre à la tête de la petite, qui n’a que quatre ans ; on lui reprochera qu’elle a eu une cousine jugée aux assises pour un meurtre.

— Ce sera alors la propre méchanceté des gens, dit madame Poyser avec un sanglot. Mais il y a quelqu’un plus haut qui prendra soin de l’enfant innocent, autrement il y a peu de vérité dans ce qu’on nous dit à l’église. Ce serait pire que tout de mourir et laisser les enfants sans personne pour leur servir de mère.

— Nous ferions mieux d’envoyer chercher Dinah, si nous savions où elle est, dit M. Poyser ; mais Adam dit qu’elle n’a point laissé d’indications pour la trouver à Leeds.

— Elle doit être chez cette femme qui a été une amie pour sa tante Mary, dit madame Poyser, un peu remontée par cette idée de son mari. J’ai souvent entendu Dinah parler d’elle, seulement je ne puis me rappeler sous quel nom. Mais il y a Seth Bede ; il est assez probable qu’il le sait, car c’est une de ces femmes prêcheuses dont les méthodistes ont si haute opinion.

— J’enverrai chez Seth, dit M. Poyser. J’enverrai Alick lui dire de venir, ou nous faire savoir le nom de cette femme, et tu peux écrire une lettre qui sera toute prête à partir pour Treddleston aussitôt que nous saurons quelle adresse y mettre.

— C’est une pauvre besogne que d’écrire des lettres pour appeler les gens à vous quand vous êtes dans l’affliction ! dit madame Poyser. Qui sait combien elle sera de temps en route, peut-être sans jamais lui parvenir ? »

Avant l’arrivée d’Alick et de son message, les pensées de Lisbeth avaient déjà volé vers Dinah, et elle avait dit à Seth :

« Eh ! il n’y aura pas de soulagement pour nous dans ce monde tant que tu ne pourras pas amener Dinah Morris à venir vers nous, comme elle l’a fait quand mon vieux mari est mort. J’aimerais la voir entrer, me prendre encore la main, et me parler. Elle me dirait ce qu’il faut penser de ça, probablement ; elle saurait peut-être ce qu’il peut y avoir de bon dans ce chagrin et ce brisement de cœur du pauvre garçon, qui n’a jamais fait le plus petit mal dans sa vie, mais qui valait mieux que le fils de qui que ce soit, en cherchant dans tout le pays. Eh ! mon garçon… Adam, mon pauvre garçon !

— Tu ne voudrais pas rester seule pendant que j’irais Seth, tandis que sa mère sanglotait, se balançant en avant et en arrière.

— Aller la chercher ! dit Lisbeth en levant les yeux et s’arrêtant dans ses lamentations comme l’enfant qui dans ses pleurs entend une promesse consolante. Et dans quel endroit dit-on qu’elle est ?

— C’est passablement loin, mère ; Leeds est une grande ville. Mais je pourrais être de retour dans trois jours si tu pouvais te passer de moi.

— Non, non, je ne puis me passer de toi. Il faut que tu ailles voir ton frère et viennes me dire ce qu’il fait. M. Irwine a promis qu’il viendrait me le dire ; mais je ne puis pas si bien comprendre quand c’est lui qui me le raconte. Il faut que tu y ailles, puisque Adam ne veut pas de moi. Écris une lettre à Dinah, ne le peux-tu pas ? Tu aimes assez à écrire quand personne ne te le demande.

— Je ne sais pas bien où elle peut se trouver dans cette grande ville, dit Seth. Si j’y allais moi-même, je pourrais l’apprendre en le demandant aux membres de la Société. Mais peut-être si je mets sur l’adresse, « Sarah Williamson, prêcheuse méthodiste, Leeds, » ça lui parviendra, car le plus probable est qu’elle se trouve chez Sarah Williamson. »

Alick arriva dans ce moment, et Seth apprenant que madame Poyser écrivait à Dinah, abandonna l’intention de le faire lui-même ; mais il se rendit à la Grand’Ferme pour leur dire tout ce qu’il pouvait leur suggérer au sujet de l’adresse, et les avertir qu’il pourrait bien y avoir quelque délai avant que la lettre fût remise, à cause de son ignorance de la demeure exacte.

En quittant Lisbeth, M. Irwine était allé chez Jonathan Burge, qui avait aussi des droits à être instruit de ce qui retiendrait probablement Adam quelque temps en dehors des affaires ; et avant six heures, ce soir-là, il y avait peu de gens à Broxton et à Hayslope qui n’eussent appris les tristes nouvelles. M. Irwine n’avait pas fait mention à Burge du nom d’Athur ; cependant l’histoire de sa conduite envers Hetty, avec toutes les sombres teintes qu’y ajoutaient ses suites terribles, était déjà aussi connue que la mort de son grand-père et son entrée en possession. Car Martin Poyser ne voyait aucune raison de garder le silence à son égard vis-à-vis d’un ou deux voisins qui se hasardèrent à venir lui serrer tristement la main, le premier jour de son malheur ; et Carrol, qui avait l’oreille attentive à tout ce qui se passait au presbytère, en avait tiré une version de l’histoire, qu’il trouva bientôt l’occasion de communiquer.

L’un de ceux qui vinrent lui témoigner de l’intérêt fut Bartle Massey qui d’abord resta quelques minutes sans parler. Il avait fermé son école, et était en route pour la cure, où il arriva à environ sept heures et demie du soir. Il fit présenter ses compliments à M. Irwine, et ses excuses de le déranger à cette heure ; mais avertit en même temps qu’il avait quelque chose de particulier à lui dire. Il fut introduit dans la bibliothèque où M. Irwine le rejoignit bientôt.

« Eh bien, Bartle ? dit M. Irwine en lui tendant la main. » Ce n’était pas sa manière habituelle de saluer le maître d’école, mais le chagrin nous fait traiter de la même manière à peu près tous ceux qui sentent comme nous. « Asseyez-vous.

— Je pense, monsieur, que vous savez aussi bien que moi pourquoi je viens, dit Bartle.

— Vous voulez savoir la vérité des tristes nouvelles qui vous sont parvenues… à l’égard d’Hetty Sorrel ?

— Non, monsieur, ce que je désire savoir est à l’égard d’Adam. J’ai compris que vous l’aviez laissé à Stoniton, et je vous prie de vouloir bien me dire quel est l’état d’esprit du pauvre garçon et ce qu’il compte faire. Car pour ce petit chiffon rose et blanc qu’ils ont pris la peine de mettre en prison, je n’en fais pas plus de cas que d’une noix gâtée… une noix gâtée, si ce n’est pour le bien ou le mal qu’elle peut causer à un honnête homme, un garçon sur lequel je fondais grand espoir, dans l’idée qu’il profiterait en ce monde de mes faibles connaissances… Car, monsieur, c’est le seul écolier que j’aie trouvé, dans ce stupide pays, qui ait jamais eu le goût et la tête aux mathématiques. S’il n’avait pas eu autant de rude travail à faire, ce pauvre garçon, il aurait pu parvenir aux branches les plus élevées, et alors tout ceci ne serait jamais arrivé… ne serait jamais arrivé. »

Bartle était animé par une marche rapide et son esprit agité n’était pas capable de se contenir dans cette première occasion de donner jour à ses sentiments. Il s’arrêta alors pour essuyer son front et peut-être aussi ses yeux humides.

« Vous m’excuserez, monsieur, dit-il, quand cette pause lui eut donné le temps de réfléchir, de vous débiter ainsi mes propres sentiments, comme mon imbécile de chien qui hurle pendant l’orage, quand personne ne tient à l’écouter. Je suis venu pour vous entendre et non pour parler moi-même ; si vous voulez prendre la peine de me dire ce que fait le pauvre garçon ?

— Ne vous contraignez point, Bartle, dit M. Irwine. Le fait est que je suis à peu près dans le même état que vous maintenant ; j’ai bien des choses pénibles sur le cœur et je trouve difficile de garder le silence sur mes propres sentiments pour ne m’occuper que de ceux des autres. Je partage votre intérêt pour Adam, quoique ses souffrances ne soient pas les seules auxquelles je compatisse dans cette affaire. Il compte rester à Stoniton jusqu’après le jugement, qui aura probablement lieu de demain en huit. Il y a pris une chambre, et je l’ai encouragé à cela, parce que je pense qu’il vaut mieux qu’il se tienne éloigné de chez lui pour le moment : le pauvre garçon croit toujours à l’innocence d’Hetty ; il désire trouver le courage de la voir s’il le peut ; il ne voudrait pas quitter l’endroit où elle est.

— Croyez-vous que la créature soit coupable, donc ? dit Bartle. Croyez-vous qu’on veuille la pendre ?

— J’ai peur que les choses ne tournent mal pour elle : les preuves sont très-fortes. Et un mauvais symptôme est qu’elle nie tout ; elle nie qu’elle ait eu un enfant, et cela en face de l’évidence la plus positive. Je l’ai moi-même vue, et elle a gardé un silence obstiné ; elle a reculé comme un animal épouvanté quand elle m’a vu. Je n’ai jamais de ma vie été aussi frappé qu’en voyant le changement opéré en elle. Mais j’espère que dans le cas le plus fâcheux nous pourrons obtenir sa grâce, en raison des innocents qui souffrent pour elle.

— Quelle absurdité ! dit Bartle Massey, oubliant, dans son irritation, à qui il parlait. Je vous demande pardon, monsieur ; je veux dire que c’est une absurdité que les innocents s’inquiètent qu’elle soit pendue. Pour ma part, je pense que le plus vite que de telles femmes sont mises hors de ce monde n’est que le mieux ; et quant à ça, les hommes qui les ont aidées à mal faire feraient tout aussi bien d’aller avec elles. À quoi bon laisser la vie à une telle engeance ? pour manger ce qui pourrait nourrir des êtres raisonnables ! Mais si Adam est assez niais pour s’en tourmenter, je ne voudrais pas qu’il souffrît plus que ce n’est nécessaire… Est-il bien entamé le pauvre garçon ? ajouta Bartle en sortant ses lunettes et les mettant comme pour aider son imagination.

— Oui, je crains que le chagrin ne l’ait blessé profondément, dit M. Irwine. Il a l’air terriblement écrasé, et hier il a eu quelques accès de violence qui me faisaient désirer de pouvoir rester avec lui. Mais je dois retourner demain à Stoniton, et j’ai assez de confiance dans ses principes pour espérer qu’il sera capable de supporter ce qu’il y aura de pire sans se laisser entraîner à des actes de désespoir. »

M. Irwine, qui proférait involontairement ses propres pensées plutôt que de s’adresser à Bartle Massey, songeait à la possibilité que l’esprit de vengeance d’Adam, augmenté par son angoisse, ne lui fît chercher l’occasion d’une rencontre avec Arthur dont les suites seraient plus fatales que celle du bosquet. Cette crainte ajoutait à l’impatience avec laquelle il attendait l’arrivée d’Arthur. Mais Bartle pensa que M. Irwine faisait allusion au suicide, et ses traits offrirent une nouvelle expression d’épouvante.

« Je vais vous dire ce que j’ai en tête, monsieur, dit-il, et j’espère que vous l’approuverez. Je vais fermer mon école ; si les écoliers viennent, ils s’en retourneront, voilà tout ; et j’irai à Stoniton surveiller Adam jusqu’à ce que cette affaire soit terminée. Je lui dirai que je suis venu pour suivre les assises ; il ne pourra rien objecter à cela. Qu’en pensez-vous, monsieur ?

— Eh bien, dit M. Irwine en hésitant presque, il y aurait quelque avantage réel à cela…, et je vous honore pour votre amitié pour lui, Bartle. Mais…, il vous faudra prendre garde à ce que vous lui direz, savez-vous ! J’ai peur que vous ayez trop peu de sympathie pour ce que vous considérez comme sa faiblesse pour Hetty.

— Fiez-vous à moi, monsieur…, fiez-vous à moi. Je sais ce que vous voulez dire. J’ai été moi-même un imbécile dans mon temps, mais ceci est entre vous et moi. Je ne m’imposerai pas à lui, seulement j’aurai l’œil sur lui, je veillerai à ce qu’il prenne quelque bonne nourriture, et je lui dirai un mot par-ci par-là.

— Alors, dit M. Irwine, un peu rassuré quant à la discrétion de Bartle, je crois que ce sera une bonne action ; et vous ferez bien de dire à sa mère et à son frère que vous partez.

— Oui, monsieur, oui, dit Bartle en se levant et ôtant ses lunettes, c’est ce que je ferai…, c’est ce que je ferai ; quoique la mère soit une machine à doléances et que je n’aime pas être à portée de l’entendre ; toutefois c’est une femme droite de corps et propre, et non une de ces créatures sans ordre. Je vous souhaite le bonsoir, monsieur, et je vous remercie du temps que vous avez bien voulu m’accorder. Vous êtes l’ami de tous dans cette affaire, ami de tous. C’est un lourd fardeau que vous avez sur les épaules.

— Adieu, Bartle, jusqu’à ce que nous nous rencontrions à Stoniton, comme je l’espère. »

Bartle s’éloigna rapidement du presbytère en évitant les avances de Carrol et en disant d’un ton exaspéré à Vixen, dont les courtes jambes trottaient derrière lui sur le gravier :

« À présent, je vais être obligé de vous prendre avec moi, femme inutile. Vous vous agiteriez à mort si je vous laissais, vous le savez bien, et peut-être vous laisseriez-vous entraîner par quelque vagabond ; et vous iriez courir en mauvaise compagnie, je gage, fourrant votre nez dans tous les coins où vous n’avez rien à faire ; mais si vous faites quelque chose de déshonorable, je vous renierai, prenez-y garde, madame…, prenez-y garde ! »


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