Calman Lévy (p. 114-120).
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XVI

Samedi 13 avril.

Il y a eu déluge toute la nuit, et le vent nous a à moitié arraché nos tentes. Au sortir de nos lits tout humides, nous reprenons des vêtements mouillés, des bottes pleines d’eau, et nous nous remettons en route sous un ciel uniformément voilé d’un crêpe gris.

Nous traversons cette nouvelle plaine pour nous engager ensuite dans les défilés de ces nouvelles montagnes. La pensée qu’il faudra refaire tout ce chemin en sens inverse, pour sortir de ce pays sombre, par instants oppresse un peu. Cependant nous sommes soutenus par l’espérance d’être demain soir en vue de la ville sainte, comme ces croisés ou ces pèlerins d’autrefois, auxquels on promettait, après bien des jours et des nuits de marche, qu’ils allaient enfin voir la Mecque ou Jérusalem.

Vers midi, dans la montagne, le ciel se dégage peu à peu, très vite même, se balaye, s’épure ; un premier rayon de soleil nous réchauffe ; puis la vraie lumière d’Afrique revient, splendide, incomparable ; en une heure la transformation est faite, la terre est sèche, la voûte est toute bleue, l’air est brûlant. Et comme tout change d’aspect, sous ce radieux soleil ! Nous cheminons dans des séries de vallées délicieuses, où le sol sablonneux est tapissé d’herbes fines et de fleurs. Il y a surtout des fenouils géants, dont les tiges fleuries ressemblent à des arbres jaunes, et qui sont enguirlandés de larges liserons roses pareils à ceux de nos jardins. Jaune et rose, ce sont les deux couleurs dominantes dans la zone d’Éden que nous traversons aujourd’hui ; les montagnes commencent à se boiser d’oliviers sombres et leurs crêtes de basalte, qui sortent toutes nues de ces verdures, ressemblent à des tuyaux d’orgue ; puis, au-dessus des cimes rapprochées, dans l’air très limpide, on en aperçoit d’autres plus lointaines et plus grandes, tout à fait gigantesques, qui sont d’un bleu de lapis.

Ni villages, ni maisons, ni cultures ; rien que des fleurs encore, et une campagne étonnamment parfumée.

Mais nous croisons toujours des quantités de gens et de bestiaux ; des bandes de piétons presque nus, portant leurs vêtements pliés sur l’épaule ; des belles dames à califourchon sur des mules, tellement voilées, même en voyage, qu’on devine à peine leurs grands yeux ; des troupeaux de moutons, des troupeaux de chèvres ; surtout des chameaux lents et graves, portant à Fez, avec un balancement de roulis, des ballots énormes.

De temps à autre nous franchissons un ruisseau d’eau vive, au bord duquel croît quelque palmier isolé.

À tous les gués, se tiennent des vieillards accroupis devant des monceaux d’oranges ; pour une petite pièce de bronze, on a le droit d’en prendre tant qu’on veut, à discrétion.

Nous arrivons vers le soir à une rivière rapide, l’Oued-M’kek, sur laquelle — invraisemblable chose — est jeté un pont !

Un pont à arceaux courts, très arrondis, ornés de faïences vertes. Le pilier du milieu est marqué du mystérieux sceau de Salomon : deux triangles entrelacés — et, de chaque côté, des tableaux en mosaïque encadrés de vert indiquent, en lettres enroulées, quel fut l’architecte de ce pont et quelles louanges les voyageurs qui passent doivent au dieu de l’Islam. Le temps, le soleil, ont donné à la maçonnerie une teinte rare, chaude, presque rose, qui s’harmonise merveilleusement avec le vert éteint des faïences de bordure. Et le site est d’ailleurs tranquille, pastoral, empreint d’une mélancolie de passé et d’abandon.

Nous avons marché pendant tout le frais matin voilé de pluie, pendant tout le brûlant midi, et maintenant c’est l’heure magique et dorée du couchant. Nous arrivons chez les Zerhanas, qui sont des montagnards cultivateurs ou bergers, et, de l’autre côté de ce pont, nous allons camper chez eux, dans une plaine d’anémones rouges, entre de hautes cimes boisées.

Déjà, notre petite ville nomade est là, étalée par terre, aux derniers rayons du soleil, sur l’herbe odorante.

L’un après l’autre, les montants de nos tentes se dressent, coiffés de leur boule de cuivre brillant ; puis les grands parapluies fermés s’ouvrent, montrant leurs séries d’arabesques noires ; des cordes que l’on raidit les étirent, les tendent, les fixent ; on y ajoute des draperies retombantes, et c’est fait ; nos maisons sont bâties, tout notre camp se retrouve debout, heureux de se sécher dans ce bon air tiède.

Et comme il est gai et charmant, notre camp français, dans l’agitation de l’arrivée, à cette heure doucement lumineuse du soir, avec sa blancheur dans ce pays vert, avec les nuances éclatantes qu’y jettent les cafetans de nos Arabes, avec toutes les hautes selles de drap rouge et tous les tapis multicolores épars sur cette prairie d’anémones. Alentour, il y a une animation qui semble être la vie naïve des vieux temps passés : les fantasias qui galopent ventre à terre ; les troupeaux que des bergers demi-nus mènent boire à la rivière ; le bateau du sultan qui apparaît au loin sur les épaules de ses quarante hommes drapés de blanc ; la mouna, qui fait son entrée (un petit bœuf et douze moutons amenés par les cornes) ; puis un messager du grand vizir qui arrive de Fez à notre rencontre, portant au ministre un compliment de bienvenue…

Et la belle lumière d’or commence à mourir sur tout cela ; le soleil, qui va disparaître derrière les hauts sommets, allonge démesurément les ombres des cavaliers, les ombres étranges des chameaux immobiles ; il n’éclaire plus que les extrêmes pointes de nos tentes — plus que leurs boules de cuivre qui brillent encore ; — puis il s’éteint, nous plongeant tout à coup dans une pénombre bleue…



Au clair de lune, il est encore plus délicieux, notre petit camp français. C’est par une de ces nuits d’Afrique douce, calme, rayonnante, lumineuse, comme on n’en voit jamais dans nos pays du Nord ; après ces froids et ces pluies obstinées, on retrouve avec ivresse tout cela qu’on avait oublié. La belle pleine lune est au milieu d’un ciel clair semé d’étoiles. Nos tentes blanches, mouchetées de dessins noirs, ont un air de mystère, ainsi rangées en cercle sous la lueur bleue qui tombe de là-haut ; leurs boules de métal brillent encore confusément ; il y a çà et là des petits feux rouges allumés dans l’herbe, des petites flammes qui dansent ; alentour, des gens en longs vêtements blancs sont accroupis sur des nattes, et des sons tristes de guitares sortent de ces groupes qui vont s’endormir. Des courlis chantent, dans le grand silence extérieur, dans la sonorité de la nuit. Les montagnes voisines semblent s’être rapprochées, tant on voit nettement leurs replis, leurs rochers, leurs bois suspendus. L’air est rempli de senteurs suaves, très exotiques, et il y a sur toutes choses une tranquillité sereine qui n’est pas exprimable…

Oh ! la belle vie de plein air, la belle vie errante. Quel dommage d’arriver demain ! quel dommage que cela finisse !…

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