Au Maroc/30
XXX
Les premières heures de sommeil passées dans mon logis solitaire, j’entrevois un rayon de lune qui m’arrive librement du ciel, entre les battants disjoints de ma porte de cèdre ; puis dans le lointain de la nuit sonore, j’entends psalmodier, psalmodier, toujours à pleine voix aiguë et triste, des cris de foi ardente, des plaintes chantées qui sont comme l’expression de tout notre néant terrestre : il est deux heures du matin, et c’est la première prière de ce nouveau jour, que l’éternel soleil va revenir éclairer bientôt. C’est comme un immense cantique à Allah, cantique de rêve, tantôt exalté, tantôt lent et plaintif ; et lugubre toujours, lugubre à faire frémir, les mouedzens ayant, comme les musettes arabes, emprunté aux chacals un peu du timbre de leur voix…
Longtemps, longtemps, ce chant des mosquées plane sur les tranquillités grises de la ville endormie… Puis le silence revient, le silence mort…
Les dernières heures de la nuit passent. Dans le calme très frais de l’extrême matin, à pointe d’aube, mêlées au chant des coqs, les voix de ces hommes recommencent à psalmodier, dans une exaltation croissante de prière : il est cinq heures et c’est le second office d’aujourd’hui ; il est l’heure aussi où le sultan-prêtre, tout de blanc vêtu, se lève dans son palais, pour commencer son austère journée religieuse…
Puis un coup de canon lointain annonce le jour, le jour sanctifié du vendredi ; puis un hymne général, puis des musettes qui commencent à gémir, des tambourins qui commencent à battre… La nuit est finie et le soleil est levé…
Seul, le matin de bonne heure, vêtu en Arabe, et à pied, bien que ce soit très bourgeois, je m’en vais au bazar, acheter de l’eau de rose et du bois odorant des Indes, afin de parfumer ma maison comme il est d’usage. — Et jamais je ne m’étais fait aussi complètement que ce matin l’amusante illusion d’être quelqu’un de Fez.
Le bazar, qui vient à peine d’ouvrir ses milliers de petites boutiques, est encore tranquille et presque désert ; les claies en joncs et les pampres toutes neuves des vignes, qui le recouvrent d’une interminable suite de berceaux, laissent filtrer du soleil matinal, tamisent de la lumière fraîche et gaie. Ces parfums, que je suis venu chercher, se vendent dans le même quartier que les soies non tissées et les perles. Et ce quartier est le plus coloré du bazar — dans le sens propre du mot couleur. — En longue et étroite perspective, dans l’enfilade des petites rues, s’alignent des milliers de choses accrochées aux couvercles relevés des niches où les vendeurs se tiennent blottis : ce sont des écheveaux de soie innombrables et des écheveaux de fils d’or ; ce sont des masses de perles dorées ou de perles roses ; ou bien de ces cordelières à glands (pour suspendre au cou des hommes les sabres ou les livres pieux) qui sont, comme je l’ai déjà dit, une des grandes élégances du costume arabe. Et des personnages, très nobles et très beaux sous leurs capuchons de moines blancs, se promènent sans bruit, en babouches, choisissant parmi tant de cordelières pendues, telle nuance qui s’harmoniserait bien avec tel costume.
Puis voici devant une boutique de jouets d’enfant, une vieille grand’mère, voilée en fantôme mais aux yeux très bons, qui marchande une drôle de poupée pour sa petite-fille, bébé de quatre ou cinq ans, adorable avec des yeux de jeune chat angora, et des cheveux, des ongles déjà teints de rouge henné… Ce matin, tout se présente à moi sous des dehors de tranquillité et de naïve bonhomie. D’ailleurs tout le mystère, tout le sombre qui à première vue semble envelopper les choses tombe bien vite dès qu’on se familiarise avec leur aspect. Je connais maintenant chaque recoin de ce bazar ; et certains marchands, quand je passe, me disent bonjour, m’invitent à m’asseoir.
Involontairement, je suis ramené toujours dans les ruelles noires qui font le tour de Karaouïn. Là encore le mystère est bien tombé, et l’impression si étrange du premier jour ne se retrouve plus ; je stationne devant les portes, regardant longuement à l’intérieur ; pour un peu j’entrerais ; j’ai peine à me figurer que cela pourrait me coûter la vie ; je trouverais tout naturel de venir m’agenouiller à côté de ces gens dont je porte le costume.
Ils sont très variés les aspects de Karaouïn, suivant les différentes entrées par lesquelles on regarde ; je ne m’étonne pas qu’à première vue nous n’ayons rien démêlé de l’ensemble ; c’est une sorte d’amas de mosquées, d’époques et de styles différents, c’est une ville de colonnes et d’arceaux de toutes les formes arabes. Tantôt des cintres lourds, écrasés sur des piliers trapus, se succédant en perspectives sans fin, avec d’innombrables lampes suspendues dans l’obscurité des plafonds ; tantôt des cours, inondées de soleil, à voûte de ciel bleu, entourées de hautes colonnes frêles et d’arcades infiniment dentelées, d’un dessin toujours rare et exquis. Et jamais Karaouïn n’a été si beau qu’aujourd’hui, sous cette éblouissante lumière matinale, qui rayonne et pénètre partout, claire et blanche, faisant briller les marbres, les mosaïques sans fin, les gerbes d’eau des fontaines.
L’une des portes, dans l’ombre de laquelle je m’arrête de préférence, donne sur la plus grande et la plus merveilleuse de ces cours, pavée de faïence et de marbre. Il y a, sur les côtés, des petits kiosques qui s’avancent, plutôt des petits dais, rappelant, en plus beau, ceux de la célèbre « cour des Lions » à l’Alhambra ; ce sont les mêmes groupements de colonnes légères, soutenant d’indescriptibles arcades ajourées qui semblent faites d’une superposition patiente de pendeloques de givre ; — le tout rehaussé d’un peu d’or, mourant sous la poussière des siècles, et d’un peu de bleu, d’un peu de rose, de je ne sais quelles autres couleurs pâlies. Et, sur les montants tout droits, tout plats et d’une raideur voulue, qui séparent ces portiques festonnés, des couches de sculptures, d’une finesse et d’un dessin inimitables, s’étalent et s’enroulent, fouillées à des profondeurs différentes ; on dirait de vieilles dentelles de fées dont on aurait accroché là plusieurs doubles les uns par-dessus les autres.
Cela semble léger, léger, tous ces kiosques, léger comme des petits châteaux qu’on aurait créés pour des sylphes dans des nuages, avec des facettes cristallisées de grêle et de neige. Et, en même temps, la raideur droite des grandes lignes, l’emploi unique des combinaisons de la géométrie, l’absence de toute forme inspirée de la nature, des animaux ou des hommes, donnent à l’ensemble quelque chose d’austèrement pur, d’immatériel, de religieux.
Le soleil tombe à flots dans cette cour, toutes les mosaïques, toutes les faïences brillent de reflets nacrés ; la gerbe d’eau bruissante qui jaillit de la fontaine du milieu a des teintes changeantes d’opale ou d’iris, et se détache sur le fond délicieusement compliqué d’une grande porte inférieure, qui est, ainsi que les kiosques des côtés, en dentelles d’Alhambra. — Et, comme c’est vendredi, tout un peuple de burnous blancs est prosterné sur les dalles, en immobile prière.
De l’ombre du dehors, de l’espèce de nuit du chemin de ronde, où je suis obligé de rester caché, dans une incomplète sécurité, — toutes ces choses défendues prennent à mes yeux des airs d’enchantement.
La « Sainte » s’est acharnée après moi, ce matin. Vêtue de loques de soie orange, les joues vermillonnées, les yeux dilatés et fous, elle me suit obstinément au sortir du bazar, en proférant à haute voix des choses incompréhensibles, qui me semblent être plutôt des bénédictions : évidemment elle s’est trompée à mes allures et à mes vêtements. Et, inquiet de la sentir derrière moi, je lui jette des pièces de monnaie pour qu’elle me laisse passer mon chemin…
Une heure après, sur la place du Marché. — L’heure bruyante, — l’heure des affaires et de la foule.
Sur cette grande place, qui est une sorte de plaine carrée, s’agitent les burnous et les voiles, toute la foule encapuchonnée et masquée, blanchâtre ou grise, à laquelle les bergers en sayon de poil de chameau mêlent çà et là des tons bruns, et les ânes, des tons roux. Des femmes, par centaines, sont assises à terre, marchandes de pain, marchandes de beurre, marchandes de légumes, à visage invisible, enveloppé de mousseline. Et, derrière cette grande place et cette foule, il y a les hautes murailles de Fez, qui se dressent sombres et gigantesques, écrasant tout, les pointes de leurs créneaux découpées sur le ciel. Naturellement on entend les tambourins, les musettes. Çà et là, les capuchons pointus se pressent les uns contre les autres, font cercle compact autour de captivants spectacles : il y a les charmeurs de serpents ; il y a les gens qui s’enfoncent des lardoires dans la langue ; ceux qui s’entaillent le crâne ; ceux qui se retirent l’œil de l’orbite avec une palette de bois et se le déposent sur la joue ; toute la bohème et toute la truanderie. À moi, qui vais partir après-demain, ces choses déjà familières sembleront bientôt très étonnantes, quand je serai revenu dans notre monde moderne, et que je me les rappellerai de loin. En ce moment, je suis vraiment quelqu’un d’une époque passée, et je me mêle le plus naturellement du monde à cette vie-là, en tout semblable, je pense, à ce que devait être la vie des quartiers populaires à Grenade ou à Cordoue, du temps des Maures.
Demain mon dernier jour. Je laisserai à Fez l’ambassade, qui y est retenue par des lenteurs politiques, et m’en irai seul, avec le capitaine H. de V***, en petite caravane intime, ce qui sera amusant et presque un peu aventureux. Nous nous en irons vers Mékinez, l’autre sainte ville encore plus délabrée et plus morte, et de là vers Tanger l’infidèle où, brusquement, finira notre rêve de passé et d’Islam. Je n’ai pas eu le temps de m’attacher à mon gîte musulman d’ici, qu’il va falloir quitter et oublier, comme j’ai oublié déjà tant d’autres gîtes exotiques semés partout sur la terre. Cependant je m’y serais attardé volontiers une ou deux semaines de plus. Avec quelques tapis, quelques vieilles tentures et quelques armes, il était tout de suite devenu très bien, tout en ne perdant pas ses petits airs de mystère, ses abords difficiles.