Béjarec le faiseur d’enfants

Contes facétieux
Contes de Caliban (p. 3-10).


BÉJAREC LE FAISEUR D’ENFANTS


Vous rappelez-vous l’aventure de cette Américaine extravagante qui amena un jour ses deux filles à Victor Hugo pour que le grand poète daignât semer un peu de la graine de génie lyrique dans la race yankee ? Malgré les affirmations les plus positives, je n’avais jamais beaucoup cru à cette histoire paradoxale. Mais j’avoue que je suis très ébranlé depuis que je connais Béjarec, « le faiseur d’enfants ».

Yan Béjarec a aujourd’hui soixante-seize ans passés ; il n’exerce plus. Mais pendant trente années, il a propagé l’espèce humaine dans nos villages. Comment vous expliquer cela, ô raffinés de la ville, dont tant de romans subtils et de comédies bourgeoises ont faussé la philosophie naturelle et dévoyé le sens moral ? Magistrats de mon pays qui, en pleine crise de dépopulation, autorisez encore le mari infertile à tuer les amants de sa femme, et vous, prédicateurs de la scène, qui ne voulez pas voir que l’adultère n’est, le plus souvent, qu’une reprise normale de la nature, souffrez que je vous présente ce vieux Celte d’Yan Béjarec, coq des poules qui n’en ont pas, et le plus honnête des hommes.

Pour avoir le prétexte de lui laisser quelque monnaie dans la main, car il est pauvre, je lui fais quelquefois poser la barbe et les cheveux, qu’il a encore magnifiques. Par la surabondance pileuse, il ressemble au Jupiter Olympien de Phidias, ce type indétrônable de la beauté mâle, et le père de tous les dieux. Béjarec, à trente ans, devait être prodigieux, et rien de ce qu’on en raconte ici ne m’étonne. Or, la nature, toujours inexorablement logique, avait doublé sa puissance attractive d’une vertu d’étalon qui en était l’expression même, si j’ose pénétrer ses mystères, et lui fatalisait sa destinée terrestre. Il était de toute éternité créé pour tenir tête au malthusianisme. Quant au reste, zéro, et le vieux Yan est plus bête encore que cent choux qui pomment ! Qu’eût-il fait de l’esprit, le bon être, puisque c’est, de nos attributs, celui que la femme prise le moins ?

Béjarec fut d’abord marié. Son mariage même avait, sinon désuni, du moins séparé deux sœurs jumelles qui s’adoraient et ne s’étaient point quittées une minute depuis leur enfance. L’une s’appelait Marie-Anne et l’autre Anne-Marie. Cette dernière se maria à son tour, et le sort voulut que, tandis que Marie-Anne moulait tous les neuf mois un petit ou une petite Béjarec, Anne-Marie demeurât désastreusement stérile. C’est une grande douleur dans nos campagnes et une honte, et les paysans, quoique chrétiens, ont là-dessus des idées du plus pur paganisme. Et Marie-Anne se désolait du chagrin de la chère sœur bréhaigne.

Elle s’en ouvrit un soir à celui qu’elle appelait par badinage son « à-tout-coup », et, de fil en aiguille, elle en vint à lui suggérer de s’en mêler un peu. Cela resterait en famille et elle n’était pas jalouse d’Anne-Marie. Peut-on l’être de sa chair même ? Et puis, elle en avait son compte, étant grosse du onzième, et vraiment sa pauvre bessonne était trop déshéritée, avec son mari invalide !

— Si tu veux, mon Yan, lui dit-elle, j’arrangerai la chose, et personne n’en saura rien que le bon Dieu et nous.

— Vère, fit gravement le brave Béjarec, car il trouvait, lui aussi, sa belle-soeur fort malheureuse.

Marie-Anne s’y prit avec toute l’habileté que son affection fraternelle lui inspirait. Une bonne décoction de pavot endormit Anne-Marie pendant une absence de son homuncule de mari, et neuf mois après, jour pour jour, Béjarec eut un neveu. Toute la famille était aux anges. Et tel fut le premier essai que Yan fit de sa vocation génésique hors de son nid.

Comment l’aventure transpira, voilà ce qu’il n’a jamais su, car, certes, il n’était pas homme à révéler ce secret de famille et c’était un coeur trop simple pour s’enorgueillir du service rendu. Peut-être sa femme ne put-elle dissimuler assez sa fierté ? Toujours est-il qu’à quelque temps de là, un autre mari ridicule et sans progéniture le défia, au cabaret, entre quatre bolées, de renouveler l’exploit à son bénéfice. L’enjeu était d’une vache laitière. Béjarec, époux fidèle, demanda un jour pour réfléchir et consulta la brave Marie-Anne. Elle portait déjà son douzième. Cette considération mise au point par l’appât de la vache laitière, décida de l’événement. Béjarec eut licence et gagna le pari. Cette fois, on en parla dans toute la contrée.

On ne parla même tellement que, huit jours après, une servante vint prier le faiseur d’enfants de vouloir bien se rendre au plus tôt chez une dame du bourg qui désirait lui parler. Il y alla, étant serviable comme pas un. Or, cette dame était en grand deuil d’un mari qu’elle venait d’enterrer. Elle conta à Béjarec que toute la fortune du défunt lui échappait parce que, mariée sous un régime qu’elle lui expliqua vainement, elle n’avait pas d’enfant de son époux.

— La loi, lui dit-elle, m’accorde dix mois encore pour en présenter un à notre notaire, moyennant quoi je puis avoir comme tutrice tous les biens que je perds comme femme.

Et elle ajouta tristement :

— Comptez sur ma reconnaissance !

Lorsque Yan eut enfin compris de quoi il s’agissait, il jugea inutile d’aller prendre avis de Marie-Anne. Il connaissait son cœur, et le temps pressait. Séance tenante, il investit la veuve de l’héritage. Le petit présent qu’il reçut d’elle à cette occasion servit à acheter des souliers à sa marmaille régulière.

Ce nouveau succès établit définitivement le renom prolifique d’Yan Béjarec, car, outre qu’il flattait la haine que les terriens ont pour les chicanes de la loi, on se contait à l’oreille avec quel désintéressement rapide il avait sauvé la fortune de la veuve. Pendant quelque temps, de ci, de là, dans nos villages, on vit, à la tombée du jour, apparaître et disparaître le beau Celte aux longs cheveux ondulés, et les baptêmes foisonnaient dans les églises, comme autant, aux mairies, les déclarations de naissances. Malthus n’en menait pas large, dans les troupeaux bénis du Bon Pasteur.

Avant d’être emportée avant l’âge par son quatorzième, Marie-Anne, la généreuse commère que la Convention eût certainement honorée, présida encore à quelques belles cures opérées par le docteur « à-tout-coup » qu’elle aimait. Il guérit presque sous ses yeux de belles jeunes filles, victimes de la consanguinité de leurs parents et atteintes à leur puberté de ce mal d’hystéro-épilepsie qui les rendait inépousables. Un riche fermier de la côte, qui n’avait que des enfants du sexe féminin et déplorait l’extinction de son nom, très honorable, par défaut de lignée mâle, eut recours à ses bons offices et traita avec Yan à forfait. Béjarec lui donna satisfaction avec son infaillibilité ordinaire et réellement providentielle.

Ce fut alors que Marie-Anne mourut, étrangement tuée par ce quatorzième enfant qui refusait de venir au monde, ne le trouvant pas assez vaste pour lui, et le faiseur demeura seul avec les treize autres, sans fortune ni métier pour les élever. Anne-Marie lui en prit deux, les deux petits, par reconnaissance ; mais ce fut tout, et les onze autres alignaient des dentitions terribles. Le naïf et bon Béjarec, qui ne savait de ses dix doigts rien faire et dont l’instruction était aussi sommaire que son entendement même, vu que, sous ses cheveux splendides, le cervelet avait mangé la cervelle, eut une idée très belle et primitive. Comme de certaines gens, particulièrement constitués, découvrent des sources vives dans les terrains incultes avec la baguette de coudrier, il résolut de féconder, pour vivre, les jachères de la maternité française et, le projet conçu, il se mit tout de suite à l’oeuvre avec courage.

Il ne tarda pas, Dieu aidant, à se former une gentille clientèle, d’abord dans le département, puis aux alentours. On le voyait arriver sur les places des bourgades, toujours net, propre comme un sou, la barbe et les cheveux démêlés et peignés à miracle. Il tirait un accordéon, y jouait de son mieux La Marseillaise, le seul air qu’il sût, et distribuait de petits papiers aux dames de la société. Il était bien rare, oh ! mais bien rare, qu’il s’en allât sans gloire et sans argent ! Sans doute, sa bonne commère de femme veillait sur lui du paradis !

A présent, il est vieux, le beau Celte, et il n’exerce plus, mais il a élevé ses onze enfants en honnête homme. Tous sont casés, les garçons et les filles, à droite, à gauche, il ne sait où, les chers ingrats ! Et il me raconte, en posant, que, sur les routes où il se traîne en attendant l’heure de rejoindre sa bien-aimée femme, les gamins du pays lui jettent quelquefois des pierres.

— Pauvres petits, ils ne savent pas ! dit-il.

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