C’est la faute d’Adam !


C’est la faute d’Adam !
Annuaire des Traditions Populaires, 1888



C’EST LA FAUTE D’ADAM !


(Conte de la Basse-Bretagne.)



Il y avait une fois un pauvre fermier breton et sa femme, qui vivaient péniblement du produit de leur ferme. Ils se donnaient beaucoup de mal et réussissaient peu, si bien que l’homme, qui se nommait Fanch Kerborz, avait l’esprit aigri et murmurait constamment contre le sort, ou plutôt contre Adam, sur qui il rejetait toute la faute. Aussi, répétait-il, chaque fois que quelque malheur lui arrivait à lui ou à ses voisins :

— C’est la faute d’Adam ! Si Adam avait voulu n’être pas si curieux, et ne pas manger la pomme, nous ne serions pas malheureux de la sorte et obligés de gagner notre pain, à la sueur de notre front !…

Et jamais il ne disait :

— S’il plaisait à Dieu, ou si c’était la volonté de Dieu.

Un jour qu’il s’était blessé à la main gauche, avec sa faucille, en coupant du trèfle pour les chevaux, il s’en revenait à la maison, en maugréant et en répétant son éternel refrain :

— C’est la faute d’Adam ! si Adam avait voulu ne pas être si curieux !…

Lorsqu’il rencontra sur sa route un vieillard à barbe blanche et qui lui était inconnu.

— Vous vous êtes blessé à la main, mon brave homme ? lui dit le vieillard, en l’abordant.

— Oui, répondit Fanch, avec ma faucille, en coupant de l’herbe pour les chevaux, et c’est bien malheureux pour moi, car je ne pourrai travailler de longtemps, et j’ai femme et enfants, et je ne suis pas riche, loin de là.

Mais, c’est la faute d’Adam ! si Adam avait voulu, cela ne me serait pas arrivé…

— Et comment Adam peut-il être la cause de votre malheur.

— S’il avait voulu ne pas être si curieux et ne pas manger la pomme, nous ne serions pas obligés de gagner notre pain à la sueur de notre front, moi et mes semblables.

Le vieillard pansa la plaie du fermier, en appliquant dessus des herbes qu’il cueillit au bord du chemin, et le sang, qui coulait abondamment, s’arrêta aussitôt ; puis il dit :

— Si vous voulez suivre mon conseil, vous ne serez plus obligé de travailler, pour vivre à l’aise, vous et votre famille.

— Je ne demande pas mieux, répondit Fanch ; que me faudrait-il faire pour cela ?

— Peu de chose ; voici : Quand vous arriverez à la maison, vous verrez une écuelle renversée sur la bouche, sur le chambranle de la fenêtre qui est près de votre lit ; laissez-la ainsi, sans essayer de savoir ce qu’il y a dessous, et vous ne manquerez de rien, pendant que vous observerez ma recommandation.

— Ce n’est que cela ?

— Ce n’est que cela.

Et le vieillard disparut alors, et Fanch Kerborz regagna sa chaumière et fit part à sa femme de son aventure et du conseil et des promesses de l’inconnu. Ils se promirent d’observer rigoureusement le conseil. À partir de ce moment, tout leur réussissait à souhait, si bien qu’ils devinrent riches, en peu de temps.

L’écuelle resta pendant six ans à la même place, sans avoir été soulevée, malgré la tentation qu’on avait éprouvée, maintes fois, de voir ce qu’il y avait dessous.

Au bout de ce temps, un jour, la femme de Fanch, n’y tenant plus, dit à son mari :

— Il faut voir ce qu’il y a sous l’écuelle.

— Vous savez bien, femme, qu’on nous l’a défendu, et ce qu’on nous a prédit, si nous cédions à la curiosité.

— Bast ! à présent que nous sommes riches, nous n’avons plus tant à nous inquiéter de cette prédiction ; et puis, nous ne soulèverons que très légèrement le bord de l’écuelle, seulement assez pour voir ce qu’il y a dessous, et le vieillard n’en saura rien ; d’ailleurs, on ne l’a pas revu dans le pays, depuis que vous l’avez rencontré, pour la première fois, et il n’y reviendra sans doute pas.

Fanch ne répliqua pas ; sa femme souleva légèrement et avec de grandes précautions le bord de l’écuelle, et aussitôt un petit oiseau s’en élança, qui s’envola par la fenêtre C’était leur bonne chance qui les quittait.

Les deux époux se regardèrent, tout ébahis.

— Nous avons mal fait ! dit Fanch, après un moment de silence.

À partir de ce jour, rien ne leur réussissait plus : ils perdirent leur bétail, dans une épidémie ; un orage détruisit toute leur récolte ; un incendie. consuma leur habitation avec tout le mobilier ; enfin, leur fils ainé fut mordu par un chien enragé et devint enragé lui-même, si bien qu’il fallut l’étouffer entre deux couettes. En moins d’un an, ils furent réduits à leur situation première.

Fanch rencontra alors le vieillard inconnu, dans le même chemin où il l’avait vu la première fois.

— Vous avez regardé ce qu’il y avait sous l’écuelle, lui dit l’inconnu.

Hélas ! oui, pour mon malheur ; mais c’est la faute de ma femme ; c’est elle qui est cause que l’oiseau s’est envolé.

— Il ne fallait pas la laisser faire ; mais vous étiez aussi curieux qu’elle de savoir ce que cachait l’écuelle.

Vous disiez sans cesse : « C’est la faute d’Adam ! si Adam n’avait pas été si curieux, nous ne serions pas si malheureux, sur la terre, et obligés de gagner notre pain, à la sueur de notre front ! » Eh bien, vous pourrez à présent, vous faire le même reproche que vous adressiez auparavant à Adam, et dire que c’est votre faute à vous-même.

Ayant ainsi parlé, le vieillard disparut.

Qui était-ce ? Adam, sans doute ; à moins que ce ne fût le bon Dieu lui-même.

Conté en breton par Marguerite Philippe, à Plouaret, septembre 1886.

Recueilli et traduit par F.-M. Luzel.


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