CLÉMENT BRENTANO.

LETTRES DE JEUNESSE DE CLÉMENT À BETTINA[1]

Il y a quelque vingt ans, si l’on nous eût demandé comment finirait un jour la jeune pensionnaire qui débutait dans la vie par la correspondance d’Un Enfant avec Goethe, la question, avouons-le, nous eût profondément embarrassés. Avec cette cervelle effervescente, ce cœur émancipé dès le premier âge, tout était à prévoir. Aujourd’hui, le phénomène surprendrait moins, nous en avons tant vu depuis. Au XVIe siècle, une femme qui se serait annoncée de la sorte n’eût point manqué de devenir, sur ses vieux jours, nonne ou sorcière. Par malheur, au temps où nous vivons, on ne croit plus aux sorcières, et la vie des cloîtres a perdu bien de sa poésie ; en revanche, nous avons la femme libre. En Allemagne, l’emploi ne laissait pas d’offrir sa nouveauté, Bettina le prit, et nous dirons à sa louange qu’elle s’en acquitte à merveille. Impossible de mieux se draper en oracle, de parler d’un ton plus résolu au roi de Prusse, d’un air plus inspiré à la jeunesse des écoles, de paraphraser en style romantique, en périodes musicales pleines de fantaisie et d’élégance, toutes les théories socialistes, toutes les idées d’avenir en germe au sein de la jeune Allemagne, et de faire plus ingénieusement amnistier par le lyrisme de la forme des choses qui, simplement dites, eussent envoyé leur auteur méditer cinq ou six mois en prison. Goethe et Mirabeau, Caroline de Günderode et l’abbé Sieyès, Clément Brentano, Sophie Laroche et Beethoven ! les noms ne lui coûtent rien, elle s’en saisit au hasard, comme d’un écheveau qui lui sert à dévider le fil de soie de sa quenouille. On devine quel singulier cliquetis doit résulter d’un pareil assemblage ; tout cela est romanesque, bizarre, désordonné ; n’importe, au milieu de tant d’extravagances, le trait de génie perce ; il y a l’étoile en ce chaos. On a dit du chanteur Garat que c’était la musique même, semblable remarque pourrait se faire au sujet de l’enfant ; Bettina, c’est la poésie ni plus ni moins. Prenez son premier livre, cette folle correspondance avec Goethe, le seul après tout d’entre ses ouvrages où l’originalité de sa nature ait franchement passé, vit-on jamais fredaine si sublime ? Un souffle inspiré court à travers ces pages frémissantes qu’il anime comme ferait une brise du ciel glissant sous les profondeurs d’un bois sacré. Épanchement d’une ame qui déborde, ces lettres ont en elles je ne sais quoi d’enivrant qui vous monte au cerveau ; à la vérité, l’ivresse ne se prolonge pas, chez vous du moins, qui bientôt laissez aller le volume et vous surprenez à sourire. Cependant, la pointe de scepticisme que tout lecteur qui sait son monde se doit à lui-même une fois émoussée, vous y revenez, et, bon gré mal gré, finissez par suivre jusqu’au bout cet enfant exalté que son génie entraîne tantôt par la main le long des prés en fleur, tantôt sur son aile de flamme vers les campagnes du ciel et les royaumes étoilés où Bettina va saisir la musique des sphères, pour vous en rapporter tout à l’heure en chuchotant les mystérieux accords, effrayée elle-même des étranges secrets qui lui échappent, et dont elle mesure à peine la profondeur. Du reste, le mysticisme de l’enfant n’a rien qui doive trop nous étonner ; la sœur de Clément Brentano était à bonne source, et, pour peu qu’on veuille remonter aux écrits de Wackenroeder, à toute cette littérature d’illuminés que suscita le mouvement romantique de Tieck et des Schlegel, et dont se dégage idéale et pure la figure platonicienne de Novalis, on verra par quelles influences d’atmosphère Bettina ne pouvait manquer d’être amenée à cet état d’exaltation que respire sa correspondance.

J’ai parlé de Wackenroeder, jeune écrivain de la pléiade berlinoise que la mort prit au lendemain de ses débuts, extatique auteur d’un petit livre intitulé : Épanchemens de cœur d’un Religieux dilettante (Herzenergiessungen eines Kunsliebenden Klosterbruders). Ce titre indique assez les tendances de l’ouvrage. On n’imagine rien de plus chaleureux, de plus fervent, de plus empreint d’enthousiasme et d’ascétisme ; ce sont à tout propos des hymnes adressés à Cimabuë, à Fra Angelo da Fiesole, à Raphaël ; et encore les saints artistes ne figurent-ils là que comme simples échelons d’où s’élance, pour aller se perdre au sein d’abstractions nébuleuses, le délire apocalyptique du jeune néophyte. « En l’absence de belles créatures, je me sers de certains types que j’ai dans l’ame[2], » s’écriait le peintre immortel de la Madona di San-Sisto. Ainsi de Wackenroeder ; en l’absence d’une idée dominante où vînt s’abîmer son mysticisme, il évoquait l’art et ses interprètes. — Maintenant, au lieu du pâle et maladif jeune homme, supposez une nature active, nerveuse, bondissante, une espiègle de bonne humeur comme l’enfant devait l’être à seize ans ; au lieu d’une ame languissante qui s’épuise à chercher au dehors un élément à son exaltation, supposez une ame amoureuse, ardente, affolée de tout et qui déborde, et, les mêmes influences étant données, vous aurez le mysticisme de Bettina, c’est-à-dire le plus singulier, le plus incroyable, le plus barroque qui se puisse rencontrer, un mysticisme sentimental et religieux, littéraire et philosophique, plein de bruits du printemps et de musique de Beethoven, et qui, somme toute, finit par vous aller au cœur et raviver en lui maintes émotions de jeunesse dont nous ne distinguions plus la profondeur, comme si (me passera-t-on ce langage ?) dès long-temps l’herbe avait poussé dessus.

Un ingénieux critique, M. Kühne, la plume la plus vigilante et la plus active de la jeune phalange, écrivait naguère très spirituellement que Bettina avait passé sa vie à improviser toute sorte de ballets plus fantastiques les uns que les autres. D’abord ce fut Goethe qu’elle mit sur le piédestal du sanctuaire, uniquement pour décrire autour de lui, avec ou sans écharpe, des pas de bayadère ou de bacchante. Puis vint le tour de Caroline de Günderode, la douce fille cloîtrée qu’elle alla chercher jusqu’au fond de sa cellule de nonne pour la travestir en idole. Enfin, dernièrement, dans son livre politique, c’était encore un pas de trois qu’elle exécutait devant les yeux du roi de Prusse entre M. le bourgmestre et M. le pasteur, une façon de grave menuet sur une de ces ritournelles sérieusement bouffonnes qui eussent édifié nos pères, et que les sceptiques du jour accueillent le sourire aux lèvres. Je ne sais, mais je me trompe, ou ce livre nouveau, cette prétendue correspondance de Clément Brentano, rédigée après coup, n’est qu’une quatrième répétition du manége favori, et le bon Clément m’a bien l’air de venir poser là dans le seul but de fournir à la bayadère allemande l’occasion de révéler au public certains entrechats de fraîche date et de l’initier à plusieurs ronds de jambe dont Fanny Elssler elle-même, en dépit des leçons de M. de Gentz, ne s’était jamais doutée.

Mais voyons d’abord ces correspondances telles que Bettina nous les présente, quitte à discuter ensuite la question d’authenticité. « Couronne printanière de Clément Brentano, tressée à sa mémoire avec ses lettres de jeunesse, et selon ses propres souhaits exprimés par écrit ; » ce titre, si étrange qu’il puisse paraître, indique assez sous quels auspices l’ouvrage prétend se produire, et d’ailleurs voici qui, à défaut du titre, semblerait devoir lever toute équivoque : « Chère enfant, écrit Clément à Bettina, conserve mes lettres, prends bien garde qu’elles ne s’égarent ; c’est ce que j’ai écrit de plus fervent, de plus rempli d’amour dans ma vie. Je veux un jour les relire et me retirer en elles comme en un paradis. Les tiennes me sont sacrées. » Et plus loin, dans un style non moins enveloppé de mysticisme, et renchérissant encore sur la première recommandation : « Ne perds aucune de mes lettres, garde-les saintement ; je les destine à me rappeler la meilleure partie de moi-même. Lorsque les spectres me poursuivront et que je serai mort, tresse-m’en une couronne. » Le mot y est. — Je n’ai pas besoin d’insister sur ce qu’il y a de bizarre et de maladif dans ce style. Quiconque sait le moins du monde quel était ce Clément Brentano s’attend à tout. Nature poétique, du reste, il a écrit nombre de merveilleuses fantaisies dans le goût romantique du moyen-âge, et nul mieux que lui n’a su enjoliver d’arabesques variées et de majuscules d’or le burin sec et nu d’une vignette populaire ; mais cette imagination, vers quel abîme de terreurs et de pratiques superstitieuses ne devait-elle pas l’entraîner ? Nouvelliste visionnaire, peintre exalté de je ne sais quel martyrologe fantastique à la manière d’Höllen-Breughel, il lia commerce avec les somnambules et l’entretint. C’était l’humeur la plus extravagante, le véritable frère de Bettina avec plus de portée dans l’esprit, à ses bonnes heures s’entend ; car, dans cette famille des Brentano, les momens lucides se comptent.

Il était d’origine méridionale, et vous eussiez dit qu’une lave lui consumait le sang. Il y avait du moine africain, de l’ascète chez cet homme toujours en chasse de fantômes, et dont l’intelligence portait un cilice. Comme s’il eût craint que les sujets d’épouvante ne vinssent à lui manquer, on le vit, sur la fin, se faire le confident de la sœur Emmerique, cette augustine du cloître d’Agnetenberg, à Dülmen, à la mémoire de laquelle il écrivit tout un volume. Ce fut le comte Léopold Stolberg qui le mit en rapport avec la sainte cataleptique. Brentano passa des années auprès d’elle, notant chaque vision, saisissant chaque mot au passage. Nous avons vu Kerner renouveler le manége à propos de cette somnambule de Prévorst dont il a recueilli l’histoire, nous allions dire la légende. Histoire ou légende, le volume de Clément Brentano est des plus curieux ; je crois même que M. de Montalembert l’a traduit ; dans tous les cas, je le lui recommande. Sainte Élisabeth de Hongrie n’offre pas à l’inspiration de la muse néo-catholique une somme de miracles plus intéressans, une série de dessins plus propres à recevoir les mignonnes enluminures qu’affectionne tant un certain dilettantisme religieux ayant cours. Sœur Emmerique vivait dans la contemplation mystique de la passion de notre Seigneur, si bien qu’elle en était restée marquée des stigmates du crucifiement. Chaque année, aux approches de la sainte semaine, les cinq plaies reparaissaient ; sur ses mains, sur ses pieds une rougeur surnaturelle indiquait l’empreinte des clous sacrés ; un sillon écarlate figurait sur son cœur le coup de lance, et le vendredi, au moment où le voile du temple se déchire, son front cataleptique, devenu moite, laissait perler une rosée de sang. Lorsque Brentano vint à elle, sœur Emmerique le connaissait déjà pour l’avoir vu dans ses rêves. La visionnaire s’exprimait le plus souvent en paroles d’une naïveté enfantine. « Un jour, écrit Clément, je venais de glorifier devant elle la piété de quelques protestans, saintes ames à qui je devais mille bienfaits : Emmerique avait abondé dans mon sens ; tout à coup elle s’endort. À peine ses yeux sont-ils fermés qu’elle m’attire par le bras : « Sors de cette allée glissante et déserte, murmura-t-elle, où les fleurs tombent incessamment sans rien produire, et dirige-toi vers ce pommier chargé de fruits où des anges sont assis. » — Elle tenait les juifs en grande compassion, les regardant tous comme fermés à la grace ; pour les luthériens, au contraire, elle admettait des exceptions. Lorsque Stolberg mourut, elle vit Luther non point dans les flammes, mais se démenant et grimaçant comme un possédé. Autour de lui s’agitait une multitude furieuse qui le maudissait et lui montrait les poings. « Je n’ai jamais vu de spectre, disait un jour Clément à Kerner, mais que j’en aie entendu, cela je puis l’affirmer. » — Quand la mère d’Emmerique mourut, sa petite sœur, enfant débile et malade, en reçut un contre-coup terrible, et chaque soir, lorsque nous étions retirés tous les trois dans la chambre, une voix semblable à la voix de la défunte s’élevait, appelant la petite et prononçant distinctement le nom de Marie. C’était à faire dresser les cheveux sur la tête. » Puis il ajoutait : « La fin de sœur Emmerique fut pénible ; toutes ces saintes natures ont de la difficulté à mourir. Un instant avant de rendre l’ame, elle s’accusa d’être la plus grande pécheresse, se recommanda à la miséricorde de Jésus, et alors seulement elle put mourir. Elle était si bonne, son visage parfois rayonnait comme d’une auréole, et je lui dois d’avoir appris que la sainteté seule est belle. » Tout en causant ainsi, les larmes lui venaient aux yeux, et il finissait en s’écriant : « J’ai le désespoir dans le cœur quand je songe combien je suis indigne de parler de choses semblables. »

En racontant les extases de la bonne sœur, nous allions oublier de dire qu’elle avait coutume de rapporter de ses pèlerinages quotidiens aux campagnes du paradis des albums entiers de figures et de paysages que le Murillo de l’école moderne de Dusseldorf, le mystique Steinle, n’a pas dédaigné de reproduire trait pour trait dans les dessins qui servent d’illustrations à l’histoire de la nonne de Dülmen. L’ame d’Emmerique allait aussi en rêve visiter Marie-Antoinette dans son cachot, mais sans savoir qui elle était. Plus tard seulement, la nonne, apercevant un portrait de la reine, reconnut en lui la pieuse dame avec laquelle elle s’était mise tant de fois en communauté de prière. Par occasion, il prenait fantaisie à la nonne de pousser jusqu’à l’Himalaya ses promenades somnambulantes, et de ces pérégrinations, bien qu’elles ne s’effectuassent qu’en songe, elle revenait la plupart du temps avec des ampoules aux pieds ; son guide surnaturel planait devant elle, l’encourageant lorsque les forces lui manquaient.

Avant sœur Emmerique, une autre passion de Brentano avait été la Günderode, celle dont la fantasque Bettina devait plus tard si ingénieusement broder l’histoire. Chose étrange, le poignard qui servit à l’infortunée Caroline pour consommer son suicide, ce fut Brentano qui le lui donna ; ce fut lui encore qui la mit en relation avec l’homme auquel il était réservé d’exercer une si fatale influence sur sa destinée. « Sans moi, dit Brentano, elle serait morte protestante ; c’était une douce nature, ajoute-t-il, faite pour le recueillement et la prière. »

Il lisait à merveille, d’une voix profonde et sonore. Kerner le comparait à Lenau, le lyrique souabe, mais pour l’originalité seulement, car chacun avait sa manière, qui lui était propre. Tieck, dont nous parlions dernièrement, complétait ce trio ; mais, avec Tieck, on sent peut-être un peu le virtuose ; chez Lenau, c’est la voix qui vous enchante, une sorte de musique éolienne qui rappelle le son des harpes. Quand Brentano lisait, l’atmosphère devenait aussitôt fantastique. Vous eussiez dit qu’il rêvait. Ces lectures de Clément Brentano ont laissé à Weinsberg, dans la poétique retraite du bon Kerner, de merveilleux souvenirs, qui ne s’effaceront jamais. Une femme d’esprit en a même recueilli, pour les livrer au public, les plus saisissantes impressions. « On aurait souhaité alors d’être tout oreille, écrit Mme Emma de Niendorf dans son agréable petit volume de réminiscences. Votre ame altérée s’abreuvait de cette musique d’idées ; on se serait cru dans un de ces bois enchantés où circulent des voix d’une douceur ineffable, mais si tristes, si divinement tristes, qu’on voudrait mourir en les écoutant. Rien de profane ; du commencement à la fin, le mystère ne se démentait pas ; c’était comme si vous eussiez regardé à travers une fente sombre dans je ne sais quelle mine remplie d’éblouissantes émeraudes, dans je ne sais quel féerique jardin caché au fond des sacrés abîmes de la terre ; vous eussiez dit plutôt ces îles de fleurs au sein de la neige immaculée, s’épanouissant, calice contre calice, dans la solitude des glaciers ; ces virginales fleurs des Alpes, dont la mélodie, parfum et couleur, n’appartient qu’au ciel, et qui, seulement comprises de lui, s’exhalent comme dans la solitude d’un cloître du sein de ces éternelles cathédrales faites de glace et de granit. »

Un soir qu’ils étaient réunis autour de la lampe de famille, la conversation vint à rouler sur la Günderode. Le sujet plaisait au petit cercle, et, de temps en temps, on aimait à le reprendre. Brentano, qui avait rimé ce jour-là, tira de sa poche un court poème à la mémoire de son amie, une sorte de pièce allégorique dont je regrette de ne pouvoir donner ici que l’esquisse. Je doute d’ailleurs que le texte original en ait jamais été publié. C’est un dialogue romantique entre le pèlerin (Clément) et l’enfant (Caroline de Günderode). — Vous assistez d’abord au paisible développement de l’enfance, à ces charmans ébats du dimanche lorsqu’on vient visiter les grands parens. Quelle joie alors de courir sur les meubles, de chiffonner les rideaux, d’éparpiller dans tous les coins les mille pierres du cabinet de minéralogie ! En ces folles équipées auxquelles la petite sœur s’associe, la peur des araignées est à peu près la seule préoccupation qui trouble notre espiègle. Bientôt viennent d’autres jeux. Sous la coupole azurée du ciel d’Orient, l’Alhambra nous révèle ses prodiges. Là, parmi les créneaux dentelés, à travers des forêts de sveltes colonnes de marbre, au bord des bassins de cristal, dont l’oranger et le laurier embaument la transparence, erre la jeune fille. Au fond d’un magique bosquet, non loin du réservoir d’où jaillit le flot sonore et limpide, brille une couronne de fleurs. Là se tient Gatzull, le plus beau des chevaliers maures, gardant les fleurs mystérieuses. Infortuné chevalier, qu’est devenue ta douce bien-aimée, que sont devenus les jours de mai d’un passé rayonnant ? Depuis des siècles, Gatzull attend que sa princesse vienne. Ô prodige ! la voilà qui s’avance vers lui ; c’est elle. Le prince maure tombe aux pieds de la jeune fille. Désormais le charme est rompu. — Ainsi rêvait Caroline par une belle nuit d’été, pendant que la lune argentée montait au ciel d’azur et que le rossignol vocalisait dans la feuillée. — Tout à coup la scène change, et la vision aérienne disparaît. Voici venir par les chemins et trottant sur son âne la divine mère du Seigneur, sainte Marie de Judée. Elle s’approche de la jeune fille, et d’une voix pleine d’amour : « Viens, lui dit-elle, viens avec moi, saisis le pan de ma robe, comme jadis, enfant, tu t’attachais à la jupe de ta mère, viens et me suis. » — Pour peu qu’on veuille se rappeler les diverses périodes de la romanesque existence à laquelle il est fait allusion, on aura le sens secret de la légende. Aussi nous dispenserons-nous de l’expliquer ; nous aimons mieux recommander l’aimable motif à la fantaisie d’un de nos poètes, de M. Sainte-Beuve, par exemple, si heureux d’ordinaire en ces élaborations ingénieuses, et qui trouverait là peut-être un pendant à certaine page exquise des Consolations, imitée de la Vita Nova.

On a dit de Brentano qu’il n’avait qu’à ouvrir ses poches pour que des légions d’anges et de gnomes s’en échappassent ; le mot est vrai. En revanche, les pures préoccupations d’artiste n’occupèrent jamais qu’une place bien mince dans son cerveau. Tout entier aux caprices du moment, à ses boutades, il ne se doute point de ces sollicitudes curieuses dont certains lettrés entourent la chère œuvre, de ces soins paternels qu’on apporte si volontiers à la protéger aux débuts. Ce n’est pas lui dont le cœur eût bondi de joie à l’aspect du précieux volume. Au contraire, il avait horreur de se voir imprimé. « C’est pour moi une douleur insupportable, répétait-il souvent ; figurez-vous une jeune fille forcée d’exécuter pour divertir les gens une danse qu’elle aurait apprise aux dépens de son innocence et de son repos. J’ai écrit au moins autant de livres que ma sœur, mais je garde sur elle l’avantage de les avoir tous jetés au feu. » Parfois il lui arrivait de s’enfermer chez lui, d’allumer des cierges, et de se mettre ensuite à prier des nuits entières pour ceux qui souffrent. Singulière chose que cette fusion de l’esprit méridional et du génie du nord, dont cet homme offre le phénomène. J’ai dit qu’il y avait de l’ascète chez Brentano, du religieux extatique des bords du Nil, du thaumaturge ; il y avait aussi du don Quichotte.

Mais revenons à ces prétendues correspondances de Clément Brentano, à cette couronne printanière que la Bettina se pose avec tant de complaisance sur le front tout en ayant l’air de la tresser à la mémoire de son frère. Puisque Mme la baronne d’Arnim était si préoccupée d’élever un monument aux mânes de Clément Brentano, que ne nous donnait-elle une édition revue et définitive des poésies du mystique rêveur ? Là du moins le zèle pieux qu’elle aime tant à montrer se fût, il semble, exercé plus utilement. Il fallait choisir soigneusement parmi les meilleures pièces, annoter au besoin et composer de la sorte un petit volume où les esprits curieux de toute chose en littérature, même d’extravagances, fussent allés chercher le véritable sens de cette imagination bizarre, de cette riche intelligence enfouie sous un fatras cabalistique et démonologique, à travers lequel l’étincelle perce pourtant par intervalles. C’eût été là un méritoire service rendu au souvenir de Clément, un service d’autant plus réel, que ses poésies, je parle des meilleures, de celles qu’une heure sereine et lucide vit éclore, portent en général le cachet de son originalité. En-deçà comme au-delà des morceaux dont je parle, qu’il s’agisse de causerie intime ou de confidences épistolaires, vous ne trouverez guère que prélude ou bien écho affaibli. La préoccupation unique de Mme d’Arnim en cette affaire était de donner un certain montant à quelques divagations échappées à la jeunesse de son frère. De là des remaniemens continuels du texte, dont le lecteur ne saurait être dupe, toute sorte d’arrangemens, d’impromptus à tête reposée dont le moindre défaut n’est pas toujours de mettre au bout de la plume de Clément le style individuel, caractéristique de Bettina. Le malheur veut qu’un tel système ait quelque peu vieilli ; Mme d’Arnim n’en est pas aux débuts avec ces interpolations singulières, et quand on a mis en prose des vers de Goethe pour laisser croire aux gens que la redite, l’illustration, était du côté du poète, tandis qu’elle, l’enfant, donnait le motif génial, on peut tout se passer en fait de caprices de ce genre. Je le répète, le procédé n’a point changé, c’est toujours le même exercice, la même pirouette ; seulement, cette fois, notre zingara décrit ses évolutions autour de l’ombre de son frère trépassé, ce qui donne au ballet une physionomie éminemment fantastique, et vous force à songer au célèbre pas de la nonne au troisième acte de Robert-le-Diable. Un peu de musique de Meyerbeer ici conviendrait à merveille.

Je doute que ces lettres aient jamais été écrites, en tant que correspondance du moins. Qu’elles existassent à l’état de fragmens épars, de notes dispersées sur les feuillets d’un livre de jeunesse, remanié après coup, on l’admettrait plutôt. Le fait est que ces lettres sont sans date ; pour la plupart, elles ont trait à des évènemens de la révolution française. Le duc de Choiseul habite à Francfort la même rue que Bettina ; tous les après-midi, le noble émigré se rend à la maison Brentano, où le prince d’Aremberg arrive aussi chargé d’un dossier de lettres de Sieyès, de Mercier, de Pétion, et de tant d’autres, documens « intéressant au plus haut point les destinées du monde. » Tout ce que Bettina entend là « met sa jeune ame en désaccord avec ce que le monde lui présente, et lève à ses yeux le voile de la corruption. » Le soir, lorsque chacun s’est retiré, l’aïeule et l’enfant causent ensemble ; d’ordinaire l’entretien roule sur Mirabeau, qu’on appelle une comète enflammant tout à son approche. La vieille pousse même l’admiration pour l’illustre orateur de la constituante jusqu’à faire des extraits de ses lettres ; et, donnant une épingle à Bettina, elle lui enjoint de piquer au hasard le papier. Or, l’épingle fatidique attrape cet aphorisme : que « la puissance de l’habitude est une chaîne que les plus grands génies ont eux-mêmes beaucoup de peine à rompre. » Là-dessus toute sorte d’apostrophes déclamatoires en l’honneur de Mirabeau. « Son esprit, s’écrie l’enfant en un mouvement d’exaltation digne d’une prêtresse d’Apollon Pythien, son esprit a passé dans mon sang ; je lui devrai de me tenir jusqu’à la fin en garde contre cet esclavage de l’habitude. » Puis, reprenant le dithyrambe : « Ah ! Clément ! écrit-elle à son frère, ce Mirabeau, que je voudrais donc être en sa présence ! Dès que je pense à lui, je sens mon visage qui brûle. De toute la puissance de mes bras, de mes yeux, de tout ce qui chez moi peut étreindre, je voudrais embrasser ses genoux, les genoux du héros qui porte sur sa lèvre les destinées du peuple, qui anime ce peuple, qui l’embrase au souffle de sa bouche. » C’est textuel. Ne dirait-on pas que le grand homme est là, qu’il se dresse au milieu de l’action, de la lutte, dont ces paroles pleines d’enthousiasme semblent un écho vibrant et rapproché ? Patience, nous verrons tout à l’heure. Elle reçoit de son héros une silhouette au crayon ; c’était la manie du temps ; nous en avions, si l’on s’en souvient, déjà surpris l’exemple dans le commerce épistolaire de Goethe et de Mme la comtesse Auguste Stolberg. Une note de Lavater accompagne le croquis ; le mystique cicérone du visage humain ne trouve aucune expression aux traits de Mirabeau. Cette face de l’orateur populaire lui paraît une caricature ; il y découvre le symbole du raccornissement de l’ame. Le nez de Mirabeau, au dire du grammairien de la physionomie, indique bien mieux un rustre qu’un héros ; ses lèvres, tuméfiées et pendantes par les coins, n’annoncent aucun sentiment honnête ; son œil brille, mais d’une sombre arrogance, et son front porte la marque d’une énergie sans pudeur plutôt que les nobles indices du courage. En un mot, c’est la caricature du génie, une exaltation voisine de la démence. À ce commentaire peu flatté, on l’avouera, du masque de son idole, l’enfant devient pourpre de colère et bondit comme un jaguar blessé. « Creusé de petite vérole, dites-vous ? eh ! que m’importe, à moi ? c’est dans le creux de son intelligence que je veux m’étendre, c’est là que je veux m’ensevelir ! » Ce petit accès de rage, si ridicule qu’il soit, se comprendrait encore comme un résultat des passions du moment ; mais, je le demande, que penser d’un pareil fanatisme combiné froidement, après coup, et devenant un effet ? Mirabeau mourut au commencement d’avril 1791, et, en admettant que la cervelle volcanique de l’enfant ait bouillonné pour les héros de la constituante et de la convention, Bettina se trouverait avoir à l’heure qu’il est soixante-dix ans, ni plus ni moins ; ce qui, je pense, ne ferait nullement le compte de Mme d’Arnim. Du poète ou de la femme, lequel des deux se trompe ? je gage que, s’il fallait opter, la spirituelle baronne s’arrangerait encore pour donner raison au poète, même au risque de passer pour centenaire. Cent ans, après tout, n’est-ce point l’âge des fées ?

Dans les œuvres d’imagination, qui en doute ? les dates ont moins d’importance, et, pour quelques anachronismes qui se rencontrent, on serait mal venu de chicaner un auteur ; mais des correspondances qu’on publie sous la responsabilité d’un nom littéraire honorablement connu de toute l’Allemagne peuvent-elles donc prétendre aux libertés que s’adjuge à bon droit un conte fantastique ? Derrière cette enfant qui sue sang et eau pour me faire croire à la naïveté de ses expansions romanesques, au sincère élan de ses enthousiasmes, je ne vois qu’une matrone occupée à repasser les souvenirs d’autrefois, à recueillir des lettres de jeunesse qu’elle annote ingénieusement, et dont elle va semant les marges de mille découvertes venues avec l’âge en un cœur resté cependant toujours jeune. M. Kühne le critique, dont nous parlions plus haut, l’a dit excellemment : « Si Bettina eût ressenti tout ce qu’elle prétend avoir ressenti, elle ne s’en serait pas tenue aux paroles, et le monde aurait salué en elle une moderne Jeanne d’Arc. »

Son frère, Clément Brentano, la jugeait bien : « C’est un bouquet dénoué, s’écriait-il souvent ; les fleurs y sont, il y en a même de fort rares dans le nombre ; mais, pour rassembler tout cela, aucun lien. » Folle et bizarre nature vouée pour la vie à toutes les excentriques puérilités de ces malheureux petits êtres qu’un hasard terrible baptise à leur naissance du nom d’enfant de génie ! À neuf ans, elle aspirait à vivre de la vie d’une fleur, et tandis qu’elle se roulait dans l’herbe, au soleil, sa compagne allait remplir un arrosoir à la fontaine pour le lui répandre ensuite sur la tête, ni plus ni moins que s’il se fût agi d’une tulipe ou d’un cactus opuntia, flore cœruleo odoratissimo. Cependant aujourd’hui encore, à Berlin, l’enfantillage continue. À la vérité, on a renoncé aux tapis de gazon, un rhumatisme est si vite pris ; mais il reste, Dieu merci, les tapis d’Orient pour y faire la chatte et la couleuvre, et soupirer d’un accent plein de cajolerie enfantine : « Bettina veut dormir (die Bettina will schlaffen). » Cette originalité affichée ainsi à tout propos, ce calcul chez les femmes de l’effet à tout prix, est, à mon sens, le pire fléau qu’ait produit la divulgation de l’esprit littéraire, de l’esprit artiste particulier à notre époque. À défaut des attributs du génie, on s’en est adjugé les travers. Les femmes surtout, plus impressionnables, plus faciles à se payer de vanités, ont donné en plein dans cet amour de l’accessoire. Parmi tant de cervelles creuses, plus d’un grand esprit s’est rencontré sans doute, et nous n’en déplorons que davantage de l’avoir vu se mettre en dehors des convenances. On ne sait point assez combien la façon de vivre, la tenue d’un auteur influe sur l’autorité de sa parole, et quel lustre un beau livre peut recevoir de la dignité personnelle de celui qui l’écrit. Mais je m’aperçois qu’un pareil raisonnement me conduit tout droit à Mme de Sévigné, ce qui nous éloignerait singulièrement de notre sujet. Entre l’esprit le plus charmant, le plus orné, le plus du monde qu’il y ait eu, et Bettina, l’enfant de la nature, aucun rapport ne saurait exister. À propos de cette appellation souvent donnée à Bettina, je reviens encore à Brentano.

Clément raffolait de sa sœur ; s’il en parlait, c’était avec complaisance et de façon tout humoristique. À la fois railleur et tendre, d’une verve sarcastique entrecoupée de traits pleins de bonhomie et de sensibilité, il aimait à vous initier aux mille contrastes de cette nature insaisissable, et comme ce peintre qui, d’un coup de pinceau, fait d’une tête d’enfant qui pleure un frais et gracieux visage souriant d’aise, il vous donnait d’un même crayon l’ange et le lutin. « La vie de Bettina est impardonnable, disait-il, mais non blâmable. » Plusieurs fois il lui prit fantaisie de consulter la visionnaire à l’endroit de sa sœur. « Pour celle-ci je ne puis pas prier, répondit toujours Emmerique ; elle vit avec la nature. » D’une dévotion ascétique dans ses pratiques, et dans son extérieur d’une dignité hautaine quelque peu farouche, il avait en lui du prêtre catholique espagnol, de l’inquisiteur. Son visage rappelait celui de Goethe, et lorsqu’il paraissait la tête haute et grisonnante, l’œil en feu, la joue hâlée par le soleil et sillonnée par l’habitude des larmes, vous eussiez dit, en dépit de sa lévite violette à la coupe du jour, d’une peinture italienne du temps des Médicis. Il entrait chez vous comme un spectre, et, pour peu que le vent fût au sombre, prenait place sans articuler un mot ; en revanche, aux temps d’épanchemens, sa causerie avait de singuliers éclairs. Les bras accoudés sur la table, la lampe derrière lui, placée de manière à ne point offusquer sa vue, il fallait l’entendre pérorer de la science et de la religion, du ciel et de l’enfer, de omni re scibili. « Pauvre homme que je suis, disait-il à Kerner, parce que la poésie m’emportait dans l’air comme un ballon, n’ai-je pas été me croire un intéressant personnage ! En fait de religion, je m’étais égaré complètement. Combien de nuits j’ai passées dans les larmes à prier Dieu de m’enseigner quoi que ce fût où me rattacher ! Je ne sais quel jeu du destin me fit connaître Emmerique… J’ai le malheur de ne point savoir me borner dans mes affections ; c’est au point que je m’épouvante dès que je sens qu’un individu va m’intéresser. Chacun m’emporte un lambeau de moi-même. Je ne comprends rien à la modération, à la mesure ; je n’ai jamais su verser de l’eau dans un verre sans le faire déborder. » C’était, on le voit, un tempérament fait pour l’illuminisme, « le calice où le vin céleste n’avait qu’à se répandre. » Le premier livre qu’il médita fut un manuscrit du XIVe siècle, « les lettres d’une recluse à son confesseur. » Brentano avait même extrait du volume plusieurs passages, entre autres celui-ci, tout empreint des graves mystiques du légendaire et qu’il se plaisait à citer. — La nonne y raconte que dans une de ses extases elle s’est mariée avec son divin Seigneur, et décrit l’appareil symbolique des vêtemens qu’elle portait aux fiançailles : d’abord un voile en triangle (allusion à la trinité, puis une tunique de pourpre (l’amour), puis une ceinture blanche (la pudeur), de blanches sandales (la pureté), etc., etc. De cet hymen sept enfans sont issus, en premier lieu : l’Obéissance, l’Humilité, l’Abstinence et la Pauvreté, ces deux derniers toujours à la maison et ne quittant point leur mère d’un instant. Plus tard sont nées la Patience et la Douleur, et enfin la Paix en Dieu, la quiétude. La nonne décrit ensuite la chambrette nuptiale qu’elle habite avec son époux divin, et les doux entretiens qu’elle et lui ont ensemble. — En assistant aux lectures de cet homme, à ses incroyables spéculations, je me demande si c’était bien là un contemporain. Avec son tempérament fanatique, sa nature ardente, fiévreuse, portée à l’hallucination, son esprit dévoré d’un incessant besoin de merveilleux, Brentano aurait dû naître en plein moyen-âge. Véritable héros de légende comme il eût figuré dans une fresque du Campo-Santo, le chaperon d’or sur les tempes, la palme ou le glaive à la main, en saint canonisé du martyrologe ! comme il eût poétiquement tenu sa place dans un des cycles supérieurs de la vision dantesque ! De nos jours, l’illuminé Clément n’était, même en Allemagne, qu’un anachronisme.

Il apparaît ainsi de loin en loin de ces ames dépaysées faites pour vivre étrangères au monde qui les entoure et se consumer en un long cri d’angoisse et de détresse. Ne dirait-on pas, à les voir, ces pauvres oiseaux attardés appelant sur une grève aride leurs frères des airs dès long-temps envolés au pays des tropiques ? Et cependant pour ces ames dépareillées presque jamais l’appel ne reste sans écho. Les infirmes se cherchent par le monde et se trouvent. Il y a dans certaines souffrances du cœur un magnétisme inexplicable qui d’un pôle à l’autre pousserait deux ames à se rapprocher. Voyez Brentano et sa petite église : Emmerique, Günderode, Bettina, une cataleptique, une nonne humanitaire, un enfant de la nature. Mais c’était la maison des fous, s’écriera-t-on. Qui vous dit que cela aussi ne l’a point fait vivre ? Qu’importe le troupeau et le berger, si l’étoile éclaire ?

Vis-à-vis d’Arnim, l’époux de Bettina, l’attitude de Clément trahit quelque embarras. Le grand poète avait trop de scepticisme au fond du cœur, trop de fine raillerie au bout des lèvres, pour plaire long-temps à notre mystique. Brentano commença par l’aimer d’exaltation : dans cette nature réservée et critique, il n’avait vu d’abord que le romantisme, et ce fut par ce point qu’ils se rencontrèrent ; mais, chez Arnim, il y avait plus qu’un romantique, il y avait l’homme de son siècle : aussi, du côté de Brentano, l’enthousiasme ne devait point tarder à se refroidir, et, de désillusion en désillusion, il finit par en venir à regretter la part qu’il avait prise au mariage. « C’est moi, disait-il, qui l’amenai à Bettina, que je livrais par là à la littérature, aux philosophes, à la jeune Allemagne ; c’est moi qui suis cause qu’elle n’a plus de religion. Si j’eusse été moins impie à cette époque, j’y aurais regardé à deux fois avant de conduire vers elle un protestant. » La boutade se comprend de reste : on avait entrevu un sectaire, un nouveau frère pour sa thébaïde, et l’on trouvait un esprit fort, une imagination tumultueuse, ardente, folle, si vous voulez, mais au fond point dupe d’elle-même, et qui pouvait impunément, et sans être éblouie le moins du monde, tirer en l’air au clair de lune tous ses merveilleux feux d’artifice ; car, s’il y avait du romantique allemand chez Arnim, il y avait aussi du Boccace. Noble et chevaleresque naturel ! Un Berlinois de ses amis nous racontait dernièrement certaine circonstance originale de la première entrevue avec Bettina, et qui prouverait que, lorsque Brentano les présenta l’un à l’autre, nos deux futurs époux s’étaient une fois du moins déjà rencontrés. Un jour, Arnim se promenait sous les tilleuls (unter den Linden), Bettina vint à passer. Achim d’Arnim était beau comme les anges, il avait la noblesse de l’ame empreinte sur tous les traits du visage, et son large front à la Schiller ne respirait qu’enthousiasme et génie ; l’enfant, qui ne marchait point les yeux baissés, sentit la tête lui tourner. Tout entière à sa première impression, Bettina s’approche du poète, et de ce ton résolument mutin qu’elle affecte encore aujourd’hui : « Vous, dit-elle en le dévisageant d’un regard de feu, si vous voulez, je vous épouse. » Arnim sourit, et peu après le mariage se célébra. — Il ne nous appartient point ici de rechercher s’il trouva le bonheur dans cette union fantasque. Les bienséances ont leurs réserves. Contentons-nous de rappeler à ce sujet le mot de Clément ; il est significatif : « Arnim, écrit quelque part le frère de Bettina, Arnim vécut tourmenté jusqu’à la fin de l’histoire avec Goethe. » À la bonne heure ! on constate volontiers de pareils instincts chez les gens qu’on aime. Voilà nos scrupules levés sur l’homme ; quant au poète, Achim d’Arnim est un des plus grands que l’Allemagne ait eus. Nous reviendrons à tous les deux.


Henri Blaze.
  1. Charlottenbourg, 1844, Bawer ; — Paris, Klincksieck.
  2. « Essendo carestia di belle donne io mi servo di certa idea che me viene al’ mente. » (Raphaël, Lettre au comte de Castiglione.)
  NODES
chat 2
Idea 2
idea 2
inspiration 1
Note 4