Contes à NinonHetzel et Lacroix (p. 3-12).
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À NINON



Les voici donc, mon amie, ces libres récits de notre jeune âge, que je t’ai contés dans les campagnes de ma chère Provence, et que tu écoutais d’une oreille attentive, suivant vaguement du regard les grandes lignes bleues des collines lointaines.

Les soirs de mai, à l’heure où la terre et le ciel s’anéantissaient avec lenteur dans une paix suprême, je quittais la ville et gagnais les champs : les coteaux arides, couverts çà et là de ronces et de genévriers ; ou bien les bords de la petite rivière, ce torrent de décembre, si discret aux beaux jours ; ou encore un coin perdu de la plaine, tiède des embrasements de midi, vastes terrains jaunes et rouges, plantés d’amandiers aux branches maigres, de vieux oliviers grisonnants et de vignes laissant traîner sur le sol leurs ceps entrelacés.

Pauvre terre desséchée, elle flamboie au soleil, grise et nue, entre les prairies grasses et fertiles de la Durance et les bois d’orangers et de lauriers-roses du littoral. Je l’aime pour sa beauté âpre et sauvage, ses roches désolées, ses thyms et ses lavandes. Il y a dans ce vallon stérile je ne sais quel air brûlant de désolation : un étrange ouragan de passion semble avoir soufflé sur la contrée ; puis un grand accablement s’est fait, et les campagnes, ardentes encore, se sont comme endormies dans un dernier désir. Aujourd’hui, au milieu de mes forêts du Nord, lorsque je revois en pensée ces poussières et ces cailloux, je me sens un amour profond pour cette patrie sévère qui n’est pas la mienne. Sans doute, l’enfant rieur et les vieilles roches chagrines s’étaient autrefois pris de tendresse, et, maintenant, l’enfant devenu homme dédaigne les prés humides et les vertes allées, amoureux des grandes routes blanches et des montagnes brûlées et désertes, où son âme, fraîche de ses quinze ans, a rêvé ses premiers songes.

Je gagnais les champs, et là, au milieu des terres labourées ou sur les dalles des coteaux, lorsque je m’étais couché à demi, perdu dans cette paix et dans cette fraîcheur qui tombaient des profondeurs du ciel, je te trouvais, en tournant la tête, mollement couchée à ma droite, pensive, le menton dans la main, et me regardant de tes grands yeux. Tu étais l’ange de mes solitudes, mon bon ange gardien que j’apercevais près de moi, quelle que fût ma retraite ; sans doute tu lisais dans mon cœur mes secrets désirs, et tu t’asseyais partout à mon côté, ne pouvant être où je n’étais pas. Aujourd’hui j’explique ainsi ta présence de chaque soir. Autrefois, sans jamais te voir venir, je n’avais point d’étonnement à rencontrer sans cesse tes clairs regards : je te savais fidèle, toujours en moi.

Ma chère âme, tu me rendais plus douces les tristesses des soirées mélancoliques. Tu avais la beauté désolée de ces collines, leur pâleur de marbre, rougissante aux derniers baisers du soleil. Je ne sais quelle pensée éternelle élevait ton front et grandissait tes yeux. Puis, lorsqu’un sourire passait sur tes lèvres paresseuses, on eût dit, dans la jeunesse et la splendeur soudaine de ton visage, ce rayon de mai qui fait monter toutes fleurs et toutes verdures de cette terre frémissante, fleurs et verdures d’un jour que brûlent les soleils de juin. IL existait, entre toi et les horizons, de secrètes harmonies qui me faisaient aimer les pierres des sentiers. La petite rivière avait ta voix ; les étoiles, à leur lever, regardaient de ton regard ; toutes choses, autour de moi, souriaient de ton sourire. Et toi, donnant ta grâce à cette nature, tu en prenais les sévérités passionnées. Je vous confondais l’une avec l’autre. À te voir, j’avais conscience de son ciel libre et ardent, et, lorsque mes yeux interrogeaient la vallée, je retrouvais tes lignes souples et fortes dans les ondulations des terrains. C’est à vous comparer ainsi que je me mis à vous aimer follement toutes deux, ne sachant laquelle j’adorais davantage, de ma chère Provence ou de ma chère Ninon.

Chaque matin, mon amie, je me sens des besoins nouveaux de te remercier des jours d’autrefois. Tu fus charitable et douce, de m’aimer un peu et de vivre en moi ; tu peuplas mon désert, et, dans cet âge où le cœur souffre d’être seul, tu m’apportas ton cœur pour épargner au mien toute souffrance. Si tu savais combien de pauvres âmes meurent aujourd’hui de solitude ! Les temps sont durs à ces âmes faites d’amour. Moi, je n’ai pas connu ces misères. Tu m’as présenté à toute heure un visage de femme à adorer ; tu m’as donné la sainte ivresse, te mêlant à mon sang, vivante dans ma pensée. Et moi, perdu en ces amours profondes, j’oubliais, te sentant en mon être. Nous étions deux, et la joie suprême de notre hymen me faisait traverser en paix cette rude contrée des seize ans, où tant de mes compagnons ont laissé des lambeaux de leurs cœurs.

Créature étrange, aujourd’hui que tu es loin de moi et que je puis voir clair en mon âme, je trouve un âpre plaisir à étudier pièce à pièce nos amours. Tu étais femme, belle et ardente, et je t’aimais en amant. Puis, je ne sais comment, parfois tu devenais une sœur, sans cesser d’être une amante, et je t’aimais en amant et en frère à la fois, avec toute la chasteté de l’affection et tout l’emportement du désir. D’autres fois, je trouvais en toi un compagnon, une robuste intelligence d’homme, et toujours aussi une enchanteresse, une bien-aimée, dont je couvrais le visage de baisers, tout en lui serrant la main en vieux camarade. Dans la folie de ma tendresse, je donnais ton beau corps que j’aimais tant, à chacune de mes affections. Songe divin, qui me faisait adorer en toi chaque créature, corps et âme, de toute ma puissance, en dehors du sexe et du sang. Tu contentais les délicatesses et les délires de mon imagination, les besoins de mon intelligence. Ainsi, tu réalisais le rêve de l’ancienne Grèce, l’amante faite homme, aux exquises élégances de forme, à l’esprit viril, digne de science et de sagesse. Je t’adorais de tous mes amours, toi qui suffisais à mon être, et dont la beauté innommée me pénétrait et m’emplissait de mon rêve. Lorsque je sentais en moi ton corps souple et ferme, ton doux visage d’enfant et ta pensée faite de ma pensée, je goûtais dans son plein cette volupté inouïe et vainement cherchée aux anciens âges, de posséder une créature par tous les nerfs de ma chair, toutes les affections de mon cœur, toutes les facultés de mon intelligence.

Je gagnais les champs. Couché sur la terre, appuyant ta tête sur ma poitrine, je te parlais pendant de longues heures, le regard perdu dans l’immensité sombre de tes yeux. Je te parlais, insoucieux de mes paroles, selon mon caprice du moment. Parfois, me penchant vers toi, comme pour te bercer, je m’adressais à une petite fille naïve, qui ne veut point dormir et qu’on endort avec de belles histoires, leçons de charité et de sagesse ; d’autres fois, mes lèvres sur tes lèvres, je contais à une bien-aimée les amours des fées ou les tendresses charmantes de deux jeunes amants ; plus souvent encore, les jours où je souffrais de la sotte méchanceté de mes compagnons, et ces jours-là réunis ont fait les années de ma jeunesse ; je te prenais la main, et, l’ironie aux lèvres, le doute et la négation au cœur, je me plaignais à un frère des misères de ce monde, dans quelque conte désolant, satire pleine de larmes. Et toi, te pliant à mes caprices, tout en restant femme et épouse, tu étais tour à tour petite fille naïve, bien-aimée, frère consolateur. Tu entendais chacun de mes langages, et, sans jamais répondre, tu m’écoutais, me laissant lire dans tes yeux les émotions, les gaietés et les tristesses de mes récits. Je t’ouvrais mon âme toute large, désireux de ne rien cacher. Je ne te traitais point comme ces amantes communes auxquelles les amants mesurent leurs pensées, et je me donnais entier, sans jamais veiller à mes discours. Aussi, quels longs bavardages, quelles histoires étranges, filles du rêve ! quels récits décousus, où l’invention s’en allait au hasard, et dont les seuls épisodes supportables étaient les baisers que nous échangions ! Si quelque passant nous eût épiés le soir, au pied de nos rochers, je ne sais quelle singulière figure il eût faite à entendre mes paroles libres et hardies, et à te voir les comprendre et me caresser, ma petite fille naïve, ma bien-aimée, mon frère consolateur.

Hélas ! ces beaux soirs ne sont plus. Un jour est venu où j’ai dû vous quitter, toi et les champs de Provence. Te souviens-tu, mon beau rêve, nous nous sommes dit adieu, par une soirée d’automne, au bord de la petite rivière. Les arbres dépouillés rendaient les horizons plus vastes et plus mornes ; la campagne, à cette heure avancée, couverte de feuilles sèches et humide des premières pluies, s’étendait noire, avec de grandes taches jaunes, comme un immense tapis de bure. Au ciel, les derniers rayons s’effaçaient, et, du levant, montait la nuit, menaçante de brouillards, nuit sombre que devait suivre une aube inconnue. Il en était de ma vie comme de ce ciel d’automne ; l’astre de ma jeunesse venait de disparaître, et la nuit de l’âge montait, me gardant je ne savais quel avenir. Je me sentais des besoins cuisants de réalité ; je me trouvais las du songe, las du printemps, las de toi, ma chère âme, qui échappais à mes étreintes et ne pouvais, devant mes larmes, que me sourire avec tristesse. Nos amours divines étaient bien finies ; elles avaient, comme toutes choses, vécu leur saison, et, voyant que tu te mourais en moi, j’allai ce soir-là, au bord de la petite rivière, dans la campagne moribonde, te donner mes baisers du départ. Oh ! l’amoureuse et triste soirée ! Je te baisai, ma blanche mourante, j’essayai une dernière fois de te rendre la vie puissante de tes beaux jours ; je ne pus, car j’étais moi-même ton bourreau. Alors tu montas en moi plus haut que le corps, plus haut que le cœur, et tu ne fus plus qu’un souvenir.

Voici bientôt sept ans que je t’ai quittée. Depuis le jour des adieux, dans mes joies et dans mes chagrins, j’ai souvent écouté ta voix, la voix caressante d’un souvenir, qui me demandait les contes de nos soirées de Provence.

Je ne sais quel écho de nos roches sonores répond dans mon cœur. Toi que j’ai laissée loin de moi, tu m’adresses de ton exil des prières si touchantes qu’il me semble les entendre tout au fond de mon être. Ce doux frémissement que laissent en nous les voluptés passées m’invite à céder à tes désirs. Pauvre ombre disparue, si je dois te consoler par mes vieilles histoires, dans les solitudes où vivent les chers fantômes de nos songes évanouis, je sens combien moi-même je trouverai d’apaisement et de sereine mélancolie à m’écouter te parler, comme aux jours de notre jeune âge.

J’accueille tes prières et je vais reprendre, un à un, les contes de nos amours, non pas tous, car il en est qui ne sauraient être dits une seconde fois, le soleil ayant fané, dès leur naissance, ces fleurs délicates, trop divinement simples pour le grand jour ; mais ceux de vie plus robuste, et dont la mémoire humaine, cette grossière machine, peut garder le souvenir.

Hélas ! je crains de me préparer ici de grands chagrins. C’est violer le secret de nos tendresses que de confier nos causeries au vent qui passe, et les amants indiscrets sont punis en ce monde par l’indifférente froideur de leurs confidents. Ces feuilles écrites pour toi seule et que toi seule peux comprendre, vont peut-être tomber entre les mains de quelque curieux ; elles seront pour lui une courte distraction, et, comme il n’y verra pas les félicités qu’elles nous rappellent, elles lui sembleront bien vides et bien légères. Sans doute, il aura le droit de déclarer nos contes inutiles ; il conclura avec raison, dès les premières lignes, que ce sont là des riens, et que le mieux, pour éviter toute perte de temps, est de n’en pas lire davantage. En jugeant sévèrement nos bavardages, il ne sera que juste ; et moi, cependant, je sais combien je me sentirais attristé, dans mes affections, s’il lui prend fantaisie de me venir crier son jugement à l’oreille.

Certaine espèce de curieux a souvent cette fantaisie.

Une espérance me reste : c’est qu’il ne se trouvera pas une seule personne en ce pays qui ait la tentation de lire nos histoires. Notre siècle est vraiment bien trop occupé pour s’arrêter aux causeries de deux amants inconnus. Mes feuilles volantes passeront sans bruit dans la foule et te parviendront vierges encore. Ainsi, je puis être fou tout à mon aise ; je puis, comme autrefois, aller à l’aventure, insoucieux des sentiers. Toi seule me liras, je sais avec quelle indulgence.

Et maintenant, Ninon, j’ai satisfait tes vœux. Voici mes contes. N’élève plus ta voix en moi, cette voix du souvenir qui fait monter des larmes à mes yeux. Laisse en paix mon cœur qui a besoin de repos, et ne viens plus, dans mes jours de lutte, m’attrister en me rappelant nos paresseuses nuits. S’il te faut une promesse, je m’engage à t’aimer encore, plus tard, lorsque j’aurai vainement cherché d’autres maîtresses en ce monde, et que j’en reviendrai à mes premières amours. Alors, je regagnerai la Provence et je te retrouverai au bord de la petite rivière. L’hiver sera venu, un hiver triste et doux, avec un ciel clair et une terre pleine des espérances de la moisson future. Va, nous nous adorerons, toute une saison nouvelle ; nous reprendrons nos soirées paisibles, dans les campagnes aimées ; nous achèverons notre rêve.

Attends-moi, ma chère âme, vision fidèle, amante de l’enfant et du vieillard.

Émile ZOLA.


1er octobre 1864.
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