Contes d’Andersen/Le Chanvre

Traduction par David Soldi.
Contes d’AndersenLibrairie Hachette et Cie (p. 349-356).


LE CHANVRE.


Le chanvre était en fleur. Ses fleurs sont bleues, admirablement belles, molles comme les ailes d’un moucheron et encore plus fines. Le soleil répandait ses rayons sur le chanvre, et les nuages l’arrosaient, ce qui lui faisait autant de plaisir qu’une mère en fait à son enfant lorsqu’elle le lave et lui donne un baiser. L’un et l’autre n’en deviennent que plus beaux.

« J’ai bien bonne mine, à ce qu’on dit, murmura le chanvre ; je vais atteindre une hauteur étonnante, et je deviendrai une magnifique pièce de toile. Ah ! que je suis heureux ! Il n’y a personne qui soit plus heureux que moi ! Je me porte à merveille, et j’ai un bel avenir ! La chaleur du soleil m’égaye, et la pluie me charme en me rafraîchissant ! Oui, je suis heureux, heureux on ne peut plus !

— Oui, oui, oui, dirent les bâtons de la haie, vous ne connaissez pas le monde ; mais nous avons de l’expérience, nous. »

Et ils craquèrent lamentablement, et chantèrent :

 
Cric, crac ! cric, crac ! crac !
C’est fini ! c’est fini ! c’est fini !


« Pas sitôt, répondit le chanvre ; voilà une bonne matinée, le soleil brille, la pluie me fait du bien, je me sens croître et fleurir. Ah ! je suis bien heureux ! »

Mais un beau jour il vint des gens qui prirent le chanvre par le toupet, l’arrachèrent avec ses racines, et lui firent bien mal. D’abord on le mit dans l’eau comme pour le noyer, puis on le mit au feu comme pour le rôtir. Ô cruauté !

« On ne saurait être toujours heureux, pensa le chanvre ; il faut souffrir, et souffrir c’est apprendre. »

Mais tout alla de pis en pis. Il fut brisé, peigné, cardé ; sans y comprendre un mot. Puis on le mit à la quenouille, et rrrout ! il perdit tout à fait la tête.

« J’ai été trop heureux, pensait-il au milieu des tortures ; les biens qu’on a perdus, il faut encore s’en réjouir, s’en réjouir. » Et il répétait : « s’en réjouir, » que déjà il était, hélas ! mis au métier, et devenait une magnifique pièce de toile.

Les mille pieds de chanvre ne faisaient qu’un morceau.

« Vraiment ! c’est prodigieux ; je ne l’aurais jamais cru ; quelle chance pour moi ! Que chantaient donc les bâtons de la haie avec leur

 
Cric, crac ! cric, crac ! crac !
C’est fini ! c’est fini ! c’est fini !


« Mais… je commence à peine à vivre. C’est prodigieux ! Si j’ai beaucoup souffert, me voilà maintenant plus heureux que jamais ; je suis si fort, si doux, si blanc, si long ! C’est une autre condition que la condition de plante, même avec les fleurs. Personne ne vous soigne, et vous n’avez jamais d’autre eau que celle de la pluie. Maintenant, au contraire, que d’attentions ! tous les matins les filles me retournent, et tous les soirs on m’administre un bain avec l’arrosoir. La ménagère de M. le curé a même fait un discours sur moi, et a prouvé parfaitement que je suis le plus beau morceau de la paroisse. Je ne saurais être plus heureux ! »

La toile fut portée à la maison et livrée aux ciseaux. On la coupait, on la coupait, on la piquait avec l’aiguille. Ce n’était pas très-agréable ; mais en revanche elle fit bientôt douze morceaux de linge, douze belles chemises.

« C’est à partir d’aujourd’hui seulement que je suis quelque chose. Voilà ma destinée ; je suis béni, car je suis utile dans le monde. Il faut cela pour être content soi-même. Nous sommes douze morceaux, c’est vrai, mais nous formons un seul corps, une douzaine. Quelle incomparable félicité ! »

Les années s’écoulèrent ; c’en était fait de la toile.

« Il faut que toute chose ait sa fin, murmura chaque pièce. J’étais bien disposée à durer encore, mais pourquoi demander l’impossible ? »

Et elles furent réduites en lambeaux et en chiffons, et crurent cette fois que c’était leur fin finale, car elles furent encore hachées, broyées et cuites, le tout sans y rien comprendre. Et voilà qu’elles étaient devenues de superbe papier blanc.

« Ô surprise ! ô surprise agréable ! s’écria le papier, je suis bien plus fin qu’autrefois, et l’on va me charger d’écritures. Que n’écrira-t-on pas sur moi ? Ma chance est sans égale. »

Et l’on y écrivit les plus belles histoires, qui furent lues devant de nombreux auditeurs et les rendirent plus sages. C’était un grand bienfait pour le papier que cette écriture.

« Voilà certes plus que je n’ai rêvé lorsque je portais mes petites fleurs bleues dans les champs. Comment deviner que je servirais un jour à faire la joie et l’instruction des hommes ? Je n’y comprends vraiment rien, et c’est pourtant la vérité. Dieu sait si j’ai jamais rien entrepris : je me suis contenté de vivre, et voilà que de degrés en degrés il m’a élevé à la plus grande gloire. Toutes les fois que je songe au refrain menaçant : « C’est fini ! c’est fini ! » tout prend au contraire un aspect plus beau, plus radieux. Sans doute je vais voyager, je vais parcourir le monde entier pour que tous les hommes puissent me lire ! Autrefois je portais de petites fleurs bleues ; mes fleurs maintenant sont de sublimes pensées. Je suis heureux, incomparablement heureux. »

Mais le papier n’alla pas en voyage ; il fut remis à l’imprimeur, et tout ce qu’il portait d’écrit fut imprimé pour faire un livre, des centaines de livres qui devaient être une source de joie et de profit pour une infinité de personnes. Notre morceau de papier n’aurait pas rendu le même service, même en faisant le tour du monde. À moitié route il aurait été usé.

« C’est très-juste, ma foi ! dit le papier ; je n’y avais pas pensé. Je reste à la maison et j’y suis honoré comme un vieux grand-père ! c’est moi qui ai reçu l’écriture, les mots ont découlé directement de la plume sur moi, je reste à ma place, et les livres vont par le monde ; leur tâche est belle assurément, et moi je suis content, je suis heureux !

Le papier fut mis dans un paquet et jeté sur une planche. « Il est bon de se reposer après le travail, pensa-t-il. C’est en se recueillant de la sorte que l’on apprend à se connaître. D’aujourd’hui seulement je sais ce que je contiens, et se connaître soi-même, voilà le véritable progrès. Que m’arrivera-t-il encore ? Je vais sans nul doute avancer, on avance toujours. »

Quelque temps après, le papier fut mis sur la cheminée pour être brûlé, car on ne voulait pas le vendre au charcutier ou à l’épicier pour habiller des saucissons ou du sucre. Et tous les enfants de la maison se mirent à l’entourer ; ils voulaient le voir flamber, et voir aussi, après la flamme, ces milliers d’étincelles rouges, qui ont l’air de se sauver et s’éteignent si vite l’une après l’autre. Tout le paquet de papier fut jeté dans le feu. Oh ! comme il brûlait ! Ouf ! ce n’est plus qu’une grande flamme. Elle s’élevait la flamme, tellement, tellement que jamais le chanvre n’avait porté si haut ses petites fleurs bleues ; elle brillait comme jamais la toile blanche n’avait brillé. Toutes les lettres, pendant un instant, devinrent toutes rouges. Tous les mots, toutes les pensées s’en allèrent en langues de feu.

« Je vais monter directement jusqu’au soleil, » disait une voix dans la flamme, et on eût dit mille voix réunies en une seule. La flamme sortit par le haut de la cheminée, et au milieu d’elle voltigeaient de petits êtres invisibles à l’œil des hommes. Ils égalaient justement en nombre les fleurs qu’avait portées le chanvre. Plus légers que la flamme qui les avait fait naître, quand celle-ci fut dissipée, quand il ne resta plus du papier que la cendre noire, ils dansaient encore sur cette cendre, et formaient en l’effleurant des étincelles rouges.

Vignette de Bertall
Vignette de Bertall

Les enfants de la maison chantaient autour de la cendre inanimée :

 
Cric, crac ! cric, crac ! crac !
C’est fini ! c’est fini ! c’est fini !


Mais chacun des petits êtres disait : « Non, ce n’est pas fini ; voici précisément le plus beau de l’histoire ! Je le sais, et je suis bien heureux. »

Les enfants ne purent ni entendre ni comprendre ces paroles ; du reste, ils n’en avaient pas besoin : les enfants ne doivent pas tout savoir.


FIN.

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