De la discipline chrétienne

De la discipline chrétienne, Texte établi par Raulx, L. Guérin & Cie (p. 315-322).
◄  IX
II  ►

CHAPITRE PREMIER. SUJET DU DISCOURS.

modifier

1. Par l’organe de l’Ecriture, le Seigneur vient de nous faire entendre sa voix et nous adresse cette pressante exhortation : « Recevez la discipline dans la demeure de l’enseignement  ». Le disciple est celui qui apprend, la demeure de la discipline c’est l’Église de Jésus-Christ. Qu’y apprend-on ou pourquoi y apprendre quelque chose ? Quels sont ceux qui apprennent et par qui l’enseignement leur est-il donné ? On apprend à bien vivre, et l’on apprend à bien vivre pour mériter le bonheur de vivre toujours. Les disciples ce sont les chrétiens, le maître c’est Jésus-Christ. Qu’est-ce que bien vivre ? quelle est la récompense d’une vie sainte ? .quels sont les véritables chrétiens ? enfin quel est notre véritable maître ? telles sont les questions dont nous voulons vous dire quelques mots si Dieu nous en fait la grâce.

Nous sommes tous dans la maison de la discipline, mais plusieurs ne veulent pas avoir de discipline ; et pour comble de perversité, c’est dans la maison même de la discipline qu’ils ne veulent pas avoir de discipline. Ne devraient-ils pas y recevoir la discipline, afin de pouvoir la conserver jusque dans leurs propres demeures ? Mais non, comme si ce n’était point assez pour eux d’être indisciplinés dans leurs propres demeures, ils prétendent rester tels jusque dans la maison même de la discipline. Eh bien ! ceux qui ne rejettent pas la parole de Dieu, mais lui prêtent à la fois l’attention de leur oreille et de leur cœur ; ceux qui ne ressemblent point à la voie publique sur laquelle les oiseaux dévorent la semence aussitôt qu’elle y est répandue ; ceux qui ne ressemblent pas à ces terrains pierreux dans lesquels la semence ne saurait prendre de profondes racines, croît un moment et se dessèche aussitôt ; ceux qui ne ressemblent pas à ce champ couvert d’épines dont l’épaisseur étouffe bientôt les germes de la semence ; ceux enfin qui se trouvent figurés par cette terre bonne, parfaitement préparée à recevoir la semence et qui rapporte cent, ou soixante, ou trente pour un, ceux-là recevront avec empressement les enseignements qu’il plaira au Seigneur de m’inspirer ; du reste, n’oubliez pas, vous que des raisons légitimes amènent aujourd’hui autour de cette chaire d’enseignement ; n’oubliez pas que ce n’est pas sans raison que j’emprunte à l’Evangile ces touchantes paraboles. Puisque Jésus-Christ est le divin semeur, que suis-je donc moi-même ? A peine suis-je le panier qui renferme le grain. Il veut bien déposer en moi la semence qu’il va jeter dans vos cœurs. Ne vous arrêtez pas à la bassesse du panier, mais soyez sensibles au prix de la semence et à la puissance du semeur.



CHAPITRE II. QU’EST-CE QUE BIEN VIVRE.

modifier

2. Qu’est-ce que cet art de bien vivre que nous apprenons ici ? La loi renferme une multitude de préceptes qui sont comme les règles, les lignes et l’alphabet d’une vie bonne. Oui, ces préceptes sont nombreux et pour ainsi dire innombrables. A peine peut-on énumérer les pages dans lesquelles ces préceptes sont renfermés ; que serait-ce s’il s’agissait d’énumérer ces préceptes eux-mêmes ? Toutefois, afin de ne laisser à personne la ressource de s’excuser, soit parce qu’on ne les aurait pas lus, soit parce qu’on ne savait pas lire, soit parce qu’on ne pouvait que difficilement les comprendre, le Seigneur, afin de rendre cette excuse impossible au jugement dernier, a voulu résumer en une seule parole toute la loi, selon cette prédiction du prophète : « Dieu jettera sur la terre une parole qui condensera et résumera toutes les autres  ». Cette parole est courte, mais ne croyez pas qu’elle en soit plus obscure. Elle est courte ; afin qu’il soit toujours possible de la lire ; elle est claire, afin que personne n’ait le droit de dire : Je n’ai pu la comprendre. Les saintes Ecritures forment comme un immense trésor, qui renferme en grand nombre d’admirables préceptes lesquels sont comme autant de perles précieuses et de vases d’un grand prix. Mais qui peut scruter cet immense trésor, s’en servir, et en découvrir toutes les richesses ? Dans l’Evangile le Sauveur emploie cette comparaison : « Le royaume des cieux est semblable à un trésor trouvé dans un champ » ; puis, comme s’il eût craint que quelqu’un répliquât qu’il était incapable de fouiller pour découvrir ce trésor, il eut immédiatement recours à cette autre comparaison : « Le royaume des cieux est semblable à un négociant qui cherche de bonnes perles, en trouve une précieuse et, pour l’acheter, vend tout ce qu’il possédait  ». Vous vous sentiez peut-être trop paresseux pour fouiller le trésor ; ne le soyez pas jusqu’au point de ne pouvoir porter une perle sous votre langue et de vous donner ainsi le droit de marcher en toute sécurité.



CHAPITRE III. COMMANDEMENT D’AIMER DIEU ET LE PROCHAIN.

modifier

3. Quelle est donc cette parole qui résume toutes les autres ? « Vous aimerez le Seigneur « votre Dieu de tout votre cœur, de toute votre « âme et de tout votre esprit, et votre prochain « comme vous-même. C’est dans ces deux « préceptes que se trouvent toute la loi et les « prophètes 1 u. Voilà ce que l’on apprend dans la maison de la discipline : aimer Dieu, aimer le prochain ; Dieu pour lui-même et le prochain comme vous-même. Trouverez-vous quelqu’un que l’on puisse égaler à Dieu jusqu’à vous dire : aimez Dieu comme vous aimez telle créature ? Quant au prochain, l’on a pu trouver une règle, parce que vous êtes égal à votre prochain. Vous cherchez comment aimer le prochain ? Jetez les yeux sur vous-même, et aimez votre prochain du même.amour que vous vous aimez vous-même. L’erreur ici n’est point possible. Je veux donc vous confier votre prochain, afin que vous l’aimiez comme vous-même ; je le veux, mais je crains encore. Je veux vous dire : aimez votre prochain comme vous vous aimez vous-même ; et je crains ; en effet, je veux voir comment vous vous aimez vous-même. Point d’aigreur, je vous prie. Puisque votre prochain vous est confié, dois-je facilement vous quitter, et ne traiter avec vous que d’une manière transitoire ? Vous ne formez qu’un seul homme, et le prochain pour vous c’est la multitude des hommes. Ce n’est donc pas seulement un frère, un parent, un allié. Non, car tout homme a pour prochain tous les hommes à la fois. Le père et le fils, le beau-père et le gendre ont entre eux des liens très-étroits de proximité. Or rien ne saurait être aussi proche que l’homme l’est de son semblable. Et si vous étiez tentés de croire qu’il n’y a de proches entre eux que ceux qui sont nés des mêmes parents, rappelez-vous Adam et Eve et vous comprendrez que nous sommes frères. Nous sommes frères en notre simple qualité d’hommes, à combien plus forte raison en notre qualité de chrétiens ! Comme homme vous n’avez qu’un seul père, Adam, et qu’une seule mère, Eve ; comme chrétien, vous n’avez qu’un seul et même Père qui est Dieu, et qu’une seule et même mère qui est l’Église.



CHAPITRE IV. COMMENT DOIT S’AIMER CELUI A QUI IL EST ORDONNÉ D’AIMER SON PROCHAIN COMME LUI-MÊME.

modifier

4. Voyez donc de quelle multitude d’hommes chacun d’entre nous est le prochain. Tous les hommes que nous rencontrons, tous ceux à qui nous pouvons nous unir sont notre prochain. Comment alors discuter de quel amour s’aime celui qui a pour prochain tant d’hommes qu’il doit aimer comme lui-même ? Que personne ne s’irrite s’il me voit examiner comment il s’aime. A moi de discuter, à lui de se reconnaître dans mes paroles. Pourquoi discuter ? puis-je trouver l’état d’âme de chacun ? Je discute, afin que chacun s’interroge, afin que chacun se voie et se regarde sans déguisement, afin qu’il se considère en face, afin qu’il se pose devant ses propres yeux, sans se tourner le dos à lui-même. C’est là ce qu’il doit faire pendant que je parle, c’est là ce qu’il doit faire à mon insu. Comment vous aimez-vous ? Vous qui m’entendez, ou plutôt qui entendez le Seigneur par ma bouche, pendant que vous êtes dans cette maison de la discipline, rendez-vous compte à vous-même de la manière dont vous vous aimez. Que je vous demande si vous vous aimez, vous me répondez affirmativement. Et en effet, quelqu’un peut-il se haïr ? Vous me répondrez sans doute : quelqu’un peut-il se haïr ? Si vous vous aimez, vous n’aimez donc pas l’iniquité. Car si vous aimez l’iniquité, écoutez, non pas ma parole, mais celle du Psalmiste : « Celui qui aime l’iniquité hait son âme  ». Si donc vous aimez l’iniquité, écoutez la vérité, non pas la vérité qui vous flatte, mais la vérité qui vous dit : vous vous haïssez. Plus vous dites que vous vous aimez, plus vous vous haïssez, car « celui qui aime l’iniquité, hait son âme ». Que dirai-je de la- chair qui est la partie la plus vile de nous-mêmes ? S’il hait son âme, comment aime-t-il sa chair ? Ceux donc qui aiment l’iniquité, haïssent leur âme, et couvrent leur chair de turpitude. Vous qui aimez l’iniquité, comment vouliez-vous que l’on vous abandonnât le prochain, afin que vous l’aimassiez comme vous-même ? O homme, pourquoi vous perdez-vous ? Si vous vous aimez de manière à vous perdre, ne perdrez-vous pas celui que vous aimez comme vous-même ? Je vous défends donc d’aimer qui que ce soit ; périssez du moins seul, si vous voulez périr. Ou bien réformez votre amour, ou bien renoncez à toute société.



CHAPITRE V. AMOUR PERNICIEUX POUR LE PROCHAIN.

modifier

5. Vous me direz peut-être : J’aime mon prochain comme moi-même. Je comprends parfaitement. Vous voulez vous enivrer avec celui que vous aimez comme vous-même. Faisons-nous du bien aujourd’hui, buvons autant que nous pouvons. Reconnaissez que c’est ainsi que vous vous aimez, et qu’en attirant à vous votre prochain vous l’invitez à ce qui vous plaît. Il est nécessaire que celui que vous aimez, vous l’entraîniez à ce qui flatte l’amour que vous avez pour vous-même. Homme tout humain, ou plutôt homme cruel, d’aimer ce qu’aiment les bêtes sauvages ! Dieu a courbé vers la terre la face des animaux pour y chercher leur nourriture ; pour vous il vous a élevé au-dessus de cette terre que vous ne touchez que du pied. Il a voulu que votre front fût tourné vers le ciel. Que votre cœur ne démente point votre visage. N’ayez point le front haut et le cœur rampant, écoutez plutôt cette parole aussi belle que vraie : Le cœur en haut ; ne mentez pas dans la maison de la discipline. Quand cette parole vous est adressée, répondez ; mais que votre réponse ne soit point un mensonge. C’est dans ce sens que vous devez vous aimer et alors vous aimerez votre prochain comme vous-même. Qu’est-ce qu’avoir son cœur en haut, si ce n’est réaliser cette première parole : « Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur, de toute votre âme et de tout votre esprit ? » Puisqu’il y a deux préceptes, n’en formuler qu’un serait-il suffisant ? Un seul suffit, pourvu qu’il soit bien compris. En effet nous trouvons dans l’Ecriture ces paroles citées par saint Paul : « Vous ne commettrez point d’adultère, vous ne serez point homicide, vous ne déroberez point, vous ne convoiterez point, et s’il y a quelqu’autre commandement il se trouve résumé,dans cette parole : Vous aimerez votre prochain comme vous-même. L’amour qu’on a pour son prochain ne souffre pas qu’on lui fasse aucun mal, et ainsi l’amour est l’accomplissement de la loi  ». Qu’est-ce que la charité ? La dilection. Sans paraître avoir rien dit de la dilection envers Dieu, l’Apôtre laisse à entendre que. la dilection pour le prochain suffit à l’accomplissement de la loi. Tout autre commandement se trouve résumé, observé dans cette parole. Dans laquelle ? « Vous aimerez votre prochain comme vous-même ». Voilà un commandement ; pourtant nous avons dit qu’il y en a deux dans lesquels se résument toute la loi et les prophètes.


CHAPITRE VI. LE BONHEUR DE L’HOMME CONSISTE A AIMER DIEU.

modifier

Voyez comme la loi continue à se restreindre, et nous sommes encore négligents ! Voilà que les deux préceptes dont Obus parlions se résument en un seul. Aimez votre prochain, et cela suffit. Mais aimez-le comme vous vous aimez vous-même, et non comme vous vous haïssez vous-même. Aimez votre prochain comme vous-même, mais avant tout aimez-vous vous-même.

6. Il vous reste à chercher comment vous vous. aimez vous-même, et alors vous avez à entendre cette parole : « Vous armerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur, de toute votre âme et de tout votre esprit ». L’homme qui n’a pu se créer lui-même, ne peut pas davantage se procurer à lui-même le bonheur. Une puissance essentiellement distincte de l’homme a fait l’homme ; une puissance essentiellement distincte de lui le rendra heureux. Mais hélas ! comme il sent bien qu’il ne peut être heureux par lui-même, il se jette dans l’erreur quand il s’agit de choisir l’objet dont l’amour pourrait le rendre heureux. Il aime ce qui lui parait devoir lui procurer le bonheur. Et qu’aime-t-il donc dans ce but ? La richesse, l’or, l’argent, les possessions ; ou pour tout dire en un mot, la richesse. Et en effet ce nom désigne tout ce que les hommes possèdent sur la terre, tout ce dont ils sont les maîtres. Qu’il s’agisse d’esclave, de vase, de champ, de bois, de troupeau, tout cela s’appelle richesse. Les anciens ont désigné la richesse sous le nom de pécule, parce que les troupeaux (pecus) étaient toute leur richesse. Nous lisons que les anciens patriarches étaient riches en troupeaux. O homme, vous aimez donc la richesse ; vous la regardez pour vous comme un principe de bonheur et vous lui prodiguez tout votre amour. Vous vouliez aimer votre prochain comme vous-même, partagez donc avec lui vos richesses. Je cherchais ce que vous étiez ; maintenant vous vous êtes vu, vous vous êtes regardé, considéré. Vous n’êtes pas disposé à partager vos richesses avec votre prochain. Mais que me répond la bienveillante avarice ? Que me répond-elle ? Si je partage avec lui, ma part sera plus petite et la sienne aussi ; ce que j’aime se trouvera diminué, ni lui ni moi ne posséderons tout ce trésor. Mais parce que je l’aime comme moi-même, je lui souhaite autant de richesses que j’en possède ; de cette manière je ne serai privé de rien, et il possédera autant que moi.



CHAPITRE VII. L’ENVIE EST UN VICE DIABOLIQUE, ISSU DE L’ORGUEIL.

modifier

7. Vous désirez de manière à ne rien perdre, et plût à Dieu que votre parole fût sincère, ou que votre désir fût véritable 1 En effet je crains en vous la jalousie. Si le bonheur des autres vous inquiète et vous tourmente, comment votre félicité sera-t-elle la félicité commune ? Que votre voisin commence à s’enrichir, qu’il commence à s’élever, à marcher sur vos traces, ne Craignez-vous pas qu’il vous suive, ne craignez-vous pas qu’il vous devance ? Certainement vous aimez votre prochain comme vous-même. Mais je ne parle pas des victimes de l’envie. Que Dieu préserve de cette triste maladie l’esprit de tous les hommes et surtout des chrétiens ; car c’est là un vice réellement diabolique, dont le démon s’est rendu coupable et éternellement coupable. En prononçant contre le démon la sentence de condamnation, on ne lui a pas dit : Vous avez commis l’adultère ; vous avez usurpé le bien d’autrui il lui fut dit uniquement : parce que vous étiez tombé vous avez porté envie à l’homme resté debout. L’envie est donc un vice diabolique, mais il a une mère et cette mère c’est l’orgueil. C’est l’orgueil qui fait les envieux. Etouffez la mère et il n’en naîtra aucune fille. Voilà pourquoi Jésus-Christ enseigne avec tant de soin l’humilité. Ce n’est donc pas aux envieux que je m’adresse, mais à ceux qui forment de bons désirs. Je parle à ceux qui veulent du bien à leurs amis et leur en souhaitent autant qu’ils en ont eux-mêmes. Par exemple ils désirent pour les pauvres une fortune aussi grande que la leur ; mais quant à leur donner une partie de ce qu’ils possèdent, ils s’y refusent.

Vous vous vantez, chrétien, de souhaiter du bien aux autres ? Mais le mendiant vous est supérieur, puisque n’ayant rien il en désire pour vous davantage. Vous daignez aller jusqu’à souhaiter du bien à celui qui ne reçoit rien de vous : donnez plutôt quelque chose à celui qui vous souhaite du bien. Si c’est une bonne œuvre de désirer du bien aux autres, donnez alors la récompense qu’on mérite. Le pauvre vous souhaite du bien, pourquoi tremblez-vous ? Je vais plus loin ; vous êtes dans la maison de la discipline. J’ajoute donc à ce que j’ai dit, donnez à celui qui vous désire du bien, car il n’est autre que Jésus-Christ lui-même. Celui qui vous demande, c’est celui-là même qui vous a donné. Rougissez de honte. Ce riche a voulu être pauvre afin que vous ayez toujours des pauvres à qui vous puissiez donner. Donnez quelque chose à votre frère, donnez quelque chose à votre prochain, donnez quelque chose à votre compagnon. Vous êtes riche et il est pauvre. Cette vie, c’est la voie véritable, ne refusez pas de la parcourir ensemble.

CHAPITRE VIII. DIMINUER, PAR L’AUMÔNE, LE FARDEAU DES RICHESSES.

modifier

8. Vous me répondez peut-être : Je suis riche, et il est pauvre. Marchez-vous ensemble, oui ou non ? Je suis riche et il est pauvre n’est-ce pas comme si vous disiez : Je suis chargé, et il n’a aucun fardeau ? Je suis riche et il est pauvre. Vous rappelez votre fardeau, vous louez le poids qui vous écrase. Ce qui est plus étonnant encore, c’est que vous vous êtes enchaîné à votre fardeau, voilà pourquoi vous ne pouvez tendre la main. Vous êtes chargé, vous êtes lié, de quoi donc vous vantez-vous ? pourquoi vous prodiguer des éloges ? Brisez vos chaînes, allégez votre fardeau. En donnant à votre compagnon de voyage, vous lui aidez et vous vous soulagez. Pendant que vous faites de si pompeux éloges de votre fardeau ; Jésus-Christ est là vous demandant l’aumône et il ne reçoit rien, et pour mieux déguiser la cruauté de vos refus, vous invoquez la tendresse paternelle et vous dites : Ne dois-je pas conserver pour mes enfants ? Je lui présente Jésus-Christ ; il m’oppose ses enfants. La grande justice à vos yeux, c’est donc que vous puissiez voir vos enfants dans une luxuriante abondance, et votre Seigneur dans la misère ? « Ce que vous faites au dernier de mes frères, c’est à moi que vous le faites ». N’avez-vous jamais ni lu ni pesé ces paroles : « Ce que vous faites au dernier de mes frères, c’est à moi que vous le faites ? ». Vous n’aviez pas lu, vous n’avez pas tremblé ? Voilà celui qui est dans la détresse et vous m’énumérez vos enfants ? Soit, nombrez-les-moi, mais ajoutez-en un à ce nombre, c’est votre Seigneur. Si vous en avez un, qu’il soit le second ; si vous en avez deux, qu’il soit le troisième ; si vous en avez trois, qu’il soit le quatrième ; rien de tout cela ne vous agrée. Voilà comment vous aimez votre prochain, jusqu’à le rendre participant de votre perdition.

9. Comment vous dire encore,que vous aimez votre prochain ? Homme avare, quelle parole ferez-vous entendre à son oreille ? Ne lui direz-vous pas : fils, ou frère, ou père, le bonheur pour nous ici-bas n’est-il pas d’être riche ? Plus vous serez riche, plus vous serez grand aux yeux des hommes. Brisez la lune et faites fortune. Voilà ce que vous murmurez à l’oreille de votre prochain ; ce n’est pas là cependant ce que vous avez entendu, ce que vous avez appris dans cette maison de la discipline.


CHAPITRE IX. ÉVITER LES PERNICIEUX DISCOURS DES AVARES.

modifier

Tel n’est point l’amour que je vous demande pour votre prochain. Oh ! si je pouvais obtenir de vous séparer à tout jamais de telles personnes ! Car « les conversations mauvaises corrompent les bonnes mœurs  ». Mais je ne puis espérer que jamais vous ne vous approcherez de qui que ce soit, pour murmurer à son oreille ce honteux langage que vous ne voulez pas désapprendre ; et non-seulement vous ne voulez pas le désapprendre, mais vous affectez de le communiquer aux autres. Je le condamne hautement et je voudrais, mais en vain, mettre entre vous et vos frères une barrière infranchissable. Eh bien ! je m’adresserai directement aux autres, à ceux que vous désirez entretenir, dont vous désirez souiller les oreilles, et par leurs oreilles glisser le venin jusque dans leur cœur. O vous qui recevez la parole de vie dans la maison de la discipline, « formez une barrière d’épines autour de vos oreilles  ». — « Les conversations mauvaises corrompent les bonnes mœurs ; formez une barrière d’épines autour de vos oreilles ». Entourez-les, et entourez-les d’épines, afin que celui qui tentera d’y pénétrer, soit non-seulement repoussé mais encore blessé. Repoussez-le loin de vous. Dites-lui : vous êtes chrétien, je suis chrétien ; et ce n’est pas là ce que nous avons appris dans la maison de la discipline, dans cette école où nous sommes entrés gratuitement, dans l’enseignement de ce Maître dont la chaire est au ciel. Ne me parlez pas ainsi, ou ne vous approchez pas de moi. Tel est en effet le sens de ces paroles : « Entourez vos oreilles d’une barrière d’épines ».

10. Maintenant c’est à lui que je m’adresse. Vous êtes avare, vous aimez l’argent : voulez-vous être heureux ? Aimez le Seigneur votre Dieu. La richesse ne vous rend pas heureux ; vous la rehaussez de toute votre grandeur, mais elle ne vous rend pas heureux. Parce que vous aimez beaucoup la richesse, je vois que vous allez partout où vous entraîne l’ardeur de vos désirs ; paresseux, allez donc où la charité vous appelle ; regardez et voyez si notre Dieu n’est pas infiniment supérieur à la richesse. Ce soleil qui nous éclaire est plus beau que votre richesse, et cependant ce soleil n’est pas votre Dieu. Si donc cette lumière est plus belle que votre richesse, combien n’est pas plus beau encore celui qui a créé cette lumière ? Voudriez-vous donc comparer votre argent à la lumière ? Que le soleil disparaisse dans la nuit ; alors montrez-moi votre argent. Il brille, mais seulement quand je déjoue la nuit par un flambeau ; voilà que vous êtes riche, montrez-moi vos richesses ; si vous n’avez pas de lumière, si vos yeux sont plongés dans l’obscurité, montrez-moi donc où sont vos richesses.


CHAPITRE X. L’AVEUGLEMENT DES AVARES.

modifier

Les yeux ne peuvent sonder l’horrible profondeur de l’avarice, mais l’esprit la mesure en sûreté. Nous avons vu des avares aveugles ; qu’on me dise ce qui les rend aveugles. Qu’il possède ou qu’il ne possède pas, l’avare est un aveugle. Pourquoi ? Parce que, dès là qu’il croit posséder il est aveugle. C’est sa croyance qui le rend riche, il est donc riche parce qu’il croit l’être et non parce qu’il le voit. Combien plus sûrement la foi nous élève vers Dieu ! Vous ne voyez pas ce que vous possédez, et c’est Dieu même que je vous prêche. Vous ne voyez pas encore ; aimez et vous verrez. Aveugle que vous êtes, vous aimez l’argent que vous ne verrez jamais. Vous possédez en aveugle, vous mourrez en aveugle, et vous laisserez ici-bas ce que vous y possédez. Même pendant votre vie, vous ne possédiez pas, puisque vous ne voyiez pas ce que vous aviez.

11. Et sur Dieu, que vous est-il dit ? Ecoutez ce mot de la sagesse ; aimez Dieu « comme « l’argent  ». C’est une infamie et un outrage dé comparer la sagesse à l’argent : mais ici on se contente de comparer l’amour à l’amour. En effet je vous vois épris d’un tel amour pour là richesse que sur son ordre vous entreprenez les travaux les’ plus pénibles, vous supportez le jeûne, vous traversez la mer, vous vous confiez aux vents et aux flots. Je sais ce que vous pourriez aimer, mais je ne sais pas ce que je pourrais ajouter à l’amour qui vous possède. Aimez-moi de cette manière, je ne ceux pas être aimé davantage, dit le Seigneur.

C’est aux hommes injustes et avares que je m’adresse : vous aimez l’argent, rendez-moi le même amour. Sans doute je suis infiniment supérieur à la richesse, mais je ne vous demande qu’un amour égal ; aimez-moi, autant que vous aimez l’argent. Du moins rougissons de honte, confessons notre crime et frappons-nous la poitrine, au lieu d’étendre sur nos péchés un pavé de pierre ou de marbre. Celui qui frappe sa poitrine et ne se corrige pas, consolide ses péchés et ne les détruit pas. Frappons notre poitrine, blessons-nous, corrigeons-nous nous-mêmes, si nous ne voulons pas que celui qui est notre maître nous frappe à son tour. Jusque-là nous avons dit ce que nous devons apprendre, disons maintenant pourquoi nous devons l’apprendre.


CHAPITRE XI. APPRENDRE LES LETTRES DANS UN BUT TEMPOREL.

modifier

12. Pourquoi êtes-vous allé à l’école ? pourquoi avez-vous été frappé, conduit par vos parents, recherché dans votre fuite, ramené par force et appliqué à l’instrument de pénitence ? Pourquoi avez-vous été frappé ? pourquoi toutes ces violences que vous avez dû subir dans votre jeunesse ? Pour vous forcer d’apprendre. Qu’appreniez-vous ? Les lettres. Pourquoi ? pour acquérir des richesses, ou des honneurs et parvenir aux plus hautes dignités. Voyez comme une simple chose qui doit périr, doit entraîner également votre perdition ; combien de souffrances vous avez subies pour apprendre une chose périssable, et pourtant vous étiez réellement aimé de celui qui vous soumettait à ces rudes épreuves ; celui qui vous faisait frapper vous aimait, et l’on vous frappait pour vous forcer à apprendre quoi ? les lettres. Les lettres sont-elles bonnes ? Sans aucun doute. Je sais que vous allez me dire vous autres, évêques, n’avez-vous pas lu les lettres ? ne traitez-vous pas maintenant des saintes Ecritures à l’aide de la littérature ? Assurément ; mais ce n’est pas précisément dans ce but que nous avons appris les lettres. Nos parents, quand ils nous envoyaient à l’école, ne nous disaient pas : Apprenez les lettres afin que vous puissiez lire les lois du Seigneur. Même les chrétiens ne tiennent pas ce langage à leurs enfants. Que leur disent-ils ? Apprenez les lettres. Pourquoi ? Afin que vous soyez hommes. Et pourquoi donc ? Est-ce que je suis un animal ? Non, mais je vous dis d’apprendre afin que vous deveniez homme, c’est-à-dire afin que vous puissiez briller parmi les hommes. De là ce proverbe : Plus vous aurez, plus vous serez grand. Ayez donc autant que les autres, ou autant que le petit nombre ; plus que les autres ou plus que le petit nombre ; à ce prix vous obtiendrez des honneurs et des dignités. Et que deviendra tout cela quand la mort aura sonné son heure ? La mort serait-elle un stimulant, et cette crainte une puissante excitation ? Comment ce mot que je viens de prononcer a-t-il le privilège de frapper tous les cœurs ? Comment vos gémissements viennent-ils attester la crainte qui vous obsède ? J’ai entendu, parfaitement entendu ; vous avez gémi, vous craignez la mort. Si vous la craignez, pourquoi ne l’évitez-vous pas ? Vous craignez la mort ; pourquoi craignez-vous ? Elle viendra ; que je la craigne, que je ne la craigne pas, elle viendra ; tôt ou tard elle viendra. Quoique vous la craigniez, vous ne ferez pas que vous n’ayez plus rien à craindre.


CHAPITRE XII. LA BONNE MORT PRÉPARÉE PAR UNE BONNE VIE.

modifier

13. Craignez plutôt ce qui ne dépend que de votre volonté. Quoi donc ? Le péché. Craignez de pécher, parce que si vous aimez le péché vous encourrez la mort éternelle, que vous n’auriez pas à redouter si vous n’aimiez pas le péché. Mais telle est votre perversion que vous aimez mieux la mort que la vie. Dieu m’en garde, dites-vous. Quel est donc l’homme qui aime plus la mort que la vie ? Peut-être vais-je vous convaincre que vous aimez plus la mort que la vie. Voici le moyen que j’emploie. Vous aimez votre tunique et par conséquent vous voulez qu’elle soit bonne ; vous aimez votre villa et vous voulez qu’elle soit bonne ; vous aimez votre fils et vous voulez qu’il soit bon ; vous aimez votre ami et vous voulez qu’il soit bon ; vous aimez votre maison et vous voulez qu’elle soit bonne. Que voulez-vous donc quand vous désirez également que votre mort soit bonne ? Comme vous devez mourir, chaque jour vous priez Dieu de vous donner une bonne mort ; et vous dites, que Dieu me préserve d’une mort mauvaise. Vous aimez donc plus votre mort que votre vie. Vous craignez de mal mourir, et vous ne craignez pas de mal vivre. Abstenez-vous de mal vivre, et craignez de mal mourir. Ou plutôt ne le craignez pas, car on ne peut mal mourir quand on a bien vécu.

Je le répète, j’ose le dire, car « ayant cru j’ai parlé » : on ne peut mal mourir quand on a bien vécu. Voici que vous vous dites à vous-même : beaucoup de justes n’ont-ils pas péri dans les naufrages ? On ne peut mourir mal, quand on a bien vécu ? Beaucoup de justes ne sont-ils pas tombés sous le glaive des ennemis ? On ne peut mourir mal, quand on a bien vécu ? Beaucoup de justes ne sont-ils pas tombés sous les coups des assassins, ou n’ont-ils pas été dévorés par les bêtes féroces ? On ne peut mourir mal, quand on a bien vécu ? Je te réponds : Périr dans un naufrage, être percé d’un glaive ou dévoré par les bêtes féroces, est-ce donc là ce qui te paraît une mort mauvaise ? Ce genre de mort n’a-t-il donc pas été souvent celui des martyrs dont nous célébrons la naissance au ciel ? A quel genre de mort n’ont-ils pas été condamnés ? Et cependant si nous sommes chrétiens, si nous n’oublions pas que nous sommes dans la maison de la discipline, si en sortant d’ici nous n’oublions pas que nous y sommes venus, si nous nous souvenons des vérités que nous y avons entendues, est-ce que nous ne célébrons pas la mort des martyrs ? Cherchez quelle fut la mort des martyrs ; interrogez les yeux de la chair : leur mort a été mauvaise. Mais interrogez les yeux de la foi : « La mort des saints est précieuse devant Dieu  ». Si donc vous imitiez les saints, vous ne trouveriez plus rien à redouter dans la mort. Travaillez à mener une bonne vie ; et dans quelque circonstance que vous sortiez de ce corps, vous en sortez pour le repos, vous en sortez pour un bonheur qui ne sera mêlé d’aucune crainte et n’aura pas de fin. On aurait pu croire très-bonne la mort du mauvais, riche expirant dans la pourpre et dans le lin ; mais quelle affreuse mort que celle d’un malheureux dévoré par la soif et demandant à grands cris une goutte d’eau, du sein de ses tourments ! On aurait pu croire mauvaise la mort du pauvre Lazare expirant près de la porte du riche, léché par les chiens, et désirant pour- apaiser sa soif et sa faim les miettes qui tombaient de la table du riche mort malheureuse, mort redoutable. Voyez la fin ; vous êtes chrétien, ouvrez les yeux de la foi : « Le pauvre mourut aussi et fut porté par les anges dans le sein d’Abraham ». Au riche dévoré de soif dans les enfers, que lui importait un tombeau de marbre ? Que faisaient au pauvre ses haillons et ses ulcères, pendant qu’il repose dans le sein d’Abraham ? Le riche aperçut de loin, dans son repos, le pauvre qu’il avait méprisé gisant à la porte de son palais. Choisissez entre ces deux morts ; dites-moi quel est celui des deux qui a fait une bonne mort, quel est celui qui en a fait une mauvaise ? Il me semble que la mort du pauvre est de beaucoup préférable à celle du riche. Tenez-vous à être enseveli dans les aromates, et à sentir la soif vous dévorer en enfer ? Non, me répondez-vous. Du moins je suppose que telle est votre réponse. Donc vous apprendrez à bien mourir si vous apprenez à bien vivre. La récompense d’une bonne vie est une récompense éternelle.

CHAPITRE XIII. LES BONS ET LES MAUVAIS AUDITEURS.

modifier

14. Ceux qui s’instruisent prouvent qu’ils sont chrétiens ; ceux qui écoutent et ne s’instruisent pas, quel intérêt inspirent-ils au semeur ? Ni la dureté du chemin, ni les pierres, ni les épines n’effraient la main du semeur qu’il jette ce qui lui appartient. Celui qui craint que la semence ne tombe sur une terre mauvaise, s’arrête avant d’arriver à la bonne terre. Nous, du moins, nous parlons, nous jetons et dispersons la semence. Parmi nos auditeurs il en est qui méprisent, il en est qui se plaignent, il en est qui rient. Si nous craignons tous ces auditeurs, il ne nous est plus possible de semer et nous devons nous attendre à mourir de faim à la moisson. Que la semence arrive donc jusqu’à la bonne terre. Je sais que celui qui écoute et qui écoute sérieusement sent en lui quelque chose défaillir et quelque alose progresser ; il déchoit à l’iniquité et il progresse dans la vérité ; il déchoit au siècle, et il fait des progrès vers Dieu.


CHAPITRE XIV. QUEL EST LE VÉRITABLE MAITRE ?

modifier

15. Quel est, en effet, le maître qui nous enseigne ? Ce n’est point tout homme, quel qu’il soit, mais un apôtre. Et encore, si c’est l’Apôtre qui parle, ce n’est pas lui qui enceigne. « Est-ce que vous voulez éprouver la puissance de Jésus-Christ qui parle par ma bouche ? » C’est Jésus-Christ qui enseigne, et il a sa chaire au ciel, comme je le disais il n’y a qu’un instant. Son école est sur la terre, et cette école c’est son corps. La tête instruit les membres, la langue parle aux pieds. C’est Jésus-Christ qui enseigne : écoutons, craignons, obéissons. Gardez-vous de mépriser Jésus-Christ lui-même, car c’est pour vous qu’il est né dans la chair, se revêtant des baillons de notre mortalité ; c’est pour vous qu’il a eu faim et soif, pour vous qu’il s’est assis fatigué sur les bords du puits ; pour vous que fatigué il s’est endormi dans la barque ; pour vous qu’il a reçu des injures atroces ; pour vous qu’il s’est laissé cracher au visage ; pour vous qu’il a été souffleté ; pour vous qu’il a été attaché sur la croix ; pour vous qu’il est mort, pour vous qu’il a été déposé dans le tombeau. Serait-ce tout cela que vous mépriseriez en Jésus-Christ ? Voulez-vous savoir qui il est ? Rappelez-vous l’Evangile que vous avez entendu : « Mon Père et moi nous sommes un  ».

16. Unis au Seigneur, prions-le pour nous-mêmes et pour tout ce peuple réuni avec nous dans la demeure du Tout-Puissant ; demandons qu’il daigne garder et protéger ce peuple, par son Fils Jésus-Christ Notre-Seigneur qui vit et règne avec lui dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

  NODES