Ernest Maltravers/Livre 3
Hachette, (p. 102-136).
LIVRE III.
CHAPITRE PREMIER.
De ton sommeil heureux, qu’on respecte le cours, |
Tels étaient les accents, chantés dans sa douce langue italienne, et imparfaitement traduits ici, qui flottaient, par une délicieuse soirée d’été sur le lac de Côme. La barque d’où s’élevait ce chant voguait doucement sur les eaux transparentes, vers le bord moussu d’une verte pelouse, d’où l’on apercevait, sur une petite éminence, les murailles blanches d’une villa adossée à des vignobles. Debout sur cette pelouse, une femme, jeune et belle, s’appuyait au bras de son mari, et prêtait l’oreille à sa musique. Mais son plaisir s’augmenta bientôt d’un intérêt tout personnel, lorsqu’elle s’aperçut que les bateliers, en s’approchant de la rive, avaient changé de rhythme, et qu’ils chantaient en son honneur :
Posons sans bruit les avirons ;
N’agitons plus les flots tranquilles
Dont le murmure aux environs
Pourrait troubler de purs asiles.
Amis, voyez ce bord sacré
Où les eaux caressent le sable :
C’est là le séjour révéré
De ce talent incomparable.
Les doux parfums du citronnier
Y viennent poussés par la brise ;
Que le courant hospitalier
Sur ses eaux en paix nous conduise
Vers cette déesse du chant,
Que le ciel prête à nos campagnes
Pour être l’esprit bienfaisant
Et la muse de nos montagnes.
Le Lombard a perdu la source de ses gloires :
La couronne de fer échoit à l’étranger,
Qui fait de nos vallons un champ pour ses victoires ;
Et l’Italie en pleurs ne sait point se venger !
Mais auprès de ce lac où voguent nos nacelles,
La fille d’Harmonie a fixé son séjour ;
Les victoires de l’art ne sont pas les moins belles :
Ce laurier embellit du moins son dernier jour.
Ton chant rendit à l’esclavage
Le fier Teuton et le Gaulois.
Jadis devant notre courage
Mais aujourd’hui devant ta voix
Ils ont perdu leur arrogance ;
Et comme des rois tout-puissants
L’amour obtient obéissance,
De même as-tu fait par tes chants.
La lune efface les étoiles,
Et par elle la sombre nuit
Perd son ombre et n’a plus de voiles ;
L’âme est un jour nouveau qui luit
Au fond de l’homme qu’elle anime.
De même les divins accents
Ont un je ne sais quoi sublime
Qui donne à tout un nouveau sens.
Qu’on honore à jamais le nom de cette reine,
Qui sait faire sentir les mystères du chant :
Sa voix de nos tyrans assoupissait la haine,
Et Rome en écoutant ton organe touchant
Oubliait ses affronts et son triste esclavage ;
Ton triomphe éclatait comme un brillant éclair
Qui lui faisait penser que ton divin langage
Reprenait le pouvoir qu’avait perdu le fer.
« Tu te repens, ma Teresa, d’avoir renoncé à ta brillante carrière pour un intérieur monotone, avec un mari assez âgé pour être ton père, dit le mari à sa femme, avec un sourire qui exprimait sa confiance dans sa réponse.
— Oh non ! Cet hommage même que je reçois serait sans charmes pour moi, s’il n’était entendu de toi. »
C’était une personne célèbre en Italie, que la signora Cesarini, maintenant madame de Montaigne ! Sa première jeunesse s’était passée au théâtre, et sa réputation de cantatrice avait été des plus retentissantes. Après une carrière théâtrale courte, mais splendide, elle avait épousé un gentilhomme français, noble et riche, elle s’était retirée du théâtre, et elle partageait sa vie entre les brillants salons de Paris et les bords rêveurs du lac de Côme, où son mari avait acheté une petite mais charmante villa. Cependant, dans sa vie privée, elle continuait à exercer son art enchanteur, auquel cette femme singulièrement douée, et d’un rare talent, ajoutait le don d’improvisation. Elle venait d’arriver pour passer l’été dans cette délicieuse retraite, et une troupe de jeunes enthousiastes de Milan s’étaient donné rendez-vous sur le lac de Côme, pour fêter son retour, et pour lui rendre hommage, par l’intermédiaire de la poésie et de la musique. C’est une tradition charmante que cette coutume des beaux jours, de l’Italie ; j’ai moi-même écouté sur les eaux tranquilles du même lac, une semblable ovation en honneur d’un génie encore plus grand : la divine et incomparable Pasta, la Sémiramis du chant ! Et pendant que dans ma barque immobile, je me sentais gagner par l’enthousiasme des exécutants, le batelier me toucha et me montrant du doigt une partie du lac où le soleil couchant répandait son sourire le plus radieux.
« C’est là, signor, me dit-il, que se noya un de vos compatriotes. Bellissimo uomo ! Che fù bello. »
Oui ; c’était là que, dans tout l’éclat de sa jeunesse, de sa noble et presque divine beauté, sous les fenêtres, sous les yeux mêmes de sa fiancée, les ondes immobiles avaient englouti l’idole de bien des cœurs, le brave et gracieux Locke[1]. Le ciel voluptueux planait sur sa tombe, et au-dessus d’elle flottaient les accents triomphants de la musique. C’était la morale des poëtes romains, conviant les vivants à savourer le plaisir en oubliant les morts.
Quand la barque toucha la rive, madame de Montaigne s’approcha des musiciens, les remercia avec une grâce charmante et un empressement sans affectation, d’un hommage offert avec tant de délicatesse, et les invita à mettre pied à terre. Les Milanais, au nombre de six, acceptèrent cette invitation, et amarrèrent à un petit promontoire de la rive. En ce moment M. de Montaigne attira l’attention de sa femme vers une barque qui était restée un peu en arrière, à l’ombre du rivage ; cette barque était occupée par un jeune homme, qui avait paru écouter la musique avec ravissement, et qui, une fois même, avait pris part au chœur, deux fois répété, avec une voix d’une justesse si parfaite, et d’une ampleur si remarquable, qu’elle avait éveillé l’admiration des exécutants eux-mêmes.
« Ce monsieur n’est-il pas de votre société ? demanda de Montaigne aux Milanais.
— Non, signor, répondirent-ils, nous ne le connaissons pas ; sa barque est arrivée vers nous à l’improviste, pendant que nous chantions. »
Tandis que s’échangeait ce dialogue, le jeune homme avait quitté son poste, et ses avirons fendaient la surface unie du lac, juste vis-à-vis de l’endroit où se trouvait de Montaigne. Avec la courtoisie habituelle à ses compatriotes, le Français leva son chapeau, et par ce geste il attira le regard et arrêta l’aviron du rameur solitaire.
« Voulez-vous nous faire l’honneur, dit-il, de vous joindre à notre petite réunion ?
— C’est un plaisir que j’ambitionne trop pour le refuser, répliqua le batelier avec un léger accent étranger : et un instant après il était à terre. Sa tournure avait quelque chose de remarquable. Ses longs cheveux flottaient avec une gracieuse négligence sur un front plus calme et plus pensif que ne le comportait son âge. Ses manières étaient singulièrement tranquilles et contenues ; elles n’étaient pas dépourvues d’une certaine dignité, rendue encore plus frappante par sa haute stature, le noble contour de ses traits, et par une expression habituelle de mélancolie sereine dans les yeux et le sourire.
— Vous n’aurez pas de peine à croire, dit-il, que, malgré la froideur dont on accuse mes compatriotes (car vous avez dû vous apercevoir déjà que je suis Anglais), en me trouvant si près du lieu consacré par l’inspiration, je n’ai pu m’empêcher de partager l’enthousiasme général. Pour ce qui est du reste, j’habite pour le moment cette villa qui est située là-bas, vis-à-vis de la vôtre ; je me nomme Maltravers, et je suis enchanté de penser que je ne suis plus tout à fait étranger à une personne dont la renommée m’est déjà parvenue. »
Madame de Montaigne fut flattée par quelque chose, dans le ton et la manière de l’Anglais, qui en disait beaucoup plus que ses paroles ; et au bout de quelques minutes, sous l’heureuse influence du sans-gêne continental, tous les membres de cette petite société semblaient s’être connus depuis plusieurs années. Du vin, des fruits et d’autres rafraîchissements simples et sans prétention furent disposés sur une table rustique au milieu du gazon ; et les convives s’assirent autour de cette table avec leurs hôtes. La lune les illuminait de sa blanche clarté, et le lac dormait paisible à leurs pieds comme une nappe d’argent. C’était un tableau digne d’un Boccace ou d’un Claude.
La conversation tomba tout naturellement sur la musique ; c’est presque la seule connaissance qu’on puisse accorder aux Italiens en général ; et encore ce savoir leur vient-il comme la lecture et l’écriture de Dogberry : naturellement. Car, pour ce qui est de la musique considérée comme science, les simples amateurs n’y connaissent pas grand’chose. Aussi vains et aussi fiers des derniers débris de leur génie national que l’étaient les Romains d’autrefois, de l’empire de tous les arts et des armes, ils considèrent comme barbares les harmonies des autres nations. Ils ne peuvent ni apprécier ni comprendre qu’on apprécie la grande musique allemande ; musique véritablement digne d’une nation d’hommes ; musique de la philosophie, de l’héroïsme, de l’intelligence et de l’imagination ; à côté de laquelle les mélodies de l’Italie moderne paraissent efféminées, fantastiques, et d’une faiblesse prétentieuse. Rossini est le Canova de la musique ; il a beaucoup de ce que celui-ci a de joli, mais rien de ce qu’il a de grand.
La petite réunion néanmoins parla musique avec une animation et un entrain qui charmèrent le mélancolique Maltravers ; depuis plusieurs semaines il n’avait eu d’autre société que ses pensées ; d’ailleurs, l’enthousiasme pour un art, quel qu’il fût, trouvait toujours en lui une prompte sympathie. Il écoutait avec attention, mais il parlait peu ; et de temps en temps, quand la conversation languissait, il examinait ses compagnons. Les six Milanais n’avaient rien de remarquable dans leur aspect ni dans leur conversation ; ils possédaient l’énergie et la volubilité caractéristiques de leurs compatriotes, avec quelque chose de la mâle dignité qui distingue le Lombard du Méridional, et un peu de la politesse française, que les habitants de Milan manquent rarement d’acquérir. Ils étaient évidemment de la classe moyenne, car Milan possède une classe moyenne qui promet beaucoup pour l’avenir. Mais ils ne se distinguaient en aucune façon d’un millier d’autres Milanais que Maltravers avait rencontrés sur les promenades et dans les cafés de leur noble cité. L’hôte était un peu plus intéressant. C’était un grand bel homme, d’environ quarante-huit ans, avec un front haut et des traits fortement empreints des traces austères de la pensée. Il avait peu de la vivacité française dans ses manières, et sans regarder son visage, on aurait pourtant senti instinctivement qu’il était le plus âgé de la société. Sa femme avait au moins vingt-quatre ans de moins que lui ; elle était gaie et enjouée comme une enfant ; mais une certaine douceur féminine et séduisante dans ses gestes sans contrainte, et dans son étincelante verve de gaieté, semblait tempérer l’enjouement folâtre de sa nature par le sentiment élégant des convenances de la société. Des cheveux bruns relevés négligemment autour d’un front large ; des yeux grands, noirs et riants ; un petit nez droit, un teint d’un brun presque olivâtre, mais relevé par une mobile teinte vermeille, qui s’évanouissait et se renouvelait sans cesse ; de petites fossettes dans une joue arrondie ; une bouche admirable de forme ; de petites dents semblables à des perles, et une taille légère et mignonne, un peu au-dessous de la moyenne : voilà le portrait de madame de Montaigne.
« Eh bien ! dit le signor Tirabaloschi, le plus bavard et le plus sentimental des convives ; voici de ces heures dont on conserve le souvenir jusqu’à la fin de ses jours. Mais nous ne pouvons espérer que la signora se souviendra longtemps de ce que nous ne pourrons jamais oublier, nous. Paris, dit le proverbe français, est le paradis des femmes, et dans le paradis, il va sans dire qu’on se rappelle fort peu ce qui s’est passé sur la terre.
— Ah ! dit madame de Montaigne, avec un charmant rire argentin, à Paris, il est de bon ton de mépriser la vie frivole des villes, et d’affecter des sentiments romanesques. Voici précisément une scène dont nos belles dames brûleraient de pouvoir parler, et que nos beaux écrivains seraient enchantés d’avoir à décrire ; n’est-il pas vrai, mon ami ? Et elle se tourna affectueusement vers de Montaigne.
— C’est vrai, répondit-il, mais vous n’êtes pas digne d’un pareil spectacle ; vous vous riez du sentiment et de tout ce qui est romanesque.
— Je ne me ris que du sentiment français et des romans de la Chaussée-d’Antin. Vous autres Anglais, continua-t-elle en hochant la tête et en regardant Maltravers, vous nous avez gâtés et corrompus ; non contents de vous imiter, il faut que nous vous dépassions ; nous remplaçons l’horrible par l’horreur même, et nous nous précipitons de l’extravagance dans la frénésie !
— La fermentation de la nouvelle école vaut peut-être mieux que l’immobilité de l’ancienne, dit Maltravers. Vous-mêmes, Signori, et il s’adresse aux Italiens ; vous qui, les premiers dans Pétrarque, dans le Tasse et l’Arioste, avez donné l’impulsion au genre sentimental et romantique ; vous qui avez élevé parmi les ruines mêmes de l’école classique, sur les débris de ses piliers corinthiens et de ses arcades fuyantes, les clochers et les créneaux de l’école gothique ; vous-mêmes, dis-je, vous délaissez en ce moment vos anciens modèles, et vous entraînez la littérature dans des voies plus nouvelles et plus larges. Ainsi va le monde : l’éternel progrès, c’est l’éternel changement.
— C’est très-possible, dit le signor Tiraboloschi, qui n’avait pas compris un seul mot de ce qu’on venait de dire. C’est même extrêmement profond ; en y réfléchissant, c’est beau… superbe. Vous autres Anglais, vous êtes si… si… Enfin c’est admirable. Ugo Foscolo est un grand génie ; Monti de même, et quant à Rossini, vous connaissez son dernier opéra ? Cosa stupenda ! »
Mme de Montaigne lança un regard vers Maltravers, frappa ses petites mains l’une dans l’autre, et partit d’un joyeux éclat de rire. La contagion gagna Maltravers qui rit aussi. Mais il se hâta de réparer la faute de pédantisme où il était tombé, en parlant à ses auditeurs un langage au delà de leur portée. Il prit une guitare, parmi les autres instruments de musique que les exécuteurs avaient apportés, et, après en avoir fait vibrer les cordes pendant quelques moments, il dit :
« Après tout madame, dans votre société, et au bord de ce lac éclairé par les rayons de la lune, la musique n’est-elle pas le meilleur moyen de communication entre nos pensées ? Tâchons d’obtenir que ces messieurs nous enchantent encore une fois.
— Vous anticipez le désir que j’allais exprimer, » dit l’ex-cantatrice ; Maltravers offrit la guitare à Tiraboloschi qui, du reste, brûlait du désir de faire admirer son talent. Il prit l’instrument en faisant une légère grimace de modestie, et dit à Mme de Montaigne : « Je vais vous chanter une romance composée par un jeune homme de mes amis, et que les dames admirent beaucoup, bien qu’elle me paraisse à moi un peu trop sentimentale. » Et il chanta les couplets suivants, comme font toujours les bons chanteurs, avec autant de sentiment que s’il eût été susceptible de les comprendre !
Quand les étoiles scintillent dans le ciel pur, c’est l’heure où je pense à toi ! Tourne alors vers moi tes doux yeux, et regarde-moi comme les étoiles regardent la mer !
Car les pensées, comme les vagues pendant la nuit, ne brillent jamais plus que lorsqu’elles sont le plus calmes ; mon amour terrestre dort environné de lumières sous le firmament du tien.
Il est une heure où les anges veillent sur les hommes ; où les âmes vulgaires sont plongées dans le sommeil ; doux esprit, viens me trouver alors.
Il est une heure où des rêves pieux se glissent radieux à travers notre sommeil ; c’est l’heure mystique où nous devrions être ensemble.
Les vulgaires rayons du jour profaneraient ta sainte présence ; je ne dois voir en toi que mon étoile, mon ange, mon rêve !
Dès que l’exemple eut été donné, et que les éloges de la gracieuse maîtresse de la maison eurent excité l’émulation générale, la guitare passa de main en main, et chacun des Italiens prit part à ce concert improvisé. On aurait cru assister à l’une de ces antiques fêtes de la Grèce, où la lyre et la branche de myrte circulaient à la ronds.
Mais les Italiens, ainsi que l’Anglais, sentaient que le plaisir serait incomplet si la cantatrice et l’improvisatrice célèbre qui présidait au petit banquet ne se faisait entendre ; Mme de Montaigne, avec le tact d’une femme, devina le désir général, et prévint la prière qui devait inévitablement lui être adressée. Elle prit la guitare des mains de celui qui avait chanté le dernier, et, se tournant vers Maltravers :
« Vous avez sans doute entendu, lui dit-elle, quelques-uns de nos improvisateurs les plus distingués ; par conséquent, si je vous demande un sujet, ce n’est que pour vous prouver que c’est un talent dont les Italiens n’ont pas seuls le privilége.
— J’ai effectivement entendu, dit Maltravers, de vieux messieurs fort laids, avec de grands favoris et des gestes de la plus effrayante férocité, lancer des impromptu véhéments. Mais jusqu’à présent, je n’ai jamais entendu improviser une jeune et belle dame. Je ne croirai à l’inspiration que venant des lèvres de la muse elle-même.
— Eh bien, je ferai tous mes efforts pour mériter vos compliments ; il faut que vous me donniez un sujet. »
Maltravers réfléchit un instant, et proposa pour sujet l’influence des éloges sur le génie.
L’improvisatrice fit un signe d’assentiment et, après un court prélude, elle entonna un chant pathétique et varié, d’une voix si délicieusement sympathique, avec un goût si parfait, et un sentiment si profond, que cette poésie semblait être, aux auditeurs ravis, le langage même que devait parler Armide. Pourtant les vers de ce poëme, comme toutes les compositions improvisées, ne pouvaient ni se graver dans la mémoire, ni se transcrire sur le papier..
Quand Mme de Montaigne cessa de chanter, nul applaudissement frénétique ne se fit entendre ; les Italiens étaient trop frappés de la science, et Mallravers du sentiment qui s’y étaient révélés, pour proférer de vulgaires éloges. Avant que ce silence approbateur fût rompu, un nouvel arrivant, descendu des coteaux boisés qui s’élevaient derrière la maison, apparut au milieu du groupe.
« Ah ! mon cher frère, s’écria Mme de Montaigne, qui se leva précipitamment et se suspendit affectueusement au bras de l’étranger ; pourquoi êtes-vous resté si longtemps dans les bois ? Vous, si délicat ! Et comment allez-vous ? Comme vous me semblez pâle !
— Ce n’est que le reflet du clair de lune, Teresa, je me sens bien. »
Et en disant ces mots, le nouveau venu regarda la joyeuse réunion en fronçant le sourcil, et se détourna comme pour se dérober.
« Non, non lui dit Teresa, à voix basse, il faut que vous restiez un moment pour que je vous présente à mes convives ; il y a ici un Anglais qui vous plaira ; qui vous intéressera. »
Ce disant, elle l’entraîna presque malgré lui, et le présenta à ses invités. Le signor Cesarini leur rendit leurs saluts avec un mélange d’embarras et de hauteur, moitié gauche et moitié gracieux ; puis, murmurant quelques compliments inintelligibles, il se laissa tomber sur une chaise où il parut aussitôt s’abîmer dans ses rêveries. Maltravers le considéra, et son aspect, qui avait quelque chose, sinon de beau, du moins d’étrange et de singulier, lui plut. Il était extrêmement mince et frêle de taille ; ses joues étaient creuses et pâles ; il avait une profusion de boucles noirs et soyeuses qui lui descendaient jusqu’aux épaules. Ses yeux, profondément enfoncés dans leurs orbites, étaient grands et brillaient d’un éclat profond. Une fine moustache, frisée aux extrémités, donnait encore plus d’austérité à une bouche qui restait comprimée, avec une fermeté sombre et à demi sarcastique. Il n’était pas habillé comme on s’habille en général ; il portait une blouse en camelot de couleur foncée, un grand col de chemise rabattu, et une étroite bande de soie noire, enroulée plutôt que nouée autour de son cou. Son pantalon était collant, et une paire de bottes à la hongroise complétait son costume. Il était évident que ce jeune homme (car il était très-jeune ; il n’avait que dix-neuf ou vingt ans environ) cultivait cette fatuité du pittoresque, signe plus certain d’une excessive vanité que la fatuité plus commune de la mode.
C’est étonnant comme il arrive souvent que l’arrivée d’un seul intrus, dans une réunion où régnait une douce et familière harmonie, suffit pour en détruire tout le charme. On s’en aperçoit, même quand l’importun est agréable et communicatif. Mais dans le cas présent, un revenant même eût été à peine plus maussade et plus mal venu. La présence de cet homme, à l’air embarrassé, silencieux et hautain, jeta du froid sur toute la société Le joyeux Tiraboloschi s’aperçut immédiatement qu’il était temps de partir ; personne n’y avait songé auparavant, mais effectivement il était tard. Les Italiens commencèrent à s’agiter, à rassembler leur musique, à faire de beaux discours et de belles protestations, à saluer et à sourire ; puis ils sautèrent dans leurs bateaux, tirèrent au large, et se dirigèrent vers l’auberge de Côme, où ils devaient passer la nuit. Tandis que la barque s’éloignait, deux d’entre les Milanais prirent les avirons, et les quatre autres saisissant leurs instruments entonnèrent un chant d’adieu. Il était minuit, le silence environnant était devenu plus intense et plus profond. Dans la transparence de l’air, et dans les ombres que les rivages voisins et les collines lointaines projetaient sur l’eau, il y avait une puissance de silence extraordinaire. Ce tableau prêtait aux sons de la musique, dont les rames marquaient la cadence, et qui devenaient de plus en plus faibles, un charme magique et pénétrant impossible à décrire.
Ceux qui étaient restés à terre ne parlaient pas ; une larme de reconnaissance humectait les beaux yeux de Teresa, tandis qu’elle s’appuyait au bras vigoureux de de Montaigne, pour qui elle éprouvait un attachement d’autant plus profond et plus pur peut-être, à raison de la différence d’âge qui existait entre elle et lui. La jeune fille qui se décide à aimer un homme, non pas vieux, mais beaucoup plus âgé qu’elle, l’aime d’un amour mêlé de tant de confiance et de vénération ! Maltravers était debout à quelques pas des deux époux sur la pente du rivage, les bras croisés et le visage pensif.
« Comment se peut-il, dit-il sans s’apercevoir qu’il parlait à demi voix, que les êtres les plus vulgaires de ce monde aient le pouvoir de nous procurer un plaisir si divin ? Quel contraste entre ces musiciens et cette musique ! À cette distance leurs contours se dessinent vaguement, et l’on pourrait presque s’imaginer que les créateurs de ces suaves accents sont d’une autre nature que la nôtre. Peut-être est-ce de cette manière que la poésie du passé résonne à notre oreille, d’autant plus profonde, et d’autant plus divine, qu’elle est plus éloignée de l’argile dont étaient formés les poëtes. Art puissant ! art magique ! Comme tu nous embellis, comme tu nous élèves ! Que serait la nature sans toi !
— Vous êtes poëte, signor, dit une voix claire et douce, à côté du penseur : Maltravers tressaillit en s’apercevant qu’il avait été entendu, sans s’en douter, par le jeune Cesarini.
— Non, dit Maltravers, je cueille les fleurs, je ne cultive pas le sol.
— Et pourquoi pas ? dit Cesarini avec une soudaine énergie ; vous êtes Anglais, vous ; vous avez un public, vous avez une patrie, vous avez un théâtre vivant, un auditoire qui respire. Nous autres Italiens, nous n’avons rien que les morts. »
En regardant le jeune homme, Maltravers fut surpris de voir l’animation subite qui illuminait son pâle visage.
« Vous m’avez fait une question que je voudrais bien vous adresser à mon tour, dit l’Anglais, après un moment de silence. Vous êtes poëte, à ce que je puis voir ?
— Je me suis figuré que je pourrais l’être. Mais, chez nous, la poésie est un oiseau dans le désert ; il chante par instinct, et son chant meurt sans qu’on l’ait écouté. Ah ! que je voudrais appartenir à un pays vivant, tel que la France, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Amérique, et non à la décomposition d’une géante défunte ! car telle est maintenant la terre de la lyre antique.
— Tâchons de nous revoir bientôt, » dit Maltravers, en lui tendant la main.
Cesarini hésita un moment ; puis il accepta et rendit le témoignage de politesse qui lui était offert. Malgré sa réserve, il sentait pourtant quelque chose qui l’attirait vers Maltravers ; en effet, Ernest possédait le don de fasciner tous ces malheureux insensés, qui ne se meuvent pas dans la sphère ordinaire du monde.
Quelques minutes plus tard, l’Anglais avait dit adieu aux hôtes de la villa, et son léger esquif fendait rapidement les ondes.
« Que pensez-vous de l’Inglese ? dit Mme de Montaigne à son mari, en s’en retournant vers la maison. (Ils ne dirent pas un mot au sujet des Milanais.)
— Il a une noble tournure, pour un homme aussi jeune, dit le Français ; il a l’air d’avoir vu le monde et d’avoir profité aussi bien que souffert de cette expérience.
— Ce sera une connaissance agréable de plus, reprit Teresa : et vous, Castruccio ?… »
Elle se retourna pour chercher son frère, mais Cesarini avait déjà disparu sans bruit dans la maison.
« Hélas ! mon pauvre frère ! dit-elle ; je ne puis le comprendre. Que veut-il donc ?
— La gloire ! répliqua de Montaigne avec calme, et la gloire est une ombre vaine ; il n’est donc pas surprenant qu’il s’agite en vain. »
CHAPITRE II.
Il n’est rien de plus salutaire aux hommes actifs que de courts intervalles de repos, pendant lesquels on tourne ses regards au dedans au lieu de les tourner au dehors, et où l’on passe en revue, presque à son insu (car je tiens qu’un examen personnel sévère et consciencieux est chose plus rare qu’on ne le croirait), tout ce qu’on a fait, tout ce qu’on est capable de faire. C’est régler, en quelque sorte, avec le passé un compte de débiteur à créancier, avant de se lancer dans de nouvelles spéculations. Maltravers jouissait justement, dans ce moment-là, d’un semblable intervalle de repos. Dans une complète solitude, c’est-à-dire privé de toute société intime, il cherchait depuis quelques semaines à faire connaissance avec son caractère et son esprit. Il lisait et pensait beaucoup, mais sans but bien arrêté. C’est Montaigne, je crois, qui a dit quelque part : « On parle beaucoup de la pensée ; mais quant à moi, je ne pense jamais que lorsque je me mets à écrire. » Je ne crois pas que ce soit là un cas bien ordinaire, car les gens qui n’écrivent pas pensent tout autant que ceux qui écrivent ; mais la pensée suivie, sérieuse et développée, diffère de la vague méditation, en ce qu’elle doit être liée à un projet ou à un motif palpable. Il faut donc que nous soyons des hommes de plume, ou des hommes d’action, si nous voulons mettre à l’épreuve notre logique, ou développer en un dessin symétrique les couleurs confuses de notre raisonnement. Maltravers ne sentait pas encore cela, mais il se sentait déjà comme une lacune intellectuelle. Ses idées, ses souvenirs, ses rêves s’entassaient confusément ; il tâchait de les disposer avec ordre, mais il ne pouvait y réussir. Il était accablé par l’opulence mal rangée de son imagination et de son intelligence. Il s’était souvent imaginé, même étant enfant, qu’il était destiné à devenir quelque chose dans le monde ; mais il ne s’était jamais sérieusement demandé s’il devait être un homme de lettres ou un homme d’action. Il avait écrit des vers lorsqu’il avait senti la poésie jaillir irrésistiblement des sources intimes de l’émotion ; mais l’enthousiasme passé, il en avait considéré les effusions d’un œil froid et indifférent.
Maltravers n’était pas consumé par la soif de la gloire ; peut-être y a-t-il peu d’hommes de génie qui le soient par instinct. Il y a dans un esprit droit et sain, dont tous les dons sont bien équilibrés, une calme conscience de puissance, une certitude que, lorsqu’il déploiera sérieusement sa force, il faudra que ce soit pour réaliser les résultats ordinaires de la force. Les hommes qui n’ont que des facultés secondaires, sont, au contraire, chagrins et irritables, et se tourmentent à la poursuite d’une célébrité qu’ils n’estiment pas d’après leur propre mérite, mais d’après le mérite de quelque autre. Ils voient une tour, mais ils ne s’occupent qu’à en mesurer l’ombre, et ils se figurent que leur propre hauteur (qu’ils ne mesurent jamais) est capable d’en projeter sur la terre une qui pourra soutenir la comparaison. C’est le petit homme qui marche en relevant toujours le menton, et se tenant droit comme une flèche. L’homme de haute taille se courbe, et l’homme vigoureux n’est pas toujours à faire des tours de force.
Maltravers n’éprouvait pas encore cette soif ardente de renommée ; il n’en avait pas encore goûté la douceur et l’amertume. Fatal breuvage ! qui, si l’on y met une fois les lèvres, éveille trop souvent une ardeur inextinguible ! Il n’avait pas non plus d’ennemis ni d’envieux qu’il voulût se donner le plaisir d’humilier par son mérite ; motif d’ambition qui n’est pas rare chez les esprits fiers. À la vérité, il passait généralement pour un homme d’esprit, et les sots le craignaient. Mais, comme il ne gênait activement les prétentions de personne, personne ne songeait à le traiter d’imbécile. C’était donc tranquillement et naturellement que, pour le moment, son esprit se frayait un chemin légitime vers sa destinée d’activité. Il commença, avec une indifférence paresseuse, à prendre note de ses pensées et de ses impressions ; une fois sur le papier, elles firent naître de nouveaux sujets ; ses idées lui devinrent plus lucides à lui-même ; et la page se métamorphosa bientôt en un miroir, dans lequel il reconnaissait son image. Il écrivit d’abord rapidement, et sans système. Il n’avait d’autre but que de satisfaire son goût et de verser au dehors le trop plein de son esprit ; ses écrits, comme presque tous ceux de la jeunesse, étaient, pour ainsi dire, personnels. On a pour point de départ l’étroit foyer de sa passion et de son expérience propre ; ce n’est que plus tard, qu’on élargit sa sphère. Peut-être les hommes qui ont mérité de devenir nos maîtres, et qui nous ont laissé les leçons les plus riches et les plus étendues pour la pratique de la vie, et l’étude des caractères, ont-ils commencé par être personnels. Car chez un homme de haute capacité, il y a une perception très-profonde et très-vive de son existence propre. Un homme d’imagination et d’une nature susceptible a dix fois plus de puissance de vie qu’un homme borné, fût-il Hercule en personne. Il se multiplie dans mille objets, associe chacun d’eux à sa propre identité, se sent vivre dans chacun d’eux, et considère le monde, avec tout ce qu’il contient, comme une partie de son individualité. Plus tard, quand son feu commence à tomber, il fait rentrer ses forces dans la citadelle ; mais il conserve la connaissance du terrain qu’elles occupaient, et il s’y intéresse toujours. Il comprend les autres, car il a vécu de la vie des autres, de celle des morts et de celle des vivants ; tantôt il s’est cru un Brutus, tantôt un César ; et il s’est demandé comment il aurait agi dans presque toutes les circonstances imaginables de la vie.
C’est ainsi que, lorsqu’il commence à peindre des caractères essentiellement différents du sien, la connaissance lui en vient presque par intuition. C’est comme s’il décrivait les demeures qu’il a naguère habitées lui-même, quoiqu’il n’y ait pas fait long séjour. De là, vient chez les écrivains pour l’histoire, le roman où le théâtre, le gusto qu’où retrouve dans la peinture de leurs personnages ; leurs créations sont de chair et d’os ; ce ne sont pas des ombres ou des machines.
Quant aux sujets de ses rudes et incomplètes esquisses, Maltravers était donc un égoïste ; quant à la manière, il était, je l’ai déjà dit, négligent et indifférent, comme le sont ceux qui n’ont pas encore découvert que l’expression est un art. Pourtant ces compositions spontanées et sans valeur, ces confessions extatiques et secrètes de son cœur, étaient pour lui un délice. Il commençait à goûter les transports, l’enivrement d’un auteur. Ah ! que de volupté il y a dans ce premier amour de la muse, dans cette inspiration qui donne une forme palpable aux visions longtemps insaisissables, qui flottent autour de nous. C’est le beau fantôme de l’idéal qui est en nous, que nous évoquons dans le silence du cabinet, avec une simple plume en guise de baguette magique !
Le lendemain du jour où Maltravers avait fait la connaissance de la famille de Montaigne, il était assis de bonne heure dans la chambre qu’il préférait, et qu’il avait choisie parmi toutes celles de sa vaste et solitaire demeure, pour en faire son cabinet de travail. C’était dans un renfoncement, à côté d’une fenêtre ouverte, qui donnait sur le lac ; des livres étaient épars sur la table, et il écrivait quelques notes critiques sur ce qu’il lisait, les entremêlant de ses impressions sur ce qu’il voyait. Il n’y a pas de composition plus agréable que l’album d’un homme qui étudie dans la retraite, qui observe dans le monde, et qui sait sentir toutes choses et les admirer à loisir. Il était absorbé dans cette facile occupation, lorsqu’on annonça Cesarini, et que le jeune frère de la belle Térésa entra dans l’appartement.
« Je me suis empressé de profiter de votre invitation, dit l’Italien.
— Je suis flatté de cet empressement, répliqua Maltravers en serrant la main qui lui était timidement tendue.
— Je vois que vous écrivez. Je savais bien que vous vous occupiez de littérature. Je l’ai vu sur votre physionomie, je l’ai entendu dans le ton de votre voix, dit Cesarini en s’asseyant.
— C’est vrai ; je venais de tromper l’ennui d’un loisir inutile, dit Maltravers.
— Mais vous n’écrivez pas pour vous seul ; vous avez en vue les deux grands tribunaux : le Temps et le Public.
— Non pas, je vous le déclare sincèrement, dit Maltravers en souriant. Si vous regardez les livres qui sont sur ma table, vous verrez que ce sont les chefs-d’œuvre de l’érudition ancienne et moderne. Ce ne sont pas là des études faites pour encourager un novice….
— Mais pour l’inspirer.
— Je ne le pense pas. Les modèles peuvent nous former le goût comme critiques, mais ne nous excitent pas à devenir auteurs. J’imagine que c’est dans nos émotions, et dans le sentiment de notre destinée, que se trouve le grand levier de la matière inerte que nous façonnons. « Regarde dans ton cœur, et écris, » a dit un vieil écrivain anglais[2], qui aurait bien dû, pendant qu’il y était, joindre l’exemple au précepte. Et vous, signor….
— Je ne suis rien, et je voudrais être quelque chose, dit le jeune homme brièvement et avec amertume.
— Et pourquoi ne pas réaliser votre désir ?
— Simplement parce que je suis Italien, dit Cesarini. Chez nous il n’y a pas de public littéraire ; il n’y a pas une classe nombreuse de lecteurs. Nous avons des dilettanti, des literati, des étudiants et même des auteurs ; mais ils ne forment qu’une coterie, et non pas un public. J’ai écrit, j’ai publié ; mais personne ne m’a seulement prêté l’oreille. Je suis un auteur sans lecteurs.
— C’est un cas assez fréquent en Angleterre, » dit Maltravers.
L’Italien continua :
« Je voulais vivre longtemps dans la mémoire des hommes, je voulais réveiller des pensées longtemps muettes, faire vibrer encore une fois les cordes de l’antique lyre ! Vaine chimère ! Comme le rossignol ambitieux, je ne chante que pour me briser le cœur dans une fausse et mélancolique émulation des accents du musicien.
— Il y a des époques dans tous les pays, dit Maltravers avec douceur, où certains genres de littérature sont hors de vogue, et où nul génie ne peut y ramener l’attention du public. Mais vous avez dit avec justesse qu’il y a deux tribunaux : le Public et le Temps. Vous pouvez encore faire appel à ce dernier. Vos grands historiens italiens écrivaient pour les générations à venir ; leurs œuvres n’ont été même publiées qu’après leur mort. À mes yeux, cette indifférence pour la renommée vivante a quelque chose de sublime.
— Je ne puis les imiter ; et d’ailleurs ils n’étaient point poëtes, dit aigrement Cesarini. La louange est un aliment indispensable aux poetes ; l’oubli pour eux, c’est la mort.
— Mon cher signor Cesarini, dit l’Anglais, d’un ton pénétré, ne vous abandonnez pas à ces idées-là. Il faut qu’une saine ambition contienne en elle la rude étoffe d’une longévité persévérante ; elle doit vivre dans l’attente et l’espoir de ce jour qui luit tôt ou tard pour ceux dont les travaux méritent le succès.
— Mais peut-être les miens ne le méritent-ils pas. Je le crains quelquefois. C’est une horrible pensée.
— Vous êtes encore bien jeune, dit Maltravers ; peu d’hommes, à votre âge, ont même la soif de la gloire ! Peut-être ce premier pas vous a-t-il déjà fait faire la moitié du chemin. »
Je ne suis pas bien sûr qu’Ernest pensât bien ce qu’il disait ; mais c’était la consolation la plus délicate qu’il pût offrir à un homme dont la brusque franchise l’embarrassait et l’affligeait. Le jeune homme secoua la tête avec découragement. Maltravers essaya de changer d’entretien. Il se leva et se dirigea vers le balcon suspendu au-dessus du lac. Il parla du temps, des admirables sites environnants. Il signala les beautés de détail cachées dans l’ensemble du paysage, avec le regard et le goût d’un homme qui a examiné la nature dans ses plus petits secrets. Le poëte retrouva de la vivacité et de la gaieté ; il devint même éloquent ; il cita des vers, et parla poésie. L’intérêt qu’il inspirait à Maltravers s’accrut de plus en plus. Curieux de savoir si le mérite de son hôte égalait son ambition, il fit entendre à Cesarini qu’il désirait voir ses compositions. C’était justement ce que souhaitait le jeune homme. Pauvre Césarini ! Il était enchanté de trouver un nouvel auditeur, car il s’imaginait naïvement que tout auditeur sincère devait être un admirateur chaleureux. Cependant, avec la timidité habituelle de ses confrères, il affectait de la répugnance et de l’hésitation ; il retardait lui-même l’objet de ses vœux les plus ardents. Maltravers, pour aplanir les voies, lui proposa une excursion sur le lac.
« Un de mes domestiques ramera, dit-il ; vous me réciterez vos vers ; et moi je jouerai auprès de vous le rôle de la vieille servante de Molière. »
Maltravers avait un grand fonds de bienveillance naturelle dans l’occasion, quoiqu’il n’eût pas par excès de cette soi-disant bonne humeur qui flotte à la surface, et sourit également à tout le monde. Il avait beaucoup du lait de la bienveillance humaine, mais peu de son huile.
Le poëte consentit, et quelques moments après, ils voguaient sur le lac. Il faisait une chaleur accablante, et il était midi ; la barque glissait doucement à l’ombre du rivage, et Cesarini tira de sa poche des manuscrits couverts d’une belle et fine écriture. Qui ne connaît le soin que prend un jeune poëte pour revêtir de beaux atours ses vers bien-aimés !
Cesarini lisait bien et avec sentiment. Tout était favorable au lecteur. Sa physionomie poétique, sa voix, son enthousiasme à demi contenu, la prédisposition bienveillante de l’auditeur, le charme rêveur du paysage et de l’heure (car l’heure a une grande influence en pareille circonstance). Maltravers écoutait attentivement. Il est bien difficile de juger du mérite exact de la poésie dans une langue étrangère, même quand on la connaît bien ; l’intraduisible magie de l’expression, les petites subtilités du style, jouent un si grand rôle ! Mais Maltravers, sortant, comme il l’avait dit lui-même, de l’étude des grands maîtres, des écrivains originaux, ne put s’empêcher de sentir qu’il écoutait des productions médiocres et faibles, quoique harmonieuses. C’était la poésie des mots, et non des choses. Il lui parut cruel néanmoins de pousser trop loin son rôle de critique, et il eut recours à tous les lieux communs de l’éloge qui lui vinrent à l’esprit. Le jeune homme était enchanté. — Et pourtant, dit-il en soupirant, je n’ai pas de public. En Angleterre on m’apprécierait. Hélas ! en Angleterre, dans ce moment-là même, il y avait peut-être cinq cents poëtes, aussi jeunes, aussi ardents, et mieux doués encore que lui, dont les cœurs palpitaient du même désir, et dont les fibres se brisaient douloureusement par les mêmes désappointements.
Maltravers s’aperçut que son jeune ami ne voulait entendre à aucune observation qui ne fût pas tout simplement une louange. L’archevêque de Gil-Blas n’était pas plus prompt à s’offenser de toute critique qui n’était pas un panégyrique. Maltravers pensa que c’était mauvais signe ; mais il se rappela Gil-Blas, et il se garda bien de prendre la responsabilité pour lui-même du souhait bienveillant « de beaucoup de bonheur, et un peu plus de bon goût. » Cesarini, après avoir achevé la lecture de son manuscrit, était impatient de mettre un terme à l’excursion ; il brûlait d’être seul chez lui, pour savourer à son aise les éloges qu’il avait reçus. Mais il laissa ses poésies à Maltravers, et, mettant pied à terre près des ruines de la villa de Pline, il eut bientôt disparu.
Ce soir-là Maltravers lut les poëmes avec attention. Il se confirma dans sa première opinion. Le jeune homme écrivait sans posséder assez de connaissances. Il n’avait jamais éprouvé les passions qu’il dépeignait, il ne s’était jamais trouvé dans les situations qu’il décrivait. En lui, il n’y avait pas d’originalité, parce qu’il n’y avait pas d’expérience ; sa poésie était un délicieux mécanisme, rien de plus. Elle pouvait bien le tromper, car elle devait flatter son oreille. L’allure mélodieuse du Tasse ne vibrait pas plus musicalement que les stances cadencées de Castruccio Cesarini.
La lecture de ces poésies, ainsi que sa conversation avec le poëte, plongèrent Maltravers dans une profonde rêverie.
« Ce pauvre Cesarini doit me servir d’avertissement ! pensait-il. Il vaut mieux fendre du bois, ou tirer de l’eau, que de se dévouer à un art dans lequel on n’est pas capable de se distinguer. C’est rejeter loin de soi les saines ambitions de la vie, pour un rêve maladif ; c’est faire pis que les Rose-Croix, c’est sacrifier toute beauté humaine au sourire d’une sylphide, qui ne nous apparaît jamais qu’en vision. »
Maltravers relut ses compositions et les jeta au feu. Il dormit mal cette nuit-là. Son orgueil était un peu humilié. Il était comme une beauté qui a vu son portrait en caricature.
CHAPITRE III.
Ernest Maltravers passait beaucoup de son temps dans la famille de Montaigne. Il n’y a pas d’époque de la vie où l’on soit plus accessible au sentiment de l’amitié, que dans les intervalles d’épuisement moral qui succèdent aux désappointements des passions. Dans ces moments-là on trouve de l’attrait à ces sentiments plus calmes qui entretiennent, sans la surexciter, la circulation des affections. Maltravers éprouvait pour Teresa, si spirituelle, si mobile, si remuante, la bienveillante amitié d’un frère. C’était la dernière femme au monde dont il eût pu jamais devenir amoureux ; car son naturel ardent, susceptible, mais exigeant dans ses goûts, demandait du calme dans les manières et le tempérament de la femme qui pouvait lui inspirer de l’amour, et Teresa savait à peine ce que c’est que le repos. Soit qu’elle jouât avec ses enfants (elle en avait deux charmants, dont l’aîné avait six ans), soit qu’elle taquinât son calme et méditatif époux, soit qu’elle récitât des vers improvisés, ou qu’elle jouât sur le piano ou la guitare des morceaux qu’elle n’achevait jamais, ou qu’elle fît des excursions sur le lac, ou, en résumé, dans toutes les actions de sa vie, c’était toujours la Cynthie du moment. Toujours mobile et gaie, toujours d’humeur égale, elle ne reconnaissait nul souci et nulle contrariété dans la vie ; elle n’était susceptible de chagrin que lorsque la santé délicate, ou le caractère malheureux de son frère venait assombrir son atmosphère de brillant soleil. Même alors, la joyeuse élasticité de son esprit et de son tempérament dissipait bientôt ces moments de tristesse ; elle se persuadait que la santé de Castruccio se raffermirait d’année en année, et qu’il deviendrait un homme célèbre et heureux. Castruccio lui-même vivait, selon l’expression romanesque des rimailleurs, « d’une vie de poëte. » Il aimait à voir le soleil se lever sur les Alpes lointaines, ou la lune argenter à minuit la surface du lac. Il passait la moitié du jour, et souvent la moitié de la nuit, en promenades solitaires, accouplant ses rimes éthérées, ou se livrant à ses sombres rêveries ; il regardait la solitude comme l’élément du poëte. Hélas ! Dante, Alfieri, Pétrarque même, auraient pu lui enseigner qu’un poëte doit connaître à fond les hommes aussi bien que les montagnes, s’il veut devenir créateur. Lorsque Shelley, dans l’une de ses préfaces, se vante que les Alpes, les glaciers, et Dieu sait quoi encore, lui sont familiers, le critique qui a le sentiment de l’art ne peut s’empêcher de regretter qu’il ne se soit pas plutôt familiarisé avec Fleet-Street et le Strand. Peut-être alors, ce génie remarquable, aurait-il été plus capable de créer des personnages de chair et d’os, et de composer des ensembles complets et substantiels, au lieu de ces fragments brillants mais confus.
Quoique Ernest éprouvât de l’affection pour Teresa, et que Castruccio l’intéressât vivement, c’était de Montaigne qui lui inspirait le sentiment plus élevé et plus sérieux de l’estime. Le Français connaissait un monde bien plus étendu que celui des coteries. Il avait servi dans l’armée, il avait rempli avec distinction des emplois civils, et il possédait cette organisation morale, robuste et saine, qui peut s’adapter à toutes les phases de la société, et estimer froidement les chances de la destinée humaine. Les épreuves et l’expérience en avaient fait ce vrai philosophe, trop sage pour être optimiste, trop juste pour être misanthrope. Il jouissait de la vie avec modération, et poursuivait le sentier qui lui convenait le mieux, sans prétendre que ce fût celui qui convenait le mieux aux autres. Il se montrait peut-être un peu sévère à l’égard des fautes qui proviennent seulement de la faiblesse et de la vanité ; mais non pour celles qui ont leur source dans les grands caractères ou les pensées généreuses. Au nombre de ces traits caractéristiques, il possédait une profonde admiration pour l’Angleterre. Il éprouvait pour sa patrie un sentiment mêlé d’amour et de dédain. L’impétuosité et la légèreté de ses compatriotes froissaient ses idées de dignité sérieuse. Il ne pouvait leur pardonner, disait-il souvent, d’avoir fait en vain les deux grandes expériences de la révolution populaire et du despotisme militaire. Il n’avait de sympathie, ni pour les jeunes enthousiastes qui voulaient une république, sans bien approfondir le terrain des habitudes et des coutumes, sur lequel cette institution doit être édifiée, si l’on veut qu’elle soit durable ; ni pour la chevalerie ignorante et brutale qui soupirait après le rétablissement d’un empire guerrier ; ni pour les bigots stupides et arrogants, pour qui toute idée d’ordre et de gouvernement était inséparable de la dynastie fatale et usée des Bourbons. En résumé, le bon sens était pour lui, le principium et fons de toute théorie et de toute pratique. Et c’était cette qualité qui l’attachait aux Anglais. Sa philosophie, à ce sujet, était assez curieuse.
« Le bon sens, dit-il à Maltravers, un jour qu’ils se promenaient ensemble sur le rivage du lac, auprès de sa villa, le bon sens n’est pas, comme on le croit un attribut purement intellectuel : c’est plutôt le résultat d’un juste équilibre de toutes nos facultés, spirituelles et morales. Les malhonnêtes gens, ou ceux qui sont le jouet de leurs passions, peuvent avoir du génie ; mais ils ne montrent que rarement, pour ne pas dire jamais, du bon sens dans la conduite de leur vie. Il leur arrive quelquefois de gagner le gros lot, mais ils le doivent au hasard, et non à leur adresse. Quand je vois, au contraire, un homme qui poursuit une carrière honorable et droite, qui est juste envers les autres et envers lui-même (car on se doit justice à soi-même, au soin de sa fortune et de sa réputation ; au gouvernement de ses passions), j’admire dans cet homme-là un plus digne représentant de son créateur, que dans celui qui n’a que du génie. Nous disons du premier qu’il a du bon sens ; oui, mais il possède aussi l’intégrité, le respect de soi-même, l’abnégation. Mille épreuves que brave son bon sens, et dont il sort victorieux, étaient autant de tentations auxquelles étaient exposés sa probité, l’égalité de son humeur, en un mot tous les côtés de sa nature compliquée. Or, je ne crois pas qu’il eût plus de bon sens qu’un ivrogne n’aura de force dans les nerfs, s’il n’avait pas pris l’habitude constante d’affranchir son esprit des enivrements de l’envie et de la vanité, et des émotions diverses qui nous trompent et nous égarent. Le bon sens n’est donc pas une qualité abstraite ou un mérite unique et simple ; c’est le résultat naturel de l’habitude de penser juste, et par conséquent de voir clair. Il diffère autant de la sagacité qui appartient au diplomate et à l’homme de loi, que la philosophie de Socrate diffère de la rhétorique de Gorgias. De même que pour constituer cet attribut chez un homme, il faut le concours d’une masse de qualités individuelles, de même une masse de tels hommes, ainsi organisés, constituent le caractère d’une nation. Votre Angleterre est donc renommée pour son bon sens ; mais elle est renommée aussi pour les qualités qui accompagnent le bon sens chez les individus : beaucoup d’honnêteté et de bonne foi dans les transactions, un ardent amour de la justice et de l’équité, une horreur générale pour ces crimes violents trop fréquents sur le continent, et une persévérance énergique dans toute entre prise commencée, qu’elle doit à sa trempe hardie et robuste.
— Nos guerres, notre dette… commença Maltravers.
— Pardonnez-moi, interrompit de Montaigne, je parle de votre peuple, non de votre gouvernement. Il arrive souvent que le gouvernement représente fort mal la nation. Mais même pour les guerres auxquelles vous faites allusion, si vous examinez bien, vous trouverez qu’en général elles ont leur origine dans l’amour de la justice (qui est la base du bon sens), et non dans un désir insensé de conquête ou de gloire. Un homme, quelque sensé qu’il soit, sent battre un cœur dans sa poitrine, et une grande nation ne saurait être un égoïste mécanisme d’horloge. Supposons que vous et moi nous soyons des hommes sensés et prudents, et que nous voyons dans la foule un forcené qui assomme injustement un malheureux, nous serions des brutes et non des hommes si nous n’intervenions pas entre ce sauvage et sa victime ; mais si nous allions nous précipiter dans la foule, armés de gros bâtons, en commençant par frapper sur nos voisins, dans l’espoir que les spectateurs s’écrieront ; « Voyez ce gaillard-là, comme il est fort et hardi ! » alors nous ne serions que des fous stimulés seulement par un motif de sotte vanité. Je crains que vous ne trouviez, dans l’histoire militaire des Français et des Anglais, l’application de ma parabole.
« Cependant, j’avoue qu’il y a une vaillance, une noble ardeur de chevalerie normande dans toute la nation française, qui me fait pardonner la plupart de ses excès, et penser qu’elle est destinée à un grand avenir, quand l’expérience aura modéré la chaleur de son sang. Chez certaines nations, comme chez certains hommes, la maturité est lente à venir ; d’autres sont viriles dès le berceau. Les Anglais, grâce à leur vigoureuse origine saxonne, raffermie plutôt qu’affaiblie par l’infusion du sang normand, les Anglais n’ont jamais eu d’enfance. Cette différence est frappante lorsqu’on cherche les représentants des deux nations parmi leurs grands hommes, hommes de lettres, comme hommes d’action.
« Oui, continua de Montaigne, chez Milton et Cromwell il n’y a rien de l’enfant précoce. Je n’en puis dire autant de Voltaire et de Napoléon. Richelieu même, le plus mâle de nos hommes d’État, a dans sa nature assez de l’enfant français pour se croire un beau garçon, un galant, un bel-esprit et un poëte. Quant aux écrivains de l’école de Racine, ils n’étaient pas encore sortis des lisières de l’imitation, froids copistes d’une école pseudo-classique, où ils ne voyaient que la forme, au lieu de pénétrer l’esprit. Qu’y a-t-il de moins romain, de moins grec, de moins hébraïque, que leurs tragédies romaines, grecques et hébraïques ? Votre rude poëte, Shakspeare, dans Jules César, et même dans Troïlus et Cressida, a plus de l’esprit antique, précisément parce que ce ne sont point du tout des imitations de l’antique. Mais nos poëtes français ont copié les gigantesques figures du passé, exactement comme une pensionnaire copie un dessin, en le plaçant contre une vitre pour en calquer les lignes sur du papier végétal.
— Mais vos écrivains modernes ? De Staël, Chateaubriand[3] ?
— Je ne trouve d’autres défauts aux disciples de l’école sentimentale, répondit le sévère critique, que celui d’une excessive débilité. Dans leur génie il n’y a ni os, ni muscles ; tout est flasque et arrondi dans sa symétrie efféminée. Ils semblent croire que des fleurs de rhétorique et de petits aphorismes constituent la vigueur, et ils dépeignent les tempêtes du cœur humain avec la délicate mignardise d’un peintre de miniatures sur ivoire. Non ! ce sont là deux enfants d’une autre espèce, des enfants affectés, maniérés, bien habillés, très-intelligents, très-précoces, mais toujours des enfants. Leurs gémissements, leur afféterie sentimentale, leur personnalité et leur vanité ne peuvent intéresser des êtres mâles, qui connaissent la vie, et son austère mission.
— Votre beau-frère, dit Maltravers avec un demi-sourire, doit trouver en vous un censeur peu encourageant.
— Mon pauvre Castruccio ! répondit de Montaigne en soupirant ; c’est une de ces victimes que je crois plus nombreuses qu’on ne pense : un de ces hommes dont les aspirations dépassent les moyens. Je suis d’accord avec un grand écrivain allemand, que nul n’a le droit d’entrer dans les premières régions de l’art, à moins qu’il ne se sente assez de force et d’haleine pour atteindre le but. Castruccio pourrait être un membre aimable de la société, et même un homme utile et distingué, s’il voulait diriger les facultés qu’il possède vers des résultats qu’il fût capable d’obtenir. Il a suffisamment de moyens pour se faire une réputation dans toute autre carrière que celle de poëte.
— Mais les auteurs qui arrivent à l’immortalité ne sont pas tous du premier ordre.
— Ils sont tous de premier ordre à leur manière, j’imagine ; même si cette manière est fausse ou triviale. Il faut qu’ils soient liés à l’histoire de leur littérature ; il faut qu’on puisse dire en parlant d’eux : « Dans telle école, bonne ou mauvaise, ils ont exercé telle ou telle influence ; » en un mot, il faut qu’ils forment un chaînon dans la grande chaîne des auteurs d’une nation, chaînon qui sera peut-être oublié plus tard par les gens superficiels, mais sans lequel la chaîne serait incomplète. De sorte que s’ils ne sont pas de premier ordre à toute éternité, ils sont de premier ordre dans leur temps. Mais Castruccio n’est que l’écho des autres ; il ne peut ni fonder ni renverser une école. Pourtant (ajouta de Montaigne, après un moment de silence) cette malheureuse maladie de mon beau-frère se guérirait peut-être, s’il n’était pas Italien. Dans votre pays de mouvement et d’activité, après avoir échoué comme poëte, il embrasserait insensiblement quelque autre carrière, et sa vanité, sa manie de briller trouveraient une application rationnelle et digne d’un homme. Mais en Italie que peut faire un homme de moyens, s’il n’est ni poëte, ni brigand ? S’il aime son pays, ce crime est suffisant pour l’écarter de tout emploi civil, et son esprit ne peut faire un pas dans les voies hardies de la spéculation, sans se heurter contre l’Autrichien ou le Pape. Non ; ce que je puis espérer de mieux pour Castruccio, c’est qu’il finira par devenir antiquaire, et par se disputer avec les Romains à propos de ruines. Cela vaut encore mieux que de faire des vers médiocres. »
Maltravers gardait un silence rêveur. Ce qu’il y a de singulier, c’est que les opinions de de Montaigne ne décourageaient pas sa nouvelle et secrète ardeur pour les triomphes intellectuels. Non pas qu’il se sentît capable alors de les réaliser ; mais il sentait que sa nature était de fer, et il savait qu’un homme qui a du fer dans sa nature, doit finir par trouver quelque moyen de façonner ce fer à son usage.
L’hôte et son convive furent en ce moment accostés par Castruccio lui-même, silencieux et sombre, comme du reste il l’était presque toujours, surtout dans la société de de Montaigne, en présence de qui il sentait son amour-propre froissé ; car, bien qu’il fît tout ce qu’il pouvait pour mépriser son inflexible beau-frère, le jeune poëte était contraint de reconnaître que de Montaigne n’était pas un homme qu’on pût mépriser.
Maltravers dîna chez les de Montaigne, et passa la soirée avec eux. Il ne put s’empêcher d’observer que Castruccio, qui, dans ses vers, affectait les sentiments les plus tendres, et qui, en effet, était dans l’origine doux et affectueux de nature, s’était trop aigri par le pire de tous les vices intellectuels l’éternelle contemplation des qualités et des talents qu’il se reconnaissait, par un dépit constant des humiliations et des injustices qu’il subissait, pour contribuer jamais à l’agrément des personnes qui l’entouraient. Il n’avait aucune des petites pratiques de la bienveillance sociale ; il n’avait pas cette jeunesse de caractère enjouée qui appartient habituellement aux cœurs affectueux, et qui caractérise les hommes de grand génie lorsqu’ils se trouvent au milieu des amis qu’ils affectionnent ou de la famille qu’ils illustrent, quelque sérieuses que soient d’ailleurs leurs études, ou quelque sévères et reservés qu’ils se montrent au reste du monde. Préoccupé d’un seul rêve, concentré en lui-même, le jeune Italien était sombre et morose pour tous ceux qui ne sympathisaient pas avec ses fantaisies maladives. Il délaissait les enfants, la sœur, l’ami, toute la terre vivante, pour un poëme sur la solitude, ou des stances sur la gloire, Maltravers se disait en lui-même : « Je ne serai jamais auteur, je ne soupirerai jamais après la célébrité, si je dois acheter de vaines ombres à ce prix-là ! »
CHAPITRE IV.
Le temps s’écoulait, et l’automne s’avançait à grands pas vers l’hiver ; cependant Maltravers prolongeait son séjour à Côme. Il voyait peu de monde, hormis la famille de Montaigne, et nécessairement il passait seul la plus grande partie de son temps. Il continuait à s’occuper à des essais de ses facultés intellectuelles qui, tous les jours, prenaient plus d’essor et d’extension.
Néanmoins il cachait avec soin à ses nouveaux amis ses Passe-temps de Côme ; il ne cherchait pas d’auditeurs ; il ne songeait pas au public : il désirait simplement exercer son esprit. Il s’aperçut de lui-même, en travaillant, qu’on ne peut faire d’études bien approfondies, ni composer avec beaucoup d’art, si l’on n’a en vue quelque but défini : dans le premier cas il faut avoir une connaissance précise à acquérir ; dans le dernier quelque conception à développer. Maltravers sentit renaître sa passion d’adolescent pour la spéculation métaphysique ; mais c’était avec des résultats bien différents qu’il se mesurait contre les subtilités des érudits, maintenant qu’il avait l’expérience pratique de l’humanité ! De nouvelles lumières éclairaient insensiblement son intelligence à mesure qu’il pénétrait dans le labyrinthe par lequel nous tentons d’arriver à ce monstre curieux et biforme, notre propre nature… Son esprit se satura, pour ainsi dire, de ces études et de ces méditations profondes ; et lorsque enfin il se reposa, il lui sembla, qu’au lieu de vivre dans la solitude, il venait au contraire de passer par une phase d’activité au milieu du mouvement du monde, tant la connaissance qu’il avait acquise des autres et de lui-même était devenue plus juste et plus lucide. Mais, bien que ses travaux intellectuels trouvassent dans ses recherches comme une nouvelle vie, ils ne se bornaient pas là. La poésie et la littérature moins sérieuse ne remplirent pas simplement ses loisirs, elles lui devinrent un objet d’études critiques et réfléchies. Il se plaisait à approfondir les causes qui ont donné à ces tissus aériens, à ces bulles légères, créés par l’imagination des hommes, une influence si puissante et si durable sur un monde sec et positif. Et quel admirable théâtre, quel ciel, quel air délicieux pour commencer le travail d’une ambition qui cherche à fonder son empire dans les cœurs et la mémoire des hommes ! Je suis sûr que rien n’influe sur les futurs labeurs de l’écrivain, comme le lieu où il fait pour la première fois le rêve de devenir auteur.
Ernest fut tiré du milieu de ces occupations par une autre lettre de Cleveland. Cet excellent ami avait été désappointé et contrarié que Maltravers n’eût pas suivi son conseil de revenir en Angleterre. Il avait montré son mécontentement en ne répondant pas à la lettre d’excuses que lui avait écrite Ernest ; mais il venait d’être attaqué d’une maladie dangereuse qui l’avait mis aux portes du tombeau ; l’épuisement de ses forces avait radouci son humeur, et il écrivait à Maltravers, dès les premiers moments de sa convalescence, pour lui apprendre sa maladie, le danger qu’il avait couru, et l’engager de nouveau à revenir.
La pensée que Cleveland, le bon, l’indulgent, le cher mentor de sa jeunesse avait été en danger de mort, que plus jamais il n’aurait pressé cette main protectrice, que plus jamais il n’aurait entendu cette voix paternelle, frappa Ernest de terreur et l’accabla de remords. Il résolut sur-le-champ de retourner en Angleterre, et commença ses préparatifs de départ à cet effet.
Il alla prendre congé de la famille de Montaigne. Il trouva Teresa essayant d’enseigner à lire à son premier né. Elle était assise à côté de la fenêtre ouverte, dans un déshabillé d’une simplicité élégante mais sans prétention ; la figure délicate, quoique fraîche et hardie, du petit garçon était tournée sans crainte vers celle de sa mère, tandis qu’elle s’efforçait, d’un air moitié grave moitié riant, de l’initier aux mystères des monosyllabes ; le charmant enfant et la gracieuse jeune mère formaient un délicieux tableau. De Montaigne lisait les Essais de son illustre homonyme dont il se disait descendu, je ne sais à quel titre. De temps en temps ses yeux quittaient la page pour suivre les progrès de son héritier, et se mettre au courant de la marche de son intelligence. Mais il n’intervenait pas dans la leçon maternelle ; il avait la sagesse de comprendre qu’il y a, entre un enfant et sa mère, une espèce de sympathie préférable à la grave supériorité d’un père pour faire goûter l’instruction à l’enfance. C’était un homme de beaucoup trop de mérite pour ne pas mépriser tous ces systèmes actuellement en vogue, qui hâtent le développement des facultés enfantines, en les mettant sous cloche pour mûrir leur savoir précoce. Il savait que les philosophes n’ont jamais commis d’erreur plus grave qu’en insistant si fortement pour qu’on commençât l’éducation abstraite dès le berceau. Il est bien suffisant de s’occuper du caractère d’un petit enfant, et de corriger cette maudite prédilection pour le mensonge, qui contredit toute la théorie absurde du docteur Reid sur le penchant inné pour la vérité, et qui constitue l’épidémie dominante dans les Nurseries[4]. Par-dessus tout, quel avantage y a-t-il qui compense jamais le mal qu’on peut faire à la santé ou à la gaieté de l’enfance ? Autant que vous pourrez l’en empêcher, qu’il n’apprenne jamais le sentiment amer et abrutissant de la crainte. Un enfant hardi, qui vous regarde bien en face, ne ment point, et fait honte au diable ; il est du bois dont on fait les hommes bons et braves, et même les hommes sages !
Maltravers arriva, sans avoir été annoncé, au milieu de ce charmant tableau de famille, et il s’arrêta quelques moments auprès de la porte sans être aperçu. Le petit élève fut le premier à le voir, et oubliant soudain les monosyllabes, il courut au-devant de lui ; car Maltravers, bien qu’il fût d’un caractère plutôt doux que gai, était fort aimé des enfants, et, avec sa belle physionomie calme et bienveillante, il avait plus de succès auprès d’eux que s’il eût eu, comme le docteur Burchell de Goldsmith, les poches bourrées de pain d’épices et de pommes.
« Ah ! fi donc, monsieur Maltravers, dit Teresa en se levant ; vous avez soufflé sur tous les caractères que j’essaye depuis une heure de graver sur le sable.
— Non pas, signora, dit Maltravers, qui s’assit et prit l’enfant sur ses genoux ; mon jeune ami ne s’en remettra que mieux à l’œuvre après cette petite récréation.
— Vous allez passer la journée avec nous, j’espère ? dit de Montaigne.
— En effet, dit Maltravers, je venais vous en demander la permission, car je pars demain pour l’Angleterre.
— Est-il possible ? s’écria Teresa. Si précipitamment ! Comme vous allez nous manquer ! Oh ! ne partez pas. Mais peut-être avez-vous reçu de mauvaises nouvelles de votre pays ?
— J’ai reçu des nouvelles qui me forcent à partir, répondit Maltravers ; mon tuteur, mon second père a été dangereusement malade. Je suis inquiet à son sujet, et je me reproche de l’avoir oublié si longtemps dans votre société attrayante.
— Je suis véritablement fâché de vous perdre, dit de Montaigne avec plus de chaleur dans l’accent que dans les mots. J’espère du fond de mon cœur que nous nous reverrons bientôt. Vous viendrez peut-être à Paris ?
— C’est probable, dit Maltravers ; et vous, peut-être, viendrez-vous en Angleterre ?
— Ah ! que cela me ferait de plaisir ! s’écria Teresa.
— Non, cela ne vous en ferait guère, dit son mari ; vous n’aimeriez pas du tout l’Angleterre : vous trouveriez que c’est un séjour triste au delà de toute expression. C’est un de ces pays dont les habitants doivent être fiers de leur patrie, mais qui n’ont aucun agrément pour les étrangers, justement parce qu’ils offrent tant d’occupations sérieuses et entraînantes à leurs citoyens. Les pays qui ont le plus d’attrait pour les étrangers, sont ceux qui sont le plus défavorables aux natifs (témoin l’Italie) et vice versâ. »
Teresa secoua les boucles de sa brune chevelure, et refusa de se laisser convaincre.
« Où donc est Castruccio ? demanda Maltravers.
— Dans son bateau, sur le lac, répondit Teresa. Il ne pourra se consoler de votre départ ; vous êtes la seule personne qu’il puisse comprendre, et qui le comprenne lui-même ; la seule personne en Italie ; j’allais presque dire la seule au monde.
— Eh bien ! je le verrai à dîner, dit Ernest ; en attendant, puis-je espérer que vous voudrez bien m’accompagner à la Pliniana ? Je voudrais dire adieu à cette source limpide. »
Teresa, toujours enchantée de faire une excursion, consentit volontiers.
« Et moi aussi, maman, s’écria l’enfant ; et ma petite sœur ?
— Oh ! certainement, dit Maltravers répondant pour les parents. »
Ils furent tous bientôt prêts ; ils mirent au large, et, sous le ciel transparent et tiède (car le mois de novembre en Italie est aussi beau que le mois de septembre dans le Nord), ils traversèrent les eaux étincelantes du lac. Les enfants babillaient, et les grandes personnes parlaient de mille choses. Quelle charmante journée que cette dernière journée passée à Côme ! Car si les adieux de l’amitié ont, à la vérité, quelque chose de la mélancolie des adieux de l’amour, ils n’en ont pas l’angoisse. Peut-être serions-nous plus heureux si nous pouvions complétement nous défaire de l’amour. La vie en serait plus calme et plus heureuse. L’amitié, c’est le vin de l’existence ; mais l’amour en est l’alcool.
À leur retour, ils trouvèrent Castruccio assis sur la pelouse. Il ne parut pas aussi affligé du départ d’Ernest que Teresa s’y était attendue. Castruccio Cesarini était très-jaloux, et dans les derniers temps il avait été chagrin et mécontent de voir le plaisir que prenaient les de Montaigne à la société d’Ernest.
« Comment cela se fait-il ? se demandait-il souvent. Pourquoi la société de cet étranger leur plaît-elle plus que la mienne ? Mes idées sont aussi neuves, aussi originales ; j’ai autant de génie ; et pourtant mon beau-frère, qui est si froid, lui accorde du mérite, et prédit que ce sera un jour un homme remarquable : tandis que moi… Non !… on n’est jamais prophète dans son pays ! »
Malheureux jeune homme ! Son moral était envahi par les mauvaises herbes d’une poésie malsaine, et ces herbes parasites étouffaient les fleurs que devrait uniquement produire le terrain de l’intelligence avec une bonne culture. Pourtant Castruccio avait encore à passer par cette crise de la vie qui régénère ou anéantit une âme sensible et poétique ; cette crise où les passions remplacent le sentiment ; où l’amour qu’on éprouve pour un objet véritable rassemble en un seul foyer les rayons épars du cœur. Peut-être sortirait-il de cette épreuve plus pur et plus viril : du moins, Maltravers l’espérait souvent. Maltravers se doutait peu alors que sa propre destinée devait être intimement liée à cet épisode passager de l’histoire de l’Italien !
Castruccio parvint à tirer Maltravers à l’écart, et quand il se trouva seul avec l’Anglais dans le bois situé derrière la maison, il lui dit avec quelque embarras :
« Vous allez sans doute à Londres ?
— Je traverserai cette ville ; puis-je y faire pour vous quelque commission ?
— Eh bien, oui, mes poëmes !… J’ai envie de les publier en Angleterre. Votre aristocratie cultive la littérature italienne ; et peut-être serai-je lu par la noblesse et la beauté. C’est là l’auditeur naturel des poëtes. Quant à la vile multitude… je la méprise !
— Mon cher Castruccio, je veux bien me charger de faire publier vos poëmes à Londres, si vous le désirez ; mais ne nourrissez pas de fausses espérances. En Angleterre nous lisons peu la poésie, même dans notre langue, et nous sommes scandaleusement indifférents à l’égard de la littérature étrangère.
— Oui de la littérature étrangère en général ; et vous avez raison. Mais mes poëmes, c’est toute autre chose. Ils s’empareront forcément de l’attention d’une société intelligente et distinguée.
— Eh bien ! tentons cette expérience. Vous pourrez me confier vos poëmes quand je vous quitterai.
— Je vous remercie, » dit Castruccio d’un ton joyeux, en pressant la main de son ami.
Pendant tout le reste de la soirée ce ne fut plus le même homme ; il caressa même les enfants, et ne parut pas dédaigner la grave conversation de son beau-frère.
Quand Maltravers se leva pour partir, Castruccio lui remit son manuscrit ; puis, complétement absorbé par la destinée glorieuse que lui promettait son imagination, il disparut pour aller dans la solitude se livrer à ses rêveries. Il ne se souciait plus désormais de Maltravers ; il s’en était servi ; à quoi bon s’affliger de ce départ, puisque ce départ était l’ère de son apparition sur une nouvelle scène du monde !
Il tombait une petite pluie fine, quoique par moments les étoiles brillassent à travers les nuages entr’ouverts ; Teresa ne se hasarda donc pas à quitter la maison. Elle présenta sa joue satinée à baiser à son jeune convive, lui serra la main, et, les yeux remplis de larmes, elle lui dit adieu.
« Ah ! dit-elle, lorsque nous nous reverrons, j’espère que vous serez marié ! J’aimerai votre femme de tout mon cœur. Il n’y a pas de bonheur comparable à celui du mariage et du foyer domestique ! » Et Teresa regarda de Montaigne avec une naïve tendresse.
Maltravers soupira ; ses pensées s’envolèrent vers Alice. Où était-elle, en ce moment, la pauvre enfant isolée et sans famille, dont l’innocent amour avait jadis illuminé son foyer ? Il répondit machinalement quelque banalité, et quitta la chambre avec de Montaigne, qui voulut à toute force l’accompagner. En s’approchant du lac, de Montaigne rompit le silence.
« Mon cher Maltravers, dit-il d’un accent sérieux et affectueux, il est possible que nous ne nous revoyions pas d’ici à quelques années. Je m’intéresse vivement à votre bonheur et à votre carrière ; oui, votre carrière, je répète ce mot. Je ne cherche pas habituellement à inspirer de l’ambition aux jeunes gens. Il suffit à la plupart d’entre eux d’être de bons et honorables citoyens. Mais votre cas est différent. Je vois en vous cette jeunesse sérieuse et méditative (sans être ni téméraire ni présomptueuse), qui conduit généralement à la distinction dans l’âge mûr. Votre esprit n’est pas encore formé, c’est vrai ; mais il se dégage rapidement de la première fermentation des rêves et des passions de l’adolescence. Vous avez toutes choses en votre faveur : la fortune, la naissance, les relations ; et par-dessus tout, vous êtes Anglais ! Vous avez un vaste théâtre sur lequel, il est vrai, vous ne pouvez conquérir une place sans mérite et sans travail : tant mieux. Des rivaux forts et résolus vous y disputeront le succès, et, dans cette concurrence, il vous faudra déployer toute la puissance de vos moyens. Songez combien il est glorieux d’avoir quelque influence sur l’esprit déjà vaste mais toujours croissant d’un tel pays ; de sentir, en vous retirant de cette scène d’activité, que vous y avez joué un rôle qui ne s’oubliera pas ; que, subordonné à la grande volonté de Dieu, vous avez pu répandre de nouvelles idées dans le monde, que vous avez défendu le glorieux sacerdoce de l’honnête et du beau. Voilà la véritable ambition ! Le désir d’obtenir seulement une notoriété personnelle, n’est pas de l’ambition : c’est de la vanité. Ne soyez pas tiède ou insouciant. Le seul trait que j’ai observé en vous, ajouta le Français en souriant, qui puisse nuire à vos chances d’avenir, c’est que vous êtes trop philosophe, trop disposé au cui bono pour tout effort qui pourrait troubler l’indolence de vos loisirs studieux. Et il ne faut pas que vous supposiez, Maltravers, qu’une carrière active est un chemin semé de roses. À présent, vous n’avez pas d’ennemis ; mais, du moment où vous vous ferez remarquer, vous serez injurié, calomnié, insulté. Vous serez douloureusement étonné des courroux que vous exciterez, vous regretterez votre ancienne obscurité, et vous penserez, comme Franklin « que votre sifflet vous a coûté trop cher. » Mais, en retour des inimitiés individuelles, quelle noble compensation d’avoir fait du public lui-même votre ami ! De la postérité peut-être, votre disciple ! D’ailleurs, ajouta de Montaigne, avec un accent de solennité presque religieuse, il y a la conscience de l’esprit aussi bien que la conscience du cœur, et dans la vieillesse nous éprouvons autant de remords d’avoir négligé nos talents naturels, que d’avoir perverti nos vertus naturelles. Un homme qui peut se rendre le témoignage de n’avoir pas vécu en vain, d’avoir légué au monde un héritage d’instruction ou de plaisir, jette un regard en arrière sur ses luttes et ses efforts passés, avec un sentiment de satisfaction profonde et triomphante, et c’est une des plus heureuses émotions que puisse éprouver la conscience. Que sont, en effet, les fautes mesquines que nous commettons comme individus, qui n’affectent qu’un cercle restreint, et qui cessent avec notre vie, en comparaison du bien incalculable et éternel que nous pouvons produire, comme hommes publics, par un seul livre, ou par une seule loi ? Soyez convaincu que le Tout-Puissant qui pèse les bonnes et les mauvaises actions de ses créatures dans une juste balance, ne jugera pas les augustes bienfaiteurs du monde avec la même sévérité que ces frelons de la société qui n’ont pas d’éminents services à inscrire pur le Grand Livre éternel pour justifier le pardon de leurs petits vices. Ainsi donc, Maltravers, vous aurez tous les stimulants qui peuvent tenter un esprit élevé et une pure ambition, pour vous tirer de l’indolence voluptueuse d’un sybarite littéraire, et vous faire combattre dignement, dans la vaste arène du monde, pour la conquête d’une noble palme. »
Maltravers n’avait jamais éprouvé une émotion si flatteuse ; il ne s’était jamais senti si disposé aux résolutions élevées. La majestueuse éloquence, le chaleureux encouragement de cet homme habituellement si froid et si difficile, réveillèrent son ardeur comme le son de la trompette. Il s’arrêta ; sa respiration était entrecoupée, ses joues brûlantes.
« De Montaigne, dit-il, vos paroles ont dissipé mille doutes, mille scrupules… elles sont allées droit à mon cœur. Pour la première fois, je comprends la gloire ; je comprends le but et la récompense du travail ! J’avais peut-être déjà des rêves, des espérances, des aspirations ; car depuis plusieurs mois une âme nouvelle s’agite en moi. Je sentais bien que les ailes voulaient briser la coquille. Mais tout était confusion, obscurité, incertitude. Je doutais qu’il y eût de la sagesse dans l’effort, la vie étant si courte et les plaisirs de la jeunesse si enivrants ! Maintenant je n’envisage plus la vie que comme une parcelle de cette éternité, pour laquelle je sens que nous sommes nés ; et je reconnais cette solennelle vérité, que notre but, pour faire une vie digne de nous, doit être digne aussi de créatures chez lesquelles le principe vital ne s’éteint jamais. Adieu ! vienne la joie ou la douleur ; vienne la chute ou le succès, je m’efforcerai toujours de mériter votre amitié. »
Maltravers s’élança dans sa barque, et les ombres de la nuit l’arrachèrent bientôt aux regards de de Montaigne.
- ↑ Le capitaine William Locke, du régiment des Lifeguards (fils unique d’un gentleman distingué, M. Locke de Norbury Parh), remarquable par un caractère des plus aimables, et par une beauté physique qui égalait certainement, si elle ne surpassait pas, le plus beau chef-d’œuvre de la sculpture grecque. Il revenait en bateau de la ville de Côme, et se dirigeait vers sa villa située sur les bords du lac, lorsqu’un de ces mystérieux courants sous-marins, qui rendent ce lac si dangereux, fit chavirer sa barque, il fut noyé sous les yeux de sa fiancée, qui, de la terrasse de leur demeure, guettait son retour.
- ↑ Sir Philippe Sidney.
- ↑ À l’époque de cette conversation l’école plus récente, illustrée par Victor Hugo, lequel avec des doctrines sur l’art essentiellement fausses, est pourtant un homme d’un génie extraordinaire, n’avait pas encore atteint son apogée.
- ↑ La Nursery est l’appartement réserve à la première éducation des enfants dans les familles.