Félicia/I/21
CHAPITRE XXI
Nous quittâmes enfin la table ; je courus m’enfermer chez moi. Là, le cœur palpitant, le visage en feu, la main tremblante, je rompis le cachet de la précieuse lettre… Elle contenait en six lignes tout ce que l’amour peut dicter de plus passionné. Il n’y manquait que ce serment d’une ardeur éternelle que pour la première fois de ma vie j’avais le bonheur de ne pas rencontrer dans un écrit amoureux, ce qui mit le comble à la bonne opinion que j’avais de mon amant. Je griffonnai tout de suite ce qui suit : « Que répondrai-je à votre charmant billet que mes yeux ne vous aient déjà cent fois répété ? Oui, chevalier, j’accepte avec transport le don que vous me faites et je ne pourrai vous prouver assez tôt à mon gré que je suis toute à vous ». Cela fut remis sans que ma tante s’en aperçût ; et, presque aussitôt, pendant un moment qu’elle passa dans un cabinet, le chevalier eut encore le temps de me prier de permettre qu’au lieu de sortir de la maison il se glissât dans ma chambre et dans une armoire qu’il avait remarquée, où je viendrais aussitôt après l’enfermer. Je ne pouvais plus lui rien refuser : j’étais ensorcelée.
Cependant une envie qui prit tout à coup Sylvina d’aller juger une pièce nouvelle faillit faire échouer notre charmant projet ; mais l’ingénieux d’Aiglemont fit naître un prétexte pour ne pas nous accompagner. Son grand négligé n’était pas une excuse, puisque Sylvina elle-même ne s’habillait pas et n’allait qu’en loge grillée ; mais il supposa tout de suite un rendez-vous indispensable, qui l’obligeait d’aller promptement faire un bout de toilette. Puis, saisissant le moment où la femme de chambre passait une petite robe à Sylvina, il n’eut pas de peine à s’introduire chez moi et dans l’armoire qui n’était pas absolument incommode. Je le suivis ; cependant je répugnais à l’emprisonner ainsi ! Je craignais qu’il ne manquât d’air et n’étouffât. Mais il aimait trop pour entrer dans mes vues timides ; le désir lui fit trouver mille expressions propres à me rassurer. Quelques baisers tels que je n’en avais jamais reçus ni donnés furent l’heureux prélude des délices que nous nous ménagions pour la nuit… Je l’enfermai.
Je maudis de bien bon cœur l’éternité du spectacle. J’étais furieuse que la pièce eût réussi ; il manquait à mon malheur que nous trouvassions, au sortir de la loge, une amie qui nous pressa de venir souper chez elle, avec des gens fort du goût de Sylvina. J’aurais volontiers battu la fâcheuse architricline. Nous la suivîmes pourtant. À minuit, nouveau malheur : il fut question de jouer. Ma tante accepta un brelan ; mais moi, tournant à profit une sombre mélancolie, qu’on m’avait reprochée, et la mauvaise mine que j’avais faite au souper, je me plaignis d’un mal de tête si violent que la bonne Sylvina ne joua point et voulut bien me ramener.
J’ai soin en entrant de demander de quoi manger pendant la nuit, dès que ma migraine viendrait à diminuer. On porte dans ma chambre une volaille, du vin, du fruit ! je me fais coiffer pour la nuit, quatre minutes me débarrassent de la femme de chambre ; je suis seule enfin. Je pousse mes verrous et vole à l’armoire… Mais quelle est ma douleur ! Le chevalier évanoui ! d’une pâleur qui pendant un instant me donne l’horreur de le croire sans vie !… Mon cœur se comprime ; deux torrents coulent de mes yeux ! Je presse ce cher amant contre mon sein ; je porte sur son visage le feu du mien et mes larmes… Il revient enfin, reprenant à plusieurs fois une difficile respiration. Ses beaux yeux s’entr’ouvrent faiblement… Il me reconnaît à peine… Où suis-je ? dit-il d’une voix mourante… C’est vous, ajouta-t-il avec passion, c’est vous ! Il me serre à son tour dans ses bras et me couvre des plus ardents baisers. Nous demeurons un instant confondus dans une extase ravissante, inexprimable. Le chevalier sort enfin de son tombeau : l’air, un léger repos et surtout les témoignages passionnés de mon amour achèvent de le ranimer ; de belles roses reparaissent enfin sur son visage à la place des lis mortels que je venais d’y voir avec tant d’effroi.