E. Flammarion (p. 161-169).


L’ESTURGEON


— Goûte-moi ce caviar.

— Du caviar ? Jamais…

— Tu as tort. Ce caviar ressemble peu à l’affreux cambouis que des empoisonneurs patentés offrent en tartines aux clients dans les restaurants à la mode. Ceci est le véritable caviar frais des bouches du Volga, d’où il a dû arriver, pas plus tard qu’hier, par des voies extraordinairement rapides. Et tu peux t’en fier à moi ; car, quoique aiment les condiments exotiques à la folie, je ne mange jamais de caviar que dans trois maison : ici, chez la belle madame F… et chez l’illustre docteur C…, l’une jadis maîtresse et l’autre médecin d’un grand-duc resté reconnaissant, qui quelquefois leur en envoie.

Lorsqu’il entendit comparer ainsi avec un sérieux évidemment paradoxal la modeste table de l’hôtel Bridaine aux somptuosités culinaires célèbres certes, dans tout Paris, de la courtisane respectable par ses millions, et du prince de la science, le bon poète Savinien ne put s’empêcher de sourire ; et tandis que, de ses élégantes mains d’oisif, Xavier Luc étalait, sur du pain coupé en tranches minces et judicieusement beurré, l’ambroisie russe comparable pour ses reflets et son grenu à une confiture de perles noires, devenu soudain curieux, il examina lentement le singulier endroit choisi par le caprice de son amphitryon.

Une salle tout en longueur, propre et cirée à paraître glaciale, où dînent, chacun isolément, de vieux messieurs, de vieilles dames et des prêtres parmi lesquels un missionnaire joyeux, barbu, le ruban rouge à sa soutane, et un capucin gigantesque qui, d’après une confidence du garçon, a le titre d’abbé mitré.

Un simple vitrage sépare la salle à manger de la rue ; et, sur la mousseline des rideaux d’un blanc transparent de surplis, se dessinent, en broderie plus épaisse, les initiales de l’hôtel : un H et un B pareils aux A M entrelacés des nappes eucharistiques.

Savinien alors se rappelle avoir été amené là au sortir du Luxembourg, un peu par surprise, à travers un dédale d’antiques rues étroites, désertes, mal pavées, quartier de Rome endormi dans l’ombre des froides architectures de Saint-Sulpice, et il se rappelle encore avoir admiré en passant un palais du siècle dernier dont les chapiteaux, d’ordre bizarrement composite, sont faits de têtes de béliers aux grosses cornes enroulées, plus une fontaine creusée en niche, avec son mascaron de bronze d’où tombe un perpétuel filet d’eau et qui, d’après l’inscription en latin, serait due à la munificence d’une prince palatine.

Savinien se dit que Xavier Luc a eu tout de même une inspiration originale et qu’il serait bon, qu’il serait simple de faire ainsi un lointain voyage sans quitter Paris, d’oublier théâtres et boulevards, et de s’installer pour un mois, deux mois, sous un nom peu voyant, dans la plus haute chambre de ce paisible hôtel embaumé d’une odeur d’encens par le frôlement des soutanes, où mollement, chaque matin, vous réveillerait le son des cloches.

Et Savinien se berce en de vagues pensées mystiques, étant de cette jeunesse d’à-présent chez qui, dans le désastre des croyances, survit on ne sait quel besoin de tendre religiosité, doux psychologues déséquilibrés qui rêvent de Trappe ou Moulin-Rouge et qui, si la Trappe s’ouvrait pour eux, croiraient voir, nouveaux saint Antoine, Grille-d’Égout ou la Goulue esquisser son pas canaille et tentateur entre deux piliers blancs de cloître.

Xavier Luc ne se perdait point dans des considérations aussi subtiles.

Parisien et homme d’esprit, mais d’un esprit préoccupé surtout de son enveloppe animale, il attachait une importance extrême aux choses du boire et du manger. De sorte qu’il n’avait amené son ami Savinien dîner ainsi à l’hôtel Bridaine ni pour la poésie des rues Garancière ou du Canivet, ni pour le chant voilé des cloches, ni pour la fine odeur d’encens se mêlant au fumet des plats, mais parce qu’il savait ceci que certaines tables d’hôte avoisinant Saint-Sulpice sont, dans le Sahara gastronomique de Paris, les seules oasis où se puisse en carême faire un bon maigre, préparé ainsi qu’il convient par une servante d’évêque, arrosé de vin nécessairement pur, car nulle sophistication ne saurait tromper des gosiers chrétiennement habitués à l’impeccable vin de messe, et agrémenté de ces pâtisseries, pâtés de truite, de saumon et autres canoniques béatilles que des artistes spéciaux préparent à l’intention des gens qui aiment se mortifier.

Le repas, qui fut exquis et silencieux, toute cette prudente clientèle glissant à pas menus et s’entretenant à voix basse, le repas une fois achevé, Xavier Luc se souvint du caviar et éprouva le besoin d’interroger Savinien.

— Au fait, là, pourrais-tu me dire pourquoi tu ne manges jamais de caviar ?

— Mon Dieu, répondit Savinien, la cause en est simple : c’est tout bonnement parce que le caviar, s’il faut en croire les données actuelles de la science, est fait avec les œufs de l’esturgeon, et parce que, si le caviar te rappelle tes beaux jours heureux et glorieux d’attaché militaire en Russie, pour moi, à l’idée d’esturgeon se rattache un des plus lamentables souvenirs de mes années d’apprentissage littéraire.

Je n’étais pas précisément riche alors ; l’éditeur ne m’apparaissait que sous la forme d’un être fantastique vivant dans le lointain des rêves ; et comme, mon logement et mon blanchissage payés, il me restait environ vingt sous à dépenser par repas, je déjeunais et dînais dans un restaurant fréquenté surtout par les élèves des Beaux-Arts, où matin et soir, pour vingt sous, un restaurateur famélique et bossu, surnommé le père Mayeux, faisait semblant de nous servir une apparence de nourriture.

L’appétit, un appétit féroce et constamment entretenu par ce régime simplifié, ne m’attirait pas seul en ces lieux. Une autre fringale, la fringale d’amour, aussi impérieuse, aussi peu régalée que l’autre, m’y attirait également. De sorte que, en passant la porte, parfois je n’aurais pu dire lequel était le plus ému de mon estomac ou de mon cœur.

Figure-toi que le père Mayeux, la nature souvent se permet de ces ironies ! avait la plus adorable des filles. Elle s’appelait Louisette et siégeait au comptoir. Je l’aimais en secret, cela ne lui déplaisait point ; et toujours elle me réservait la place enviée sur le coin de table le plus rapproché d’elle.

Après dix ans, il y a des jours où je rêve encore de Louisette. Ses yeux étroits et vifs, son nez mutin, taillé à facettes, ses lèvres croquantes, menues, évoquaient par induction des idées de verdeur juvénile, tandis que, par contre, sa nuque blonde et boisée, grassouillette, comme nourrie d’or…

— Glisse, Savinien, un vicaire écoute ; parle-moi plutôt de l’esturgeon.

— Patience, ami, j’y arrive.

Un jour, c’était justement carême, il y eut fête chez le père Mayeux.

La carte si pauvre d’ordinaire portait ce mot sardanapalesque « Esturgeon » moulé de la main de Louisette ; et en effet, dans la vitrine, comme à celle des grands restaurants, s’allongeait, sur un lit d’algues fraîches et de fucus, le cadavre imbriqué d’écailles d’un poisson énorme.

où le père Mayeux s’était-il procuré un tel monstre ? Voilà ce que personne ne sut jamais.

N’importe ! l’esturgeon provoqua parmi nos jeunes appétits un enthousiasme voisin du délire. Mais bientôt l’enthousiasme se calma, et au bout d’une semaine d’esturgeon, nous commençâmes à trouver que ce mets d’abord jugé digne des dieux, s’éternisait un peu sur la carte.

Car, et ceci me fit comprendre le miracle de la multiplication des poissons, malgré la vaillance de nos mâchoires, ce diable d’esturgeon n’avait pas l’air de diminuer sensiblement. Il était toujours là derrière les vitres, avec son museau allongé en groin, sur les algues maintenant raides et gelées.

On espérait parfois au réveil que l’esturgeon serait fini ; mais, chaque matin, d’un regard mélancolique jeté de côté, il fallait constater que l’esturgeon persistait encore.

D’ailleurs, pas moyen d’y échapper. Le père Mayeux avait décrété qu’il fallait avant tout achever l’esturgeon ; et puis Louisette, dès votre entrée, avait une si douce, si engageante façon de commander :

— Un esturgeon soigné pour M. Savinien…

Oh ! cette voix de Louisette ! oh ! le supplice de l’esturgeon !

À la fin, je pris un grand parti.

Ayant calculé que l’esturgeon pouvait durer encore trois jours, je me résignai à feindre un voyage et à m’en aller chercher ma nourriture loin des jolis yeux de Louisette.

Cette imprudence me fut fatale. Après trois jours, quand je revins, ô joie ! plus d’esturgeon dans la vitrine. Mais à ma place, près du comptoir et de Louisette qui riait, un sculpteur, mon rival, plus résistant que moi à l’esturgeon, achevait tranquillement de dévorer la tête du monstre.

La place ne me fut pas rendue. Désormais Louisette m’ignora… et voilà, conclut Savinien, pourquoi mon cœur se serre et mon estomac se contracte lorsque je pense à l’esturgeon.

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