Friquettes et Friquets/25
LES DEUX CASQUETTES
— Pour mon compte, répondit Hector, je suis sûr d’avoir été aimé éperdument, au moins une fois en ma vie.
— Éperdument ! Tant que cela ?
— Oui : par une jeune personne qui me prenait pour un voleur.
Vous vous rappelez Nyssia. Rencontrée au hasard d’une course au quartier Latin où je vais encore quelquefois revoir d’anciens amis, les soirs de dîner de thèse, elle avait voulu tout de suite connaître mon modeste entresol de la cité Gaillard, et, de loin en loin, elle y revenait s’installer comme chez elle, pour deux jours, trois jours, jamais plus ! effarouchant la respectabilité de ma concierge par ses toilettes à la « va comme je te pousse » et son gazouillis tapageur de moineau de la rive gauche.
Très compromettante, Nyssia !
D’abord, j’essayai de tenir secrète le plus possible une demi-liaison qui, en somme, me disqualifiait. Mais le bruit quand même s’en répandit et, à bon droit, car il y a une hiérarchie en tout, les promeneuses du Jardin de Paris et les soupeuses de chez Sylvain me méprisèrent.
Peu m’importait !
Égoïstement, sans rien dire, acceptant tout comme un juste hommage, je me laissais dorloter aux délices et aux épices d’un amour tel que Rothschild — malgré sa caisse, peut-être à cause de sa caisse — ne connaîtra jamais, et qu’hélas moi-même ne connaîtrai plus, n’en ayant joui quelque temps que par erreur sur ma personne. Amour étrange, fait d’un besoin féminin d’esclavage, d’adoration devant la force et d’admirative complicité, dont peuvent seuls apprécier toute la criminelle saveur les chevaliers du trottoir et les beaux hercules de foire.
C’est ainsi que m’aimait Nyssia, sans que rien, je me hâte de l’attester, pût dans mes façons d’être justifier son choix et l’inexplicable honneur qu’elle daignait me faire.
Généreux par principe avec le beau sexe, j’avais toujours soin, sous le premier prétexte venu, de peupler de quelque monnaie sa bourse trop généralement vide. Mais à chaque fois Nyssia paraissait étonnée, et, dans ses yeux vicieux et bons, je lisais comme un doux reproche.
D’une enfance relativement ténébreuse, Nyssia conservait des goûts canailles qui me charmaient.
Pour jouir de sa surprise, comme quelqu’un à qui pour la première fois on montrerait la mer, et voulant l’initier aux raffinements, peu sardanapalesques d’ailleurs, de l’orgie moderne, j’essayai plusieurs fois de l’amener souper en cabinet après une soirée au théâtre.
Le théâtre la fit bâiller.
Le souper la vit indifférente devant ses tentures et ses dorures, et les jeux des lumières dans les cristaux plus blancs aux reflets de la nappe blanche.
Quoique je lui eusse donné un brillant, elle n’éprouva pas le désir d’égratigner son nom sur la glace ; et les garçons découpant un filet de barbue avec l’onction religieuse du prêtre en train d’interroger les entrailles de la victime, ou mettant au transport d’une bouteille vêtue de toiles d’araignées les mêmes soins et le même respect que s’il s’agissait de promener un potentat goutteux, n’arrivèrent pas à l’impressionner.
À tout cela, Nyssia préférait la parade en plein vent des fêtes foraines, et la gibelotte avec la friture sous une tonnelle râpée, dans quelque Lapin qui fume de barrière ou quelque Goujon folichon du bord de l’eau.
Nyssia avait des mots : « J’étais d’abord gantière dans un passage. Malheureusement j’ai dû quitter. Toujours ganter, du matin au soir, me faisait mal à la poitrine. »
Un soir, nous nous querellions, ce qui arrivait quelquefois, et l’ayant saisie par les deux bras, je serrai, paraît-il, assez violemment.
Nyssia défait sa robe, constate d’un air de triomphe, sur sa peau fine, pour un rien meurtrie, quelque chose qui, en effet, pouvait être un bleu, puis, avec un accent de reconnaissance et d’orgueil elle s’écrie : « Maintenant, on peut faire la paix, tu m’as battue ! »
Nyssia éprouvait, d’avoir été battue, une joie d’esclave.
Ne sachant comment la témoigner, elle voulait le lendemain me cirer mes bottines, et j’eus toutes les peines du monde à l’en empêcher.
D’autres foi elle soupirait d’un air câlin et mi-fâché : « Tu te méfies donc de moi, puisque tu ne me confies jamais rien ? »
Ou bien encore : « Pourquoi ne veux-tu pas me faire connaître tes amis ? — Mais, sapristi, tu les connais tous, mes amis. — Oh ! ce n’est pas de ceux-là que je veux parler, c’est des autres… »
Que fallait-il entendre par ces autres mystérieux et quels amis inconnus me supposait-elle ?
J’aurais dû m’en douter, car cette aimable enfant avait un faible pour les héros du crime.
Dans sa cervelle à courants d’air où se mêlaient des souvenirs de roman et des impressions de cause célèbre, Altmayer fraternisait avec Pranzini et, sur le même autel, honoré du même encens, mon effigie se dressait à côté de celle du divin Rocambole.
— Ainsi, Nyssia te croyait assassin ?
— Assassin, non ! La modestie me défend de m’en prévaloir, mais tout au moins escroc de marque. C’est pour cela qu’elle m’aimait.
— Expliquer-nous, au moins, comment cette conviction lui était venue.
— Assez drôlement : à propos de deux casquettes trouvées par elle dans la poche d’un de mes vieux pardessus. Non pas des casquettes de voyage, mais de ces terrifiantes casquettes, marque distinctive dans un certain monde, hautes et s’évasant comme la toque des juges qu’elles semblent parodier, à trois ponts comme les anciens vaisseaux de guerre, de ces casquettes enfin qui, se dressant sur une tête, équivalent à un dossier.
C’est après sa trouvaille de deux casquettes dans ma poche que l’imaginative Nyssia, rêvant déguisements, existence en partie double, exploits nocturnes, que sais-je encore ? avait échafaudé, pour m’en faire le héros, tout un petit roman à parfum de bagne.
— Mais, en somme, comment te trouvais-tu posséder chez toi ces compromettants couvre-chef ?
— Voici : passant il y a six mois sur les boulevards extérieurs, un subit coup de vent roula mon chapeau dans la boue. Je dus entrer, pour le remplacer, chez un chapelier dont la boutique fort à propos se trouvait là.
Entre nous, le gibus qu’on me vendit manquait peut-être d’élégance. Mais quoi ! il me coiffait et c’était l’important.
Le chapelier, en me rendant la monnaie, me remit un prospectus que je ne regardai point, plus un petit paquet enveloppé de papier-soie que je mis dans ma poche sans y prêter attention.
Or, le petit paquet, retrouvé plus tard, contenait les deux casquettes qui devaient causer l’erreur de Nyssia.
Quant au prospectus, je l’ai retrouvé également. Le voici : il est curieux et authentique.
Comme mon chapeau en coûtait six, le chapelier, homme juste, m’avait gratifié de deux casquettes.
— Et Nyssia ?
— Partie, hélas ! dès qu’elle a su la vérité. Les femmes ne suivent que la gloire. En perdant ma casquette, aux yeux de Nyssia, j’avais dépouillé mon auréole !