E. Flammarion (p. 243-250).


LE BOUTON DE BOTTINE


— Tu as l’air ému, Sylvius ?

— Certes ! Figure-toi qu’une fois de plus, ce matin, j’ai dû rompre définitivement avec Lucile. Ah ! la chose ne traîna pas : une rupture à section nette. Rien qu’un petit coup sec, cli ! comme un bâton de craie qu’on casserait. « Adieu donc, Lucile ! — Adieu, Sylvius ! « Et nous voilà tous deux séparés pour toujours.

— Mais quel motif ?

— Écoute l’histoire, et tu me diras si les femmes ne possèdent pas, en naissant, un infernal et spécial génie qui leur permet, au sujet de n’importe quoi et surtout au sujet de rien, d’improviser, alors que le caprice leur en prend, une scène de jalousie.

Chacun sait combien j’aime Lucile.

Jamais, tu m’entends bien ? jamais… ou presque jamais, depuis vingt ans, je ne commis une imprudence pouvant chez elle autoriser l’ombre d’un soupçon.

Ceci m’oblige même à des précautions infinies.

Tel est mon système, la tranquillité avant tout ! Mais ces précautions sont comme si je ne les prenais pas ; et un nouveau déluge survenant, demeurés tous deux seuls dans l’arche, Lucile trouverait moyen de me soupçonner.

Arrivons au fait, maintenant.

Tu ne connais pas mon ermitage ? Non ! Je t’y mènerai au premier jour. Un nid de fleurs dans le feuillage, à quinze minutes de Paris.

La retraite qu’il faut au sage. Assez près de la grande ville pour ne pas en avoir le désir, assez loin cependant pour ne pas en respirer les fumées.

Quelques groseilliers, une source, artificielle il est vrai, mais pleurant quand même en musique parmi des mousses qui sont réelles ; et tout au fond, précédé du perron classique et de la treille obligatoire, un pavillon comportant deux pièces sans plus (je ne compte pas la cuisine), l’une avec tout ce qu’il faut pour écrire, l’autre avec tout ce qu’il faut pour aimer.

Un vieux garçon épris d’égoïsme avait organisé, pour y être heureux, ce paradis d’ailleurs modeste.

Aussitôt la maison bâtie, aussitôt les vignes poussées, providentiellement il mourut. Je me substituai à lui ; et, pareil au bernard-l’ermite tapi dans le fond d’un bigorneau, j’habite avec délices sa coquille.

Des amis parfois me font visite. Le pavillon est bâti sur cave, ce qui nous permet les bons vins. On dîne dans le jardinet, on oublie Paris et la vie, et naïvement on s’imagine avoir l’âme heureuse des bourgeois.

En principe, jamais de femmes.

Jamais de femmes, sauf Lucile qui, détentrice privilégiée de la seconde clef du pavillon, vient, en dehors de mes heures de bureau, une fois ou deux par semaine, me surprendre.

C’est un bonheur toujours nouveau.

Pour commencer, invariablement, une scène ou, pour être exact, un essai de scène.

L’œil dur, la narine froncée, avec des airs de jeune ogresse flairant sous son toit la chair fraîche, Lucile dit : « Ça sent la cocotte ; il est entré quelqu’un ici ». Elle ajoute : « Ces monstres d’hommes ! »

Puis, désarmée par l’innocence qui doit briller dans mon regard, elle m’embrasse, soupçonneuse encore et ravie de pouvoir quand même supposer que je suis un peu, pour ma part, un tout petit peu « monstre d’homme ».

Sur quoi, la laissant se mettre à l’aise et revêtir le peignoir ample avec le coquet chapeau paillasson des toilettes pseudo-campagnardes, assuré d’une journée calme, je descends faire mon tour de jardin.

On t’en fichera, des journées calmes !

Ce matin, Lucile arrivée, après l’inévitable essai de scène et tandis que je contemplais, près de ma source, le va-et-vient au fil de l’eau d’une verdurette fontinale, — car dans mon ruisseau, parmi mes mousses, poussent comme à plaisir, sans doute apportées par la brise, des plantes que je ne semai point, — il me sembla que, pour passer un simple peignoir et coiffer un chapeau de paille, Lucile s’attardais un peu.

J’appelle Lucile, pas de réponse. Je cogne, silence de tombe. J’entre : la vraie scène m’attendait.

Tassée toute au creux d’un fauteuil, languissante, les yeux en larmes, digne pourtant dans sa colère, Lucile, d’abord, m’accueillit d’un sourire désabusé. « Pas un mot ! dit-elle ; j’ai la preuve ! »

En effet, entre son index et le pouce, elle tenait la preuve, objet minuscule qui luisait comme un diamant noir. « Regarde ce que j’ai trouvé, oh ! sans chercher, bien au hasard !… — Mais c’est un bouton de bottine. En quoi ce bouton ?…

Ah ! mon ami, jamais neiges alpestres ou apennines, fondant subitement sous l’influence des vents chauds d’Afrique, n’ont roulé plus d’eaux torrentueuses dans les combes et les vallées que Lucile, se dégelant, ne laissa soudain ruer sur moi de phrases bondissantes et indignées.

Je l’avais trompée, c’était fini ; d’ailleurs elle savait tout depuis longtemps. — « Mais, ma Lucile, je te jure !… — C’est cela, jurez maintenant ! — Je te jure que jamais femme… »

Une fois Lucile partie, impossible de l’arrêter.

Alors ce fut ma glace à moi qui se fondit et déborda.

Et tout en niant, ce qui était vrai, que, malgré la présence inexpliquée du bouton de bottine, aucune femme fût entrée dans mon ermitage, féroce, avec l’idée d’exaspérer Lucile, j’éprouvai un amer plaisir à m’accuser d’horribles crimes. « Oui ! je te trompais et te trompais toujours… Tu me croyais apprenti préfet, tu t’imaginais que chaque jour j’allais bêtement, après déjeuner, au ministère ?… Non ! Mon occupation, ma seule, consiste, Lucile, à te tromper… C’est uniquement dans ces travaux que mes après-midi se consument… Quelquefois néanmoins, car en été surtout les heures sont longues, je me repose un peu la nuit. »

Lucile écoutait, haletante, le bouton de bottine aux doigts. — « Adieu donc, Sylvius ! — Adieu, Lucile !… Tu es chez toi, prépare ton départ à loisir, je ne reviendrai pas ce soir. »

Sur la porte, Lucile me rappela. — « Méchant ! Partir sans m’embrasser après les douleurs que tu me causes !… — Pourtant… — Puisque je te pardonne tout. — Même le bouton de bottine !… Comme tu vas me trouver folle dans mes jalousies… le bouton de bottine… je viens tout juste de m’apercevoir de la chose, c’est moi-même, moi en personne, qui, me baissant pour regarder sous la commode, l’avais fait craquer et l’avais perdu !… Il faut même que je le recouse. »

Son pied gauche déchaussé, que moulait un bas rose à fleurs, posant sur un barreau de chaise, Lucile maintenant recousait le bouton, tranquille, déjà réinstallée.

Moi, quelque peu ému au fond, je regardais faire Lucile.

— Et puis ?

— Et puis, conclut bravement Sylvius, et puis nous nous raccommodâmes. Mais ne te l’avais-je pas dit ?

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