Insoumission à l’école obligatoire/7
« Un enfant intelligent élevé avec un idiot pourrait devenir idiot. L’homme est si perfectible et si corruptible qu’il peut se rendre idiot par raison. » Délicieux Georg Christoph Lichtenberg…
J’ai voulu t’éviter, Marie, de vivre dans un climat d’obéissance aux règles, au milieu de grands et de petits abrutis par un système insensé. Mais par-dessus tout, j’ai désiré préserver tes chances d’apprendre quelque chose : découvrir le monde, ses manques, en avoir l’irrésistible envie de créer autre chose pour jouir de la vie le plus délicatement possible. Et même si tu étais l’exception, un être qui n’aurait rien envie de savoir, du moins n’aurais-tu pas été entravée comme des milliards d’autres par la seule force au monde capable d’empêcher quelqu’un de s’instruire : l’instruction obligatoire.
Il n’est que de regarder parmi les gens qui ont fait des « études supérieures », en vois-tu beaucoup qui lisent, qui cherchent à apprendre ? Récemment, l’ouvrage d’un généticien connu, estimé dans le milieu de la recherche, a fait pas mal de bruit. Beaucoup ont vu un excellent essai, clairement écrit, faisant le point sur la science contemporaine. Peu se seront arrêtés au titre : Au péril de la science ? Or, la question que pose Albert Jacquard concerne très directement notre sujet et il faut vraiment refuser de lire ce qui est écrit pour ne pas y trouver l’interrogation réelle d’un savant sur la transmission du savoir aujourd’hui. Comme Illich, il pense que le système scolaire obligatoire représente une entrave à la connaissance. Il insiste sur le côté néfaste de l’école, y compris pour ceux qu’elle semble privilégier. Il parle des énarques, des polytechniciens, de ceux qui sont l’« orgueil de la nation » : ils jouissent de belles carrières, de fins de mois confortables et, pour certains, d’une participation aux organes de pouvoir, « mais ces satisfactions sont, pour la plupart d’entre eux, compensées par un engourdissement intellectuel […], ils ne participent guère au mouvement des idées ; tout au plus peuvent-ils, par leur inertie bureaucratique, s’opposer à ce mouvement. Leur classement prématuré et absurdement définitif dans la catégorie intitulée “élite” a fait d’eux, humainement, des victimes[1] ». Il est mieux placé que moi pour le dire, n’est-ce pas ?
En France, 14 % des recrues ne savent pas lire, aux États-Unis 20 %[2]. Plus personne ne l’ignore ; un colloque de l’Unesco consacré aux « contenus éducatifs d’ici l’an 2000 » se tenait en juillet 1980. En soixante-huit points, les experts et fonctionnaires internationaux ont constaté tout d’abord que l’école était en perte de vitesse tout autour de la planète. Et de se plaindre de la prise en charge par les grands moyens d’information d’une « éducation informelle, sauvagement distribuée ». Le colloque s’est inquiété de l’inadaptation croissante de l’école « aux nécessités de l’économie mondiale » (encore !) et a insisté sur la nécessité de former les enfants du monde à l’informatique, notamment sous toutes ses formes télématiques, voies désormais souveraines de la communication. Le Français Pierre Schaeffer eut beau relever le danger de transformer les gens en « infirmes dépendant de prothèses informatiques », il ne fut pas suivi et l’ensemble des experts a entonné derechef l’hymne à la nécessité d’une « éducation permanente ».
On va donc vers un enseignement plus utilitariste que jamais pour le bien de tous. Et chacun de nous là-dedans ? En quoi me concerne le bien de tous si c’est un mal pour moi ?
Toujours on nous a demandé de sacrifier nos enfants sur les autels. Les avatars des dieux sont multiples, Yahvé, les vents de Neptune, la Patrie, l’Honneur, la Société. Quand je parle de sacrifice, je veux parler de sang et de chair. J’exagère ? Aux yeux des lecteurs de cet ouvrage, je passe pour une mère que l’amour ou l’égoïsme égare. Alors, une fois de plus, goguenarde, je m’efface derrière ceux que l’école leur a appris à écouter, les savants, les professeurs. En juillet 1981, M. Guy Vermeil (chef d’un service de pédiatrie) et M. Jacques Lévine (docteur en psychologie) ont présenté un rapport sur les difficultés scolaires au congrès de l’Association des pédiatres de langue française[3]. Alors que l’école a pris une place « démesurée » dans la vie sociale, le système scolaire « ne profite – statistiques officielles à l’appui – qu’à 30 % des élèves […]. Les 70 % d’élèves restants se répartissent en deux moitiés, une moitié de “suivistes”, de “pourrait mieux faire”, qui ne tirent en définitive que peu de profits des dix ans qu’ils passent à l’école et au collège. Pour l’autre moitié, c’est-à-dire pour un bon tiers de la population scolaire, c’est l’échec total ».
MM. Vermeil et Lévine jugent que la scolarité obligatoire est « catastrophique » : « Elle donne à l’institution scolaire le temps d’effectuer un travail de destruction complète de l’individu. » Ces spécialistes notent aussi que c’est dans les 30 % qui ont eu le moins à souffrir de l’école que se recrutent les cadres de la nation et notamment les enseignants qui restent de ce fait « imperméables aux critiques qu’on peut faire au système éducatif ».
Il n’y a aucune réforme de l’enseignement recevable. Même des gens comme Jean Foucambert qui consacrent leur vie à la défense de la noble institution en arrivent à écrire : « On ne peut pas dire que l’école alphabétise mal : ça fait plus de cent ans qu’elle perfectionne ses méthodes. On en est arrivé aujourd’hui à une sophistication incroyable dans une voie de plus en plus fausse[4]. »
La lecture ou les mathématiques sont les deux apprentissages qui causent le plus de dommages irréversibles. Pourquoi ? Parce que ce sont ceux sur lesquels on insiste le plus ; normal qu’ils comptent le plus de dégoûtés. Lire… Un enseignant dont j’ai déjà parlé s’était mis en tête qu’on pouvait faire de la philo en lisant et discutant. J’ai sous les yeux son rapport d’inspection (cet ami proposait à sa classe une discussion sur le Manifeste du parti communiste) : l’inspecteur constate que le professeur « dégage clairement les idées principales du texte » et « explicite progressivement les concepts utilisés » ; il poursuit : « Toutefois, je regrette vivement, qu’au nom d’une démarche pédagogique se voulant totalement non directive, il n’ait pas cru bon de développer ensuite une véritable leçon, substantielle et structurée. Il a choisi, tout au contraire, de laisser les élèves seuls devant le texte de Marx, et de leur confier la tâche de réaliser eux-mêmes un bilan et un résumé de la discussion précédemment effectuée. » Décidément, non. Même en terminale, on ne peut pas apprendre à lire au sein de l’Éducation nationale. Toujours les inspecteurs veillent à l’instruction obligatoire (ce n’est pas un privilège français ; l’inspecteur qui visite Summerhill constate que les enfants sont heureux mais que « c’est un lieu où il est difficile d’étudier » ; à ton avis, qu’entendait-il par « étudier » ?).
Il y a un poison dans l’école. Tout ce qui y touche devient mortifère. Regarde ce malheureux Piaget. Il s’oppose à la psychologie traditionnelle qui définissait l’apprentissage comme une « modification du comportement résultant de l’expérience » (ce qui fait de l’enfant un élément passif subissant son environnement). Skinner et les adeptes du conditionnement, Erikson, d’autres, avaient admis finalement l’activité de l’enfant quand il parvient à un certain âge, mais Piaget va bien plus loin. Il dit que, dès sa naissance, l’enfant commence à développer des structures cognitives à partir de ses propres actions et qu’il s’agit là d’un processus inné et inéluctable[5].
Inutile d’insister sur le fait que cette idée est fondamentale pour les gens qui se piquent de pédagogie. Car si l’intelligence est un processus de construction ininterrompu dont le déroulement est identique pour les enfants de toutes cultures[6], la connaissance n’est pas reçue de l’extérieur mais c’est l’enfant qui la construit de l’intérieur dans un échange permanent avec le milieu. Il ne procède pas par addition, mais par substitution. Il ne « sait » pas une, puis deux, trois, dix, cent choses, mais il connaît les choses et son intelligence progresse par « intégration », ses idées se transforment en idées de plus en plus élaborées (ne s’ajoutent pas). Conséquences pratiques qu’en tirent les enseignants ? Ces nigauds ont réussi à mettre au goût du jour des tests normalisés pour contrôler le « développement » intellectuel de l’enfant et tentent, surtout en maternelle, d’accélérer le développement sensori-moteur des tout-petits[7]. Peut-être que Piaget a eu un peu tort d’insister sur la fixité de l’ordre (le temps en étant variable) dans les stades du développement. Il a surestimé ici l’intelligence de ses lecteurs qui n’ont sans doute jamais entendu parler du principe d’incertitude de Heisenberg ni du paradoxe de Schrödinger, lesquels ont introduit, en physique quantique, l’idée que l’observateur passif était en réalité un participant actif. Les psychologues croiraient déchoir en acceptant que la « cible » observée est modifiée par l’expérimentateur et nient le poids de leur regard sur ceux qu’ils lorgnent. De toute façon, les sciences, qu’elles soient exactes, humaines, occultes, restent fondamentalement suspectes, elles donnent trop raison à Einstein : « Dans les sciences, la mode a presque le même rôle que celui qu’elle joue dans le vêtement des femmes. »
Le savoir-vivre se perd, ma très chère… L’éducation demeure… On peut s’attendre dans la décennie qui vient à des réformes profondes. Elles iront toutes dans le sens d’une meilleure rentabilité. 2,3 % des enfants ont un quotient intellectuel supérieur à 130 ; 0,4 % ont plus de 140. Faisons-en deux petits tas, ils seront maîtres et contremaîtres de l’usine de demain, à eux l’atome, les moyens de communication, l’espace. Aux autres la morale : le droit au travail, le droit à la sécurité, le droit à la loi, le droit à la vie, le droit à la mort et les devoirs y afférents.
Juste avant la lutte sublime entre écoles libre et laïque, la marotte des journalistes chargés de la rubrique « Éducation » agitait ses grelots parmi les « surdoués ». Nul besoin d’être sorti de la cuisse de Jupiter pour constater qu’il y a autant d’imbéciles chez les surdoués qu’ailleurs. Mais ça les a apparemment surpris… (Rien en vérité n’étonne les journalistes, leur métier consiste à « en avoir trop vu » mais aussi à feindre l’étonnement pour garder quelque fraîcheur à l’information.) Qu’est-ce que le quotient intellectuel ? L’objectif initial de Binet était d’évaluer les risques d’échec scolaire. Les tests en question sont conçus en fonction d’hypothèses sur la réussite scolaire, ce qui permet à Albert Jacquard de dire qu’il est absurde d’étendre la signification du Q.I. à l’intelligence. Le Q.I. est « un nombre dont nous ne savons pas quel objet il mesure », conclut-il. Un chercheur américain, Donald Hoyt, a de son côté entrepris une enquête sur plusieurs années, comparant les résultats universitaires et la « réussite » dans la vie. Dans aucune profession, il n’y a de corrélation entre les notes obtenues à l’université et ce qui est accompli et « réussi » plus tard dans la vie.
Ne suis-je pas en droit d’en tirer la conclusion que, si le Q.I. mesure l’aptitude à faire des études et si la réussite scolaire n’est pas un gage de compétence professionnelle, le Q.I. n’offre aucun intérêt même du point de vue de la rentabilité ?
Pourtant, si je t’en parle, c’est que le danger nous menace d’être « testés » de plus en plus fréquemment, de plus en plus tôt. Il ne me semble pas inutile de répéter que s’en plaindre ne sert à rien ni à personne. La seule force à opposer, c’est notre non. Les enfants comme les parents qui acceptent les « tests d’orientation » sont inconscients.
Juger quelqu’un m’a toujours semblé d’une énorme outrecuidance, mais juger ce que l’on considère comme un « quelqu’un potentiel », l’enfant, dépasse l’entendement. Les carnets scolaires des gens comme Tolstoï : « ni travailleur ni capable », Beethoven : « un cas désespéré », Darwin : « d’une intelligence plutôt en-dessous de la moyenne », Einstein : « d’une intelligence lente »[8] montrent tout bonnement que ces messieurs auraient dû être orientés dans les classes dépotoirs.
Tout le désir d’apprendre est volé par l’école avec effraction. L’attention est détournée par des maîtres escrocs ; l’enfant ne peut récupérer son bien qu’en douce. C’est pendant ses loisirs qu’il apprend tout ce qui le réjouit. À condition toutefois qu’on n’ait pas eu l’idée insensée, littéralement, de lui faire faire des « devoirs de vacances ».
Je ne défends pas ici une cause. C’est moi que je défends. Je fais partie d’une génération menacée. Les éducationnistes inventent des jouets pour les enfants dès le berceau et prévoient une formation pour nous tous. Via la télévision ou par affiches, nous serons peut-être tous réquisitionnés pour « apprendre de force » l’électronique ou n’importe quoi d’autre qui sera utile à la Société (capitaliste ou non, quelle importance !?). Des sanctions pèseront sur les réfractaires. Combien serons-nous d’insoumis, Marie ? Nous serons le nombre que nous sommes. Cela doit être clair pour tous. Demain il ne sera plus temps de se vouloir rebelles. C’est aujourd’hui ; c’est toujours aujourd’hui qu’il convient de refuser. Ceux qui attendent les « excès » dans l’inacceptable ignorent-ils que l’endurance humaine est infinie ? Toute l’histoire le prouve.
Que n’acceptons-nous pas, grands et petits, au nom de la socialisation ! Un anthropologue, Robin Fox, directeur de recherches à la Fondation Harry Franck Guggenheim de New-York, a développé l’idée que l’inculcation d’une masse de connaissances inutiles, terriblement difficiles à retenir, n’était que la perpétuation dans nos sociétés de l’initiation des sociétés primitives avec ses brimades raffinées.
On ne peut apprendre que dans la liberté. Je ne parle même pas de cette saloperie d’« orientation » qui a vu le jour en France dans les années 60 (avant, c’était les parents qui choisissaient, ce n’était pas beaucoup mieux), mais tout est fait pour nous empêcher de pénétrer le comment des choses, leur pourquoi. Illich faisait remarquer que le bric-à-brac moderne produit par les nations industrialisées ne permettait plus de comprendre les principes de fonctionnement des moindres objets que nous utilisons. La bataille lui semblait perdue pour nos vieux pays mais il lançait un appel au tiers monde pour qu’il n’accepte que du matériel simple que tous puissent construire, réparer.
Je crois en effet qu’il est essentiel pour nos intelligences que nous perdions l’habitude fatale de ne rien comprendre de ce qui nous entoure. Nous sommes fous de laisser tourner machines et machineries que nous ne savons pas contrôler. Pourquoi ferions-nous confiance aux « professionnels » ? Quelle garantie avons-nous de leur innocence ?
Tout être, enfant ou adulte, a besoin d’avoir un libre accès aux documents, aux méthodes et techniques d’apprentissage, aux personnes compétentes, dans tous les domaines. Nous ne prétendons pas ingurgiter les encyclopédies mais nous laisser imprégner par tout ce qui nous intéresse et rien de moins ; le monde nous appartient. Nous prenons le droit de regarder et contrôler ce qui s’y passe. C’EST NOTRE MONDE. Je veux pouvoir apprendre ce que je veux quand je veux.
Je n’ai pas peur de manquer de savoir. Le savoir est une futilité. Tu sais comme à la Barque la plupart des autres parents d’enfants déscolarisés tenaient aux « apprentissages de base », lecture et écriture, et combien j’ai lutté contre cette idée fixe. Oh bien sûr, ce n’était pas obligatoire, mais les adultes s’angoissaient tant que, comme par hasard, les mouflets « demandaient » à apprendre à lire à l’âge de six ans. On arguait de la nécessité de la lecture pour une instruction autodidacte… Tu parles ! Moi, je voyais simplement derrière cette peur inutile l’ombre des grands-parents ou des voisins affectueux ou perfides : « Alors, il sait lire, maintenant ? »
Timidement, quelques-uns tentaient d’affirmer que s’il existait un apprentissage primordial, c’était peut-être la musique… Personne ne les écoutait (moi non plus puisque je ne crois à aucun apprentissage primordial !). Oui, même là, même dans ces lieux anti-scolaires, j’ai côtoyé des gens étranglés par la hantise de passer à côté du savoir. Là et ailleurs, j’ai constaté à quel point il était mal vu d’être avec les mômes « sans rien leur proposer ». Il était admis que ceux-ci avaient le droit absolu de refuser toutes les activités et de jouer toute la journée, mais il fallait au moins leur avoir « proposé » quelque chose à faire. L’idéal aurait consisté à pouvoir leur présenter un éventail fantastique de possibilités. L’éventail, personnellement, je le voyais dans la vie. Nous étions un tout petit nombre à n’avoir en tête que le désir d’être bien avec des enfants sans jamais faire de projet pour eux.
Libérale ou non, l’éducation postule l’inachèvement de la jeunesse. Elle doit avoir une action « maturante ». Bien sûr, me dit-on, que les fruits de toute façon mûriront, mais ils seront plus beaux si on a mis de l’engrais aux arbres ! Peut-être, mais vos fruits n’ont plus de goût.
Vos enfants de serre sont insipides. Claude Duneton, dans un livre sur le désastre de l’enseignement du français, rappelle une étude faite auprès de six mille élèves d’école primaire du cours préparatoire au cours moyen sur l’utilisation de types de phrases. On constate que l’élève jugé « bon » utilise de moins en moins de types de phrases au fur et à mesure qu’il gravit les échelons de la scolarité : « Le langage du bon élève s’appauvrit sur le plan de la syntaxe. À l’inverse, le “mauvais” élève, pauvre en modèles de phrases en C.P., dispose d’un stock syntaxique plus riche que le “bon” élève. Pour lui, le paradoxe vire à l’aigre : il gagne, donc il se retrouve dans les perdants[9]. »
Au Moyen Âge ou au début des Temps modernes, on apprenait dans sa famille ou dans sa corporation ce qui devait permettre de se faire reconnaître comme compétant dans tel domaine. L’apprentissage se vérifiait pratiquement. De nos jours, on croit savoir quand on sait répéter. Je prends à Henri Roorda[10] l’exemple de la loi d’Ohm
Si l’élève dit que cela signifie qu’on obtient l’intensité du courant en divisant le nombre qui mesure la force électromotrice par celui qui mesure la résistance du conducteur, le maître est satisfait. Mais le récitant se fait-il une idée claire de ce que représentent I, E et R ? Ainsi les forts en physique sont rarement des physiciens créateurs.
Ce n’est pas beaucoup mieux dans les travaux manuels. Tu te souviens du soir où Quentin devait apprendre et réciter par cœur : « Récupération d’un fil de canette : je tiens le fil de l’aiguille. En tournant le volant vers moi, je fais descendre et remonter l’aiguille. En tirant le fil de l’aiguille, je fais apparaître une boucle. Je défais cette boucle et je place les deux fils ensemble dessous et derrière. » Et il récitait sa leçon avec peine, Quentin ! J’étais tellement ébahie que je lui ai demandé de me recopier ce que je livre donc ici textuellement. (On aura remarqué que c’est une école libérée où les petits garçons font de la couture…)
Les apprentissages à l’école, c’est vraiment n’importe quoi. Il faut avoir perdu le sens commun et en tout cas celui de l’humour pour pâlir devant des problèmes absurdes comme : « Une salle de cinéma mesure 26 m sur 15,75 m. Chaque trimestre, on pulvérise sur le parquet une huile anti-poussière ainsi que sur le parquet de l’entrée et des couloirs. La surface des accès est les 2/7 de la surface de la salle. a) Quelle est la surface totale des parquets ? b) Le fût d’huile pesait à l’achat 165,680 kg. Après trois huilages il ne pèse plus que 51,956 kg. La masse volumique de l’huile est 0,9. Quelle quantité d’huile pulvérise-t-on à chaque fois ? c) Quelle est, en microns, l’épaisseur de la couche d’huile pulvérisée en une fois[11]? »
Pauvres petits enfants, pauvres petits oisons bridés, ils ne rient pas, oh non, ils se morfondent.
Quand je pense que tous les jeux les plus séduisants pour l’esprit deviennent, dès que « scolaires », des besognes fades, niaises, insignifiantes. J’ai toujours été d’une parfaite nullité en mathématiques, je reste pourtant persuadée qu’elles peuvent procurer des joies fantastiques. J’ai été très passionnée « à l’idée de » faire de la physique et ma passion fut assassinée en six minutes au premier cours. Mais d’autres matières que je dominais mieux m’ont laissé semblablement le regret de n’en avoir pas joui ; les exercices de traduction, par exemple. Je crois qu’il existe peu de travaux demandant autant de finesse, d’intelligence et servant autant à apprendre une chose essentielle : traduire sa pensée à autrui. Nous passions pourtant des heures, plongés dans nos Bailly, nos Gaffiot ou apprenant des listes de mots anglais. J’aurais rêvé de phrases chinoises, celtes, portugaises dont on nous aurait donné la méthode de construction et le vocabulaire, on aurait cherché ensemble le sens, puis on se serait livré aux délices du fignolage.
Mais tout ce temps perdu… « Le latin et le grec, ça t’a formé l’esprit ! Ça t’a permis l’acquisition d’une certaine rigueur !…» Baratin ! Je vais te dire à quoi m’ont servi le latin et le grec : à faire chic dans certaines salles de rédaction auprès de vieux littéraires égarés face à la grossièreté de leurs confrères journalistes. Ne soyons pas chien, reconnaissons aussi que ça me permet de savoir écrire étymologie sans h (mais faut-il tant d’années pour retenir les cinquante racines grecques et latines qui permettent l’accès à l’intimité des mots ?).
C’est moi, plus sensible que ma mère aux hiérarchies du lycée, qui avais choisi de faire des langues mortes. C’était l’époque où faute d’être bourgeois (par les sciences, la médecine) on pouvait préférer l’aristocratie littéraire dans sa décadence, sa pauvreté, ses distinctions surannées. Nous n’étions pas très conscients de vivre la fin d’un monde. Nous nous croyions cultivés parce que lettrés et nous imaginions être un contrepoids nécessaire dans l’ère technologique ; nous n’étions cependant qu’un souvenir.
Je ne gémis pas sur l’inutilité de telles études. Au contraire, leur « gratuité » m’est une consolation. D’autant qu’avoir su me permet, socialement, d’avoir oublié ; il m’arrive encore de tirer profit de la considération que certains vieux ont encore pour ceux qui ont étudié les lettres classiques. Oui, je sais, elles existent encore un peu ; on continue même, au mépris de toute logique, à enseigner le latin avant le grec. Parce que la question n’a jamais été d’apprendre intelligemment mais d’orienter, de sélectionner, donc de décourager.
Tout l’enseignement est forcément arbitraire. En histoire, on restait trois mois sur l’Égypte et quinze jours sur la Perse, et jamais personne ne nous a dit pourquoi (parce que les enseignants, pour de multiples motifs, ignorent pratiquement tout de cette civilisation ; cependant les raisons de ce non-savoir sont prodigieusement intéressantes pour les enfants curieux d’histoire, non ?).
L’un de mes constants sujets d’étonnement, c’est la bonne foi avec laquelle les gens sont persuadés qu’ils ont appris des choses à l’école. À ceux qui n’y sont allés que de six à quatorze ans, je demande : « Qu’y avez-vous appris ? » On me répond : « À lire, à faire des additions, des multiplications ; les divisions, je ne sais pas bien les faire. En histoire : 1515, bataille de Marignan ; 1789, Révolution. En géographie, on dit le “Bassin parisien”, il y a plein de pays dans le monde, l’Afrique, c’est grand, l’Amérique, ce n’est pas seulement les États-Unis ; en sciences naturelles, il y a de l’eau dans le pain, on a un système circulatoire, je me souviens qu’il y avait du bleu et du rouge, mais je ne sais plus la différence entre les veines et les artères ; en géométrie, j’ai appris que le diamètre, ce n’était pas la circonférence. »
Mais non, je ne plaisante pas !
Quant à ceux qui ont le bac, on aurait à peu près ça : « L’eau est un mélange d’hydrogène et d’oxygène, racine carrée, ça s’écrit comme ça : . L’Allemagne produit beaucoup de charbon. Racine a écrit Iphigénie, Phèdre, Andromaque et quelques autres pièces. Corneille, c’est Le Cid (on peut citer un vers, un seul), Polyeucte. Il y a dans le monde un fleuve qui s’appelle l’Amour. La Révolution française, c’est très compliqué. Il y a eu d’autres révolutions, 1830, 1848, 1871… Staline avait été séminariste. En France, il y a eu de grands poètes (on peut en nommer six ou sept) ; dans les autres pays peut-être aussi. Au Moyen Âge, on a construit des cathédrales. Louis XIV était autoritaire. Louis XV était faible. Louis XVI était très faible. Denis Papin est un savant. On ne répète pas le même nom dans une phrase. Botticelli est un peintre italien. Picasso est espagnol. Delacroix est français. Voltaire a écrit Candide, Proust À la recherche du temps perdu. Saint Louis rendait la justice sous un chêne ; en physique, il y avait des histoires de limaille de fer et de boussoles… »
C’est trop fastidieux, je m’arrête, admettons que je puisse continuer sur trois, disons quatre pages… Est-ce que vraiment ça valait toute la peine qu’on s’est donnée pour ne retenir que ça ? La différence entre celui qui sait ces quatre pages et toi, c’est que tu en sais d’autres et que ça ne t’a pas coûté le plus petit effort.
Évidemment, qu’on ait fait des études ou non, on sait bien plus que ces quatre pages, mais ce n’est pas à l’école qu’on les a apprises, c’est dans les livres, par des récits, la radio, les voyages, les amis, la télévision, etc. Ceux qu’on appelle ordinairement les analphabètes ne sont pas non scolarisés comme toi, il faut dire et répéter que ceux-là ont été bel et bien massacrés à l’école.
Il est gênant dans notre société de ne pas savoir lire ni écrire ; j’en conviens. Mais on a un peu trop tendance à faire comme si les analphabètes « ne savaient rien, pas même lire » ; or, ceux-là, je les connais, je les rencontre parmi ceux que je vois en prison par exemple, savent autant de choses que n’importe qui de leur milieu, Francis est incollable en botanique, Fernand compte admirablement, Joëlle connaît des dizaines de poèmes. Mais ils ne savent pas lire. Ils ont même « horreur » de ça. Cependant, s’ils avaient eu la chance extraordinaire d’apprendre à lire comme toi avec une grand-mère intelligente (la leur ou une autre !) des phrases qui les auraient fait rire ou s’émouvoir dans un petit cahier qui ne ressemblera jamais à aucun cahier, avec ta vie à toi, tes idées à toi, tes fantaisies à toi, tes rires à toi, ton envie d’écrire à toi, s’ils avaient eu cette chance, comment auraient-ils « horreur de lire » ?
« Tout le monde n’a pas une Granny. » Non, mais je connais des grand-mères qui s’ennuient, un professeur d’université en biologie qui fait de l’alphabétisation (je suppose que ça lui plaît, sinon, c’est du vice) et des millions de gens sur cette planète qui aimeraient faire comme ta Granny. Cependant, ils n’osent pas, ils « ne sauraient pas ». Ils gardent le souvenir enfoui d’un apprentissage très long, très difficile. Sans s’apercevoir qu’un enfant ou un adulte qui désire apprendre à lire se montre très doué, toujours.
Je ne tombe pas moi-même dans le panneau de ces « analphabètes » dont on se préoccupe soudain (ça devenait un peu trop gros !) qui cachent le reste : le fait que 90 % des Français « n’aiment pas lire », je suppose d’ailleurs qu’à part les commerçants bien peu savent compter. À l’école primaire, l’échec scolaire est avalé en silence par le gosse et ses parents ; dans le second cycle, on fait partie des rescapés ; c’est donc au collège que les professeurs aujourd’hui commencent à s’affoler. Il y a de quoi. Leur instruction obligatoire est une lamentable et sordide escroquerie. On n’apprend rien dans leur l’école. Que le dégoût.
« De mon temps… »
De mon temps, c’était pareil à aujourd’hui avec l’angoisse du redoublement en plus ; ce n’était pas mieux et qu’on ne compte pas sur moi pour accompagner en ce livre les pisse-vinaigre qui pleurnichent sur la médiocrité de l’école de maintenant par rapport à celle d’hier. Car, objectivement, l’école progresse. Elle va vers le meilleur qu’on attend d’elle et c’est pourquoi, ayant de moins en moins d’excuses, elle est de plus en plus évidemment facile à dénoncer.
Au moins dans ses textes internes, l’Éducation nationale a le mérite d’être claire. Lors d’une réunion de travail avec les directeurs et directrices d’écoles normales[12] en novembre 1982, le chef de cabinet du ministre de l’Éducation nationale déclarait : « Le projet de loi ne prévoit pas la transformation de vos établissements en établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel. » Nous voici rassurés : les écoles normales restent des établissements administratifs. Tout est cohérent à l’intérieur du système. Nous ne sommes, Marie, qu’un matériau utilisable. Jean Fourastié écrivait en 1972 qu’il ne fallait pas « laisser se créer des écarts catastrophiques entre les formations imposées aux étudiants et les métiers qu’ils doivent exercer pour soutenir la consommation nationale et internationale ». La dernière génération des ordinateurs, me dit-on, est capable de s’adapter à des situations nouvelles, bref, on approche de l’« ordinateur intelligent ». Quelle supériorité aurons-nous sur lui si ce n’est celle de refuser de servir ?
Le but de l’écolier n’est pas d’apprendre quoi que ce soit mais de réussir. On ne peut réussir que dans les spécialités. On ne peut pas réussir « en culture », si bien qu’à l’école ce mot est à peu près vidé de tout contenu. Non seulement il est impossible de tout savoir ni de tout approcher, mais encore toute velléité d’aller dans ce sens est inutilisable, donc condamnable.
Tu as souvent entendu nos amis détenus dire à quel point l’incarcération exaspérait l’attente (celle du jugement, de l’avocat, du courrier, du parloir, de la permission, de la conditionnelle, de la commutation, de la libération). Nous sommes en prison. L’école n’en est pas seulement l’image exacte par la privation de liberté et l’enfermement, mais aussi par cette course (cursus) qui fait que chaque obstacle franchi ne nous amène qu’au suivant. Isolés, frustrés, à travers l’enseignement nous voyons la vie par le gros bout de la lorgnette et ne comprenons plus rien. La spécialisation des tâches fait que personne ne sait à quoi il est utilisé au juste : sois aussi limonadier que possible, sois aussi professeur que possible, sois aussi amiral que possible. Qui mesure le rapport ? Y a-t-il un rapport ? Entre quoi et quoi ?
Question naïve : au cas où il n’y aurait aucun rapport, qu’appelle-t-on société ? Serait-ce ce consensus de silence sur le rapport ?
Pour avoir simplement le droit de manger, nous devons travailler. Les miséreux peuvent être « bons (bonnes) à tout faire », mais un homme digne de ce nom se doit d’avoir un métier. Quelques rarissimes professions exigent un perfectionnement quotidien pendant la vie entière, mais qui peut me faire croire que le professionnalisme, tel que les études le déterminent, offre le moindre intérêt pour chacun si ce n’est d’éviter justement de « devoir encore tout apprendre » ? Le mortel ennui où s’enfoncent les hommes vient en grande part de ce que l’école leur a assigné une formation professionnelle et une seule. Et comme c’est petit, comme c’est sordide un métier pour toute une vie ! Du temps où les gens croyaient au paradis, passe encore… Mais aujourd’hui, comment font-ils, mon Dieu, pour mourir en n’ayant exercé qu’une malheureuse petite profession durant toute leur vie ?
L’école n’est pas qu’un mauvais moment à passer. Quand bien même elle ne ferait main basse que sur notre jeunesse, elle vaudrait – ô combien – qu’on la détruise comme une abjecte nuisance, mais elle nous dirige dans tel ou tel secteur professionnel pour le reste de nos jours.
Tu me connais, Marie, maniaque comme je suis, je serais incohérente de nier la compétence. J’aime que tout travail soit raffiné. Alors, bien sûr que les compétences, ça existe, mais n’importe quel individu qui en a le désir et le temps peut les acquérir. Je me mets en apprentissage auprès d’un médecin pour qui j’éprouve de l’estime, ce pendant sept ou huit ans, et j’en saurai autant que lui à la sortie de ses études. Dans les périodes d’effervescence (l’heureuse expression !), on voit s’élever sur les lieux de lutte un désir d’« universités populaires » où chacun vient recevoir une instruction à la carte.
Nous n’avons pas à réclamer le droit de choisir comment on veut être instruit, c’est comme le droit de respirer ou le droit de penser. Il faut être drôlement vicieux pour oser parler de « droit à la liberté de pensée », ce n’est pas un droit (un droit est admis, accordé), c’est une nécessité et je trouverais très plaisant de rendre des comptes à un inspecteur ou à une académie de ma décision de te laisser choisir ce que tu désires apprendre et comment. De même que si quelqu’un peut m’apprendre quelque chose, je ne lui demanderai pas d’abord de me sortir ses diplômes ; je m’arrange pour rencontrer les êtres qui désirent partager leurs connaissances. Et je n’ai de permission à demander à personne.
Les enfants aiment offrir ce qu’ils apprennent. Tu te souviens du film sur Zola que tu avais regardé à la télévision (tu avais huit ou neuf ans) et comme tu étais contente de m’apprendre ce que j’ignorais ? On a plaisir à tout âge à transmettre ce qu’on sait (seuls les enseignants prennent ça en horreur), pas seulement transmettre, découvrir aussi. J’ai passé une petite soirée impromptu autour du Grevisse[13] avec une amie, on s’est vraiment régalées ; aucune de nous deux ne s’est sans doute jamais passionnée pour la grammaire dans son enfance mais, là, quel bonheur de pénétrer l’intelligence et l’élégance d’une langue. La grammaire est une ouverture fascinante sur la manière dont une société pense. Rien que la conception du présent, du passé, du parfait et de l’imparfait peut exciter à tout âge n’importe quel esprit un rien fantasque.
Si l’enseignement est possible, il ne peut se fonder, bien évidemment, que sur l’esprit critique ; si les enfants apprennent infiniment plus avec leurs copains qu’avec les adultes (« Quand le chat n’est pas là, les souris pensent[14] »), c’est que leur sens critique est moins inhibé dans un rapport entre pairs : « tu mens », « tu exagères », « c’est pas vrai » permettent à la vraie confiance de se faire jour et l’enfant sait rapidement qui il peut croire, alors que même cette condition fondamentale de tout enseignement est de fait exclue dans le rapport imposé de l’instruction obligée, si bien que le gosse « se débrouille » pour savoir sans comprendre. Il a raison. Il ne fait aucun cas de ce qui se passe entre le maître et lui. Brillant ou médiocre, il aura recours aux lectures hâtives et à n’importe quelle cochonnerie qui sera son « reader’s digest ». Pour avoir la paix, il suffit pour lui de répéter ce qu’un autre a pu dire. Il saura s’en contenter à l’avenir.
Carl R. Rogers était professeur ; il démissionna de son poste, « constatant que les résultats de l’enseignement sont ou insignifiants ou nuisibles », car les connaissances qu’on assimile réellement ne peuvent pas être communiquées à d’autres. Soeren Kierkegaard était parvenu à la même conclusion. Je trouve assez marrant de citer Carl R. Rogers dont on se sert tant dans les milieux en mal de convivialité qui voudraient des écoles à visage humain. Professeurs, une seule solution : la démission.
On ne peut accepter que ce qu’on a vérifié soi-même (cette « vérification » n’a rien à voir avec les poids et mesures, et la reconnaissance de quelque chose qu’on croit vrai peut passer à travers ce que j’appelle la « confiance »). Je ne peux nier le fait que le savoir se transmette dans l’histoire des hommes. Ce que je rejette, c’est la confusion entre cette transmission et l’idée d’éducation qui reste une mainmise sur l’enfant. Même dans certains de ces lieux anti-scolaires que toi et moi avons visités, ce souci pédagogique planait sur l’apparent refus des apprentissages (il s’agissait de « mieux apprendre » qu’à l’école). Dans d’autres, il est vrai, il était clair qu’on apprenait ensemble du seul fait de la cohabitation ; comment pourrait-on vivre à plusieurs sans s’enseigner mutuellement, tous âges mêlés ? N’apprend-on pas sans cesse dès qu’on se trouve près d’enfants, ne serait-ce que parce que leur curiosité est illimitée ? Vivre avec des adultes qui en ont gardé quelque chose n’est pas désagréable non plus. Ah bien sûr, cela suppose qu’on puisse se parler et s’écouter. Ce n’est pas partout possible. Je sais qu’il existe des adultes qui se taisent toujours quand surviennent des mômes. Si j’avais dû vivre cela en mon enfance, assurément j’en serais devenue folle. Quel cauchemar que ce silence ou ce « parlons d’autre chose » ! Les « conversations d’adultes » ne sont toujours que moches. Parmi mes amies(is) je n’en connais aucune(n) qui se permettrait de cacher quelque chose à un enfant sous le seul prétexte qu’il est un enfant. La pusillanimité de certains n’est qu’un manque de générosité comme, trop souvent, tout ce qu’on appelle à tort politesse et qui ne demeure qu’une façon de rester sur son quant-à-soi.
Comment établir des rapports d’intelligence avec le monde quand les rapports avec les gens sont falsifiés ?
Il est un fait que, dans notre entourage, si le plus grand nombre continue à s’affoler à l’idée que tu puisses n’obtenir jamais aucun diplôme, personne n’a jamais exprimé la crainte que tu sois moins instruite ou moins cultivée que d’autres. Et pour cause. N’es-tu pas « normalement constituée », donc réceptive à tout ce qui circule autour de toi ? T’a-t-on jamais caché quoi que ce soit ?
Comprendre les circonstances au milieu desquelles on se trouve suppose, je suppose, qu’on se soit individualisé ; et l’on se montre surpris que l’adolescent « doive » s’opposer au monde pour se situer. Mais l’a-t-on jusqu’alors regardé lui-même ou n’a-t-on vu en lui que l’enfant, celui à qui on ne peut parler que d’enfantillages ?
Parmi les enfantillages, toute cette culture de pacotille qui, loin d’aider à comprendre votre propre vie, vous oblige à ne tirer de l’histoire, la chimie ou la littérature qu’un savoir en « kit ». Avoir fait de la culture — notre héritage — une aliénation de plus est un tour de force, reconnaissons-le. C’est sorti de l’école qu’on apprend à parler, à penser, à regarder et qu’on peut enfin seulement accéder à son désir de se considérer soi par rapport aux autres. Ici commence l’aventure.
L’aventure de la connaissance. Aventure amoureuse entre toutes.
Savoir est de l’ordre des acquisitions, lesquelles sont fixes et limitées. Connaître est un mouvement de l’être vers le monde : une venue au monde dans la conscience qu’on fonde un rapport, un lien avec lui. C’est de la solitude originelle et de la séparation natale que jaillit le désir d’établir un rapport. La connaissance relie l’être à ce dont il naît séparé.
Les Grecs ont toujours su que l’attirance qu’on éprouvait pour elle était du même ordre que le désir le plus érotique ; au banquet donné en l’honneur d’Agathon, Alcibiade, beau entre tous, brillant, trop brillant, fait l’éloge de Socrate, de ses beautés secrètes ; c’est pour acquérir son étrange savoir qu’il a tenté de le séduire[15]. Et si les convives rient de cet aveu candide, nul cependant ne s’en étonne.
La connaissance est un mouvement amoureux porté par fascination, désir, passion, tendresse. Dans cela qui nous attire ainsi, l’amour n’est nullement une analogie. Ce n’est pas comme une histoire d’amour ; ce qu’on appelle ordinairement « histoire d’amour » est une histoire de connaissance, la recherche et l’invention du sens.
Avec ses savoirs bavards, l’école nous fait perdre du temps, jamais elle n’apprendra à aimer. Ne serait-ce déjà que parce qu’elle falsifie la solitude, « socialisant » à outrance le tout-petit qui n’a besoin pour se repérer dans le monde que de prendre conscience de sa singularité. L’instruction obligatoire n’est pas un mode de formation parmi d’autres, mais celui qui les confisque tous, qui confisque toute volonté de connaître, c’est-à-dire de se reconnaître en manque et en désir de sens. À la découverte de ce qui n’est pas soi et au trouble si émouvant qu’il en ressent, l’enfant répond plus ou moins timidement par sa première ouverture. Premier risque, première réponse aimante au Secret. Et c’est alors que l’envahisseur étranger, le scolaire, pénètre dans cette brèche du désir de comprendre.
Peut-être qu’après des années de cette occupation, l’enfant possède quelques savoirs au-dedans de lui, mais qu’est-il advenu de ce qui aurait démultiplié sa conscience d’être en désir de ce qui n’est pas lui, de ce qui n’est pas encore lui ?
Ainsi, Marie, les gens sont en général minuscules et ils sont rares ceux qui nous émerveillent par la grandeur de leur être. Ceux-là aiment d’amour les étoiles, les insectes, la géométrie, les corps, les idées ; le monde leur appartient. Des noms communs ils ont su faire des noms propres. On s’étonne de leur disponibilité, c’est qu’ils sont entrés dans la connaissance avec l’ardeur du désir des amants : tout leur est bon, en vérité. Cette bonté du monde nous est extérieure mais n’est que par nous, l’extérieur n’est que par nous. Et pourtant, comme il est vrai que ce qui nous est autre est absolument autre !
Tout le miracle de l’amour, tout le miracle de la connaissance se noue dans ce somptueux mystère. Savoir et posséder nous limitent. L’école se réclame de la « transmission du savoir », massacrant par là même nos envies originales et particulières de nous avancer en manque vers le monde pour nous l’approprier et nous grandir à sa mesure.
Marie, je t’ai voulue au monde, mise en ce monde et cet acte supposait de ma part une certaine foi en ce qui était à même de se créer entre lui et toi. Mais cette création n’était possible qu’à partir de toi seule et toute éducation aurait miné tes énergies. Je n’ai rien prévu dans l’infinité de ce qui pouvait être. Simplement j’ai cru en cela et l’ai défendu contre tout ce qui t’aurait empêchée d’accéder au désir de t’y engager.
J’aime que depuis l’âge de quatre ans, cela va faire presque dix ans, tu continues à demander « ce qui fait l’origine des choses ». Les enfants cessent ordinairement d’être métaphysiciens à l’âge de raison. Mais toi, tu ne te contentes pas de mon silence et restes bravement face à la béance. Rien ne te détournera de ton désir de comprendre.
Si j’étais professeur, je fondrais d’émotion devant les enfants rêveurs et distraits. Si peu de gens se créent leur univers. Parmi ceux qui sont dans les nuages, fuyant les cours, les visionnaires, les utopistes, les fantasques, les poètes, les contemplatifs, bref les créateurs. Au mieux, en marge de leurs rédactions, sera-t-il noté en rouge : « De l’intuition mais un manque de rigueur », ce qu’on traduira sans doute toujours par : « Il n’est pas bête, mais… » Si elle ne sert pas, en sciences par exemple ou en philo, à faire la trouée puis s’effacer derrière le raisonnement logique, l’intuition passe tout juste pour une pâle compagne de la folle du logis. Elle m’apparaît pourtant à moi comme une disponibilité de l’esprit aux liens multiples entre les choses. À partir d’un détail, elle est cette échappée sur un horizon qui s’offre à la pensée ; je n’ai pas vu tes cils, puis le rose de ta bouche, puis ton front, j’ai vu ton visage, mais si je veux le peindre, alors il y aura un tracé, une recherche de couleur et je réinventerai, dans le temps, ton image. Ainsi de mon raisonnement qui pourrait tenter de recréer la joie d’avoir perçu et connu telle vérité, mais rien ne l’y oblige et il faut être dans une civilisation de l’effort pour vouloir des intuitifs qu’ils plient forcément leur vision du monde aux exigences discursives.
Dès les premiers jours d’école, comprendre est assimilé à apprendre ; pseudo-rationalisation de la leçon de choses. Expliquer revient à empêcher l’étonnement : l’objet tombe parce que « tous les corps matériels s’attirent en raison directe de leurs masses et en raison inverse du carré de leur distance ». Mais ce « parce que » est-il réductible à ce qu’on m’en dit ? Ce que j’en dis, moi, n’est peut-être pas compatible avec ce qu’affirme la maîtresse… Qu’importe aux enseignants, les choses étant ce qu’elles sont et rien de plus. La nécessité d’une mythologie personnelle leur échappe bien évidemment.
Ils ont l’aplomb quelquefois de rapporter la formule apollinienne inscrite au fronton du temple de Delphes : « Connais-toi toi-même » et personne ne leur répond : « Alors, silence ! » Le pire, c’est que les éducateurs ne voient là pour la plupart qu’une vague introspection psychologique, ici encore, parce qu’ils confondent immanquablement savoir et connaître. Quand ils savent des trucs sur leur tempérament ou leurs comportements, ils s’imaginent se connaître. Ils ne se sont souvent réduits qu’à des mécanismes de psychologie. Il doit se retourner dans sa tombe, le père Freud qui écrivait à la fin de ses jours : « Si je devais recommencer ma vie, je me consacrerais à la recherche psychique plutôt qu’à la psychanalyse[16]. » L’une de ses conférences sur « La psychanalyse et la télépathie » montre en tout cas qu’il se faisait de ce qu’on appelle l’inconscient une vision bien moins formaliste que celle de ses successeurs.
Se connaître soi-même n’est pas le but mais le chemin. Tant qu’on est vivant, les frontières reculent. Rien ne vaut davantage notre peine que d’approcher sans peur le noyau de notre ardeur. Peut-être que la vie n’a pas de sens, mais vivre sans chercher à réaliser son plus profond désir me semble en tout cas un contresens.
Comment pourrait-on se réfléchir alors que quelqu’un ne cesse quelque sept heures par jour de parler devant vous de n’importe quoi d’autre que de vous ?
À l’âge où l’on découvre avec passion comment se coule sa pensée dans une autre, comment elle se met en doute elle-même, se corrige, recherche ses alliées, rien n’est plus exaspérant que d’être constamment dérangé. (Heureusement, la méditation n’est pas utile aux programmes et nul ne l’enseigne ; on se contente — c’est un moindre mal — de l’empêcher.)
On ne peut que se féliciter de ce que les pédagogues aient tort en affirmant que les jeunes ont plus d’énergie pour apprendre et que tout vieillissement signifie usure de nos facultés intellectuelles… Le temps en effet supplée à cette déperdition réelle en apportant des possibilités toujours nouvelles d’interactions entre nous et ce qui n’est pas nous. Les fluctuations présentes ne s’ajoutent pas mais se multiplient par notre passé. Ainsi vieillir n’est qu’occasions de reprendre ce qui a eu lieu pour en extraire une signification présente. Libre à toi de rire de la manière dont je me console de ce qu’on perde ainsi à l’école sa jeunesse.
Cela dit, ça ne serait pas plus mal d’éviter le gaspillage de la pensée entre zéro et vingt ans. Notre cerveau contient six milliards de cellules nerveuses. Chacune d’elles peut se relier à vingt-cinq mille autres. Le nombre des interconnexions possibles a de quoi faire vaciller l’esprit… Nous soupçonnons avec bonheur l’existence de formes de la pensée que nous ne connaissons pas. Apprendre et se souvenir sont bien autre chose que ce qu’en disent les mécanistes.
Je prends quand ça me convient les drogues qui m’enchantent. Jusqu’ici tu n’as pas encore désiré t’en approcher. Peut-être que cela te sera inutile. À peu près une fois par an, je m’offre la voie luxueuse. Tu es témoin de tout ce que j’en ai tiré. À l’heure actuelle, ce mode de connaissance est volé à la crapulerie des pouvoirs en place. Il est toujours ridicule de réclamer une libéralisation de la loi ; nous prenons ce qui nous agrée. Le feu qui a fait de nous des hommes créateurs a été, par Prométhée, dérobé aux dieux.
Je ne m’étonne nullement de ce qu’aucune drogue ne t’ait encore tentée. L’esprit d’enfance consiste à regarder la vie avec une naïveté superbe et il faut déjà l’avoir oublié pour aimer la retrouver, la travailler, lui faire exprimer une pensée différente. L’enfant est naturellement drogué par la vie elle-même. Toujours il évolue dans cet « état » bizarrement appelé « second » et qui est l’état premier, celui de l’immense surprise.
L’enfant connaît. La blessure de la méchanceté l’a transpercé et marqué tout bébé la première fois qu’il a perçu la haine dans le regard de sa mère ou de son père. Haine classique de quelques instants chez les « meilleurs parents du monde » peut-être à l’issue d’une nuit d’insomnie, mais haine authentique, inoubliable, inscrite. Dès lors, l’enfant connaît la mort, la solitude en amour, il a subi l’essentiel de la douleur. Il en est encore tout violenté ; sa vulnérabilité étrange est celle-là même qu’on retrouve dans l’hypersensibilité propre à l’état où l’on entre quand on absorbe du L.S.D. Je n’entends jamais les hurlements d’une colère enfantine sans me dire : « Il a compris. »
Il est bon, il est utile de pouvoir retrouver son esprit d’enfance. Bruno Bettelheim a écrit une très belle page[17], entre autres, sur ce qu’on appelle à tort et à travers la régression. Il dénonce cette conception ridicule selon laquelle certains comportements sont ou devraient être limités à un âge spécifique et analyse très bien l’étroitesse d’esprit occidentale qui conçoit la progression comme étant une démarche du moins vers le plus. Je pense à ces paragraphes quand on me dit : « Supprimer l’école est une régression. » Je ne retourne pas en arrière, je tire de mon expérience passée ce qui est bon pour mon avenir. Si je joue ou fais un câlin « comme quand j’étais petite », c’est bien dans mon âge que je le fais, et c’est ma façon, consciente de tout ce qui s’est passé après mon enfance, de vivre au mieux la situation présente. Je n’espère pas revenir au temps d’avant l’école obligatoire ; je veux celui d’après l’école obligatoire.
Je répète à la suite de Métrodore : « Je ne sais qu’une chose : que je ne sais rien », je le dis à l’issue de trente-sept ans où je n’ai fait qu’apprendre et désapprendre, et non avec ce regret lancinant de n’avoir rien fait que j’ai connu à la fin de mes études. L’insatisfaction intellectuelle ne m’est plus amère : je n’ai connu le bonheur, exclusivement, qu’auprès de ceux qui vivaient d’elle. J’ai aimé qu’elles et ils brûlent du désir de comprendre et que jamais elles et ils ne s’arrêtent à aucune réponse. Pas forcément toujours dans la souffrance, car le goût de comprendre peut aussi se couler en une tendresse vraie pour la connaissance. Mais la souffrance est rarement absente d’un tel désir. Souffrance de la fuite du sens, de la nuit, mais aussi de la simple fatigue.
« Bien comprendre que chaque mot est un préjugé », écrit Sulivan dans L’Écart et l’Alliance. Oh oui, ma grande petite fille, on apprend à parler bien plus tard qu’on ne le dit ! Si on connaissait la définition de chaque mot employé, on pourrait entre humains se comprendre, peut-être vivre ensemble. Mais il faudrait connaître la définition de connaître, définition, chaque, mot, employer… Nul amour, nulle amitié qui ne commence par des balbutiements, puis vient éventuellement le temps où l’on construit des phrases. L’amour est aussi une question de grammaire.
Que rien ne t’empêche jamais d’entendre le monde… Je vis l’agréable ignorance de ce que tu préféreras. Aimeras-tu la physique, la danse, le commerce, la chirurgie ? Tout est possible. Tout. Parce que aucune école n’a pu te priver du goût de l’étude.
Quand je parle du « désir de comprendre », je veux parler très exactement de ce vertige d’être attiré à l’extérieur de soi qui se conjugue à la volonté inflexible d’aller vers. Désirer comprendre, c’est le vouloir. Dès lors, qu’importe tout obstacle. Ta volonté seule gouvernera tes convoitises et aspirations. À toi la force, petite fille.
En 1842, Stirner, dans Le faux principe de notre éducation, rejette tout autre apprentissage pour l’enfant que celui de la critique, du refus. La créativité intellectuelle, dit-il, n’est possible que pour des esprits libérés de toute autorité, capables de reconnaître la fragilité de tous les savoirs. La subordination à un absolu ne peut qu’entraîner la perte de soi. Le but ultime de l’éducation ne peut être le savoir, mais le vouloir. « La vérité elle-même ne consiste en rien d’autre que dans le fait de se révéler soi-même, et cela implique la découverte de soi-même, la libération à l’égard de tout ce qui est étranger, l’extrême abstraction ou l’abolition de toute autorité, la naïveté reconquise. De tels hommes tout à fait vrais ne sont pas fournis par l’école, s’il y en a néanmoins, ils le sont malgré l’école[18]. »
- ↑ Au péril de la science ?, Albert Jacquard, Seuil, 1982.
- ↑ Cf. Le Nouvel Observateur du 11 septembre 1982.
- ↑ Cf. « Des enfants normaux aux écoliers anormaux », dans Le Monde du 3 juillet 1981.
- ↑ Cf. Le Nouvel Observateur du 11 septembre 1982.
- ↑ Cf. Mes idées, Jean Piaget, Bibliothèque Médiations, Denoël Gonthier, 1977.
- ↑ Cf. Six expériences de psychologie, Jean Piaget, Denoël Gonthier, 1964.
- ↑ Cf. Piaget à l’école, M. Schwebel et J. Raph, Denoël Gonthier, 1976.
- ↑ Cf. « Les surdoués », C. Bert, dans Le Monde de l’éducation, novembre 1978.
- ↑ À hurler le soir au fond des collèges, Claude Duneton avec la collaboration de Frédéric Pagès, Seuil, 1984.
- ↑ Le pédagogue n’aime pas les enfants, Henri Roorda, Delachaux et Niestlé, 1973.
- ↑ Dans La Pratique du calcul C.M.1, Henri Bréjaud, Nathan.
- ↑ * Avant la création des IUFM, c’est dans les « écoles normales » qu’étaient formé-es les instituteurs et institutrices.
- ↑ Grevisse est l’auteur d’un fameux livre de grammaire.
- ↑ « Proverbes d’enfants », dans Communes mesures, op. cit.
- ↑ Le Banquet, Platon, 217a.
- ↑ Dans Collected Psychological Papers of Sigmund Freud, Hogarth, Londres, 1961.
- ↑ La Forteresse vide, op. cit.
- ↑ Le faux principe de notre éducation, Max Stirner, Aubier-Montaigne, Bibliothèque sociale, 1974.