Traduction par Alexandre Dumas.
Michel Lévy (Tome 1 et 2p. 92-109).

XXXII

Le jour commençait à poindre sur les clairières de la forêt, chaque feuille rayonnait d’une perle de rosée, la biche conduisait son faon de l’abri des hautes bruyères jusqu’aux endroits plus découverts du bois, et le chasseur n’y était pas encore à l’affût du cerf majestueux marchant à la tête de sa jeune famille.

Les outlaws étaient tous assemblés autour du chêne de l’Arc, dans le Hart-Hill-Walk, où ils avaient passé la nuit à se remettre des fatigues du siége, les uns en recourant au vin, les autres au sommeil, beaucoup en faisant le récit des événements du jour et en calculant le prix du monceau de butin que la victoire avait mis à la disposition de leur chef.

Les dépouilles, en effet, étaient très considérables ; car, bien que le feu eût beaucoup détruit, une grande quantité de vaisselle d’or et d’argent, de riches armures et de magnifiques vêtements avaient été sauvés par les efforts des intrépides outlaws, insensibles à tous les dangers lorsque de pareilles dépouilles étaient leur récompense.

Telle était cependant la rigueur de leurs lois, que pas un d’entre eux n’avait osé s’approprier la moindre partie du butin ; tout fut entassé en un seul monceau pour que le chef en fît lui-même la distribution.

Le lieu du rendez-vous était un vieux chêne ; mais ce n’était pas le même arbre sous lequel Locksley avait précédemment conduit Gurth et Wamba. Cet arbre était situé au centre d’un amphithéâtre boisé, à un demi-mille du château détruit de Torquilston.

Ce fut là que Locksley prit place sur un trône de gazon, construit sous les branches touffues du chêne gigantesque, et tous ses compagnons forestiers se groupèrent autour de lui. Il assigna au chevalier noir une place à sa droite et fit asseoir Cédric à sa gauche.

— Pardonnez-moi ma liberté, nobles sires, leur dit-il, mais, dans ces clairières, je suis roi ; elles forment mon royaume, et mes rudes sujets, que vous voyez, respecteraient peu mon pouvoir, si, dans mes domaines, je cédais la préséance à qui que ce fût. Maintenant, archers, qui a vu notre chapelain ? où est notre joyeux ermite ? Une messe commence bien la journée.

Personne n’avait vu le clerc de Copmanhurst.

— Dieu nous protége ! dit le chef des outlaws, j’espère que ce joyeux prêtre n’aura été retenu que par l’attrait de la bouteille. Quelqu’un l’aurait-il vu depuis la prise du château ?

— Moi ! s’écria le meunier ; je l’ai vu rôdant autour de la porte d’un cellier, et jurant par tous les saints du calendrier qu’il saurait le goût du vin de Gascogne de Front-de-Bœuf.

— Alors, fassent les saints qu’il n’ait pas vidé trop de bouteilles et qu’il n’ait été enseveli sous les décombres du château ! Va, meunier, prends avec toi assez d’hommes, fouille la place où tu l’as vu la dernière fois, jette l’eau du fossé sur les ruines brûlantes : je les retournerais pierre à pierre pour retrouver mon brave chapelain.

Le grand nombre d’archers qui se précipitèrent pour accomplir ce devoir, au moment où la distribution du butin allait avoir lieu, prouva combien la troupe avait à cœur la sûreté de son père spirituel.

— En attendant, continuons notre affaire, dit Locksley ; car, lorsque cette action audacieuse aura été ébruitée, les bandes de de Bracy, de Malvoisin, et des autres alliés de Front-de-Bœuf se mettront en marche contre nous, et nous ferons bien, pour notre sécurité, de nous éloigner d’ici. — Noble Cédric, continua-t-il en se tournant vers le Saxon, nous avons partagé ce butin en deux portions égales ; choisis celle qui te convient pour la distribuer parmi ceux de tes vassaux qui nous ont secondés dans cette entreprise.

— Brave yeoman, répondit Cédric, mon cœur est chargé de tristesse ; le noble Athelsthane de Coningsburg, le dernier descendant du saint Confesseur, n’est plus ! Avec lui, nos espérances sont perdues sans retour ; l’étincelle qui vient de s’éteindre dans son sang ne peut être rallumée par aucun effort humain. Mes gens, sauf le petit nombre qui m’entoure en ce moment, n’attendent que ma présence pour transporter ses restes honorés à leur dernière demeure. Lady Rowena désire retourner à Rotherwood, et il faut qu’elle soit escortée par une force suffisante. J’aurais donc déjà quitté ces lieux, si je n’avais attendu, non le partage du butin, car, s’il plaît à Dieu et à saint Withold, ni moi ni aucun des miens nous ne toucherons la valeur d’un penny ; si je n’avais attendu pour te faire mes remerciements, à toi et à tes braves yeomen, d’avoir sauvé la vie et l’honneur à ma noble pupille.

— Non, non, dit le chef outlaw, nous n’avons fait tout au plus que la moitié de la besogne ; prends dans ce butin ce qu’il faut pour récompenser tes voisins et tes serviteurs.

— Je suis assez riche pour les récompenser de mes propres biens, répondit Cédric.

— Et quelques-uns d’entre eux, dit Wamba, ont été assez sages pour se récompenser eux-mêmes. Tous ne sont pas partis les mains vides, nous ne portons pas tous la marotte.

— Ils en étaient les maîtres, dit Locksley ; nos lois ne sont obligatoires que pour nous-mêmes.

— Mais, toi, mon pauvre varlet, dit Cédric en se retournant pour embrasser le bouffon, comment pourrai-je te récompenser, toi qui n’as pas craint d’affronter les chaînes et la mort pour te mettre à ma place ? Tous m’abandonnaient et le pauvre fou resta seul fidèle.

Une larme brilla dans l’œil du vieux thane tandis qu’il parlait, marque de sympathie que la mort même d’Athelsthane ne lui avait pas arrachée ; mais il y avait, dans l’attachement à moitié instinctif de son bouffon, quelque chose qui secouait sa nature d’une manière plus énergique que la douleur même.

— Eh ! mais, dit le bouffon en s’arrachant aux étreintes de son maître, si vous payez mon service avec l’eau de vos yeux, il faudra que le bouffon pleure de compagnie, et alors que deviendront ses fonctions ? Tenez, mon oncle, si vous voulez vraiment me faire plaisir, je vous prie de pardonner à mon camarade Gurth, qui a dérobé une semaine à votre service pour la donner à votre fils.

— Lui pardonner ?… s’écria Cédric. Non seulement je lui pardonne, mais encore je le récompense. Agenouille-toi Gurth.

Le porcher fut en un instant aux pieds de son maître.

Theow and esne (ni serf ni esclave) tu n’es plus, reprit Cédric le touchant d’une baguette ; folk free sacless (homme libre et dans la loi) tu es, dans la ville et hors de la ville, dans les champs comme hors de la forêt. Je te fais don de quarante arpents de terre dans mes domaines de Walbrugham, que je cède, pour moi et les miens, à toi et aux tiens, à jamais et pour toujours ; et que la malédiction du Ciel descende sur la tête de celui qui révoquerait ce don !

Ravi d’être sorti de servage, enchanté de se trouver homme libre et propriétaire, Gurth sauta sur ses pieds et bondit deux fois presque à la hauteur de sa tête.

— Un forgeron et une lime ! cria-t-il, pour enlever ce collier du cou d’un homme libre. Mon noble maître, votre don a doublé ma force, et je me battrai pour vous avec un double courage ; il y a un cœur libre dans ma poitrine. Je me sens tout changé et tout change pour moi. Ah ! Fangs, ajouta-t-il, te voilà (car le fidèle animal, en voyant son maître ainsi transporté, s’était mis à sauter sur lui pour lui exprimer sa sympathie) ; connais-tu encore ton maître ?

— Oui, dit Wamba, Fangs et moi, nous te connaissons encore, Gurth, quoique nous portions toujours le collier ; c’est toi qui sans doute nous oublieras bientôt et t’oublieras toi-même.

— Je m’oublierai en effet moi-même avant de t’oublier, bon camarade, répondit Gurth, et, si la liberté te convenait, Wamba, ton maître te la donnerait.

— Non, non, dit Wamba, je ne te porterai jamais envie, frère Gurth ; le serf reste assis au coin du feu pendant que l’homme franc est obligé d’aller à la guerre. Que dit Oldhelm de Malmesbury : « Mieux vaut un fou dans un festin qu’un sage dans une escarmouche. »

Un piétinement de chevaux se fit alors entendre, et lady Rowena parut, entourée de plusieurs cavaliers et d’une troupe encore plus nombreuse de fantassins, agitant leurs piques et faisant résonner leurs haches en signe de joie pour sa délivrance.

La belle Saxonne elle-même, richement vêtue et montée sur un palefroi d’un brun foncé, avait repris toute la distinction de ses manières. Une pâleur inaccoutumée révélait seule ce qu’elle avait souffert ; son front délicat, quoique assombri encore, paraissait animé à la fois par une pensée d’espérance et par un sentiment de gratitude. On lui avait appris qu’Ivanhoé vivait et qu’Athelsthane était mort. La première nouvelle avait rempli son cœur du plus sincère ravissement, et, si la seconde ne l’avait pas profondément affligée, on peut lui pardonner en songeant que, par là, elle se voyait affranchie de la seule contradiction que lui eût jamais fait éprouver son tuteur Cédric.

Lorsque Rowena dirigea son cheval vers le trône de Locksley, le vaillant yeoman et tous ses archers se levèrent pour la recevoir, comme par un instinct naturel de courtoisie ; le sang afflua à ses joues lorsque, saluant de la main et inclinant la tête si bas que ses belles tresses pendantes se mêlèrent pour un moment à la crinière flottante de son palefroi, elle exprima en peu de mots, mais en termes flatteurs, sa reconnaissance envers Locksley et ses autres libérateurs.

— Que Dieu vous bénisse, hommes braves ! ajouta-t-elle, que Dieu et Notre-Dame vous bénissent et vous récompensent de vous être si vaillamment exposés pour la cause des opprimés ! Si jamais quelqu’un de vous a faim, souvenez-vous que Rowena peut le nourrir ; si vous avez soif, qu’elle a maints muids de vin et d’ale brune ; et, si les Normands vous expulsent de ces forêts, Rowena a aussi des forêts où ses vaillants défenseurs pourront errer en pleine liberté sans qu’aucun garde vienne jamais leur demander quelle flèche a abattu le daim.

— Bien des grâces, noble lady ! répondit Locksley ; je vous remercie pour mes compagnons et pour moi ; mais c’est déjà une récompense que de vous avoir sauvée ; nous qui errons sous la feuillée, nous avons plus d’une chose à nous reprocher, mais la délivrance de lady Rowena sera peut-être admise là-haut comme expiation.

Rowena, les ayant salués de nouveau, se disposait à prendre congé d’eux ; mais, s’étant arrêtée un instant pendant que Cédric, qui devait l’accompagner, faisait aussi ses adieux, elle se trouva inopinément près du prisonnier de Bracy.

Il était debout sous un arbre, absorbé dans une profonde rêverie, les bras croisés sur sa poitrine, et Rowena espérait pouvoir passer devant lui inaperçue ; mais il leva les yeux, et, à la vue de la noble Saxonne, le rouge de la honte lui monta au visage ; un instant il demeura irrésolu ; puis, s’avançant vers elle, il saisit les rênes de son palefroi et plia un genou en terre.

Lady Rowena daignera-t-elle jeter les yeux sur un chevalier captif, sur un soldat déshonoré ?

— Messire chevalier, répondit Rowena, dans des entreprises telles que les vôtres, le déshonneur se trouve dans le succès et non dans la défaite.

— Le triomphe, madame, doit adoucir le cœur, répondit de Bracy. Que j’apprenne seulement que lady Rowena pardonne la violence occasionnée par une passion funeste, et elle verra bientôt que de Bracy sait la servir plus noblement.

— Comme chrétienne, je vous pardonne, sire chevalier, dit Rowena.

— Ce qui signifie, insinua Wamba, qu’elle ne lui pardonne pas du tout.

— Mais, continua Rowena, je ne pourrai jamais oublier les malheurs et la désolation qui sont résultés de votre folie.

— Lâche la bride du cheval de cette dame ! s’écria Cédric en accourant vers eux. Par le soleil qui nous éclaire ! sans la honte qui me retient, je te clouerais en terre avec mon javelot ; mais sois bien assuré, Maurice de Bracy, que tu porteras la peine de la part que tu as prise à cette infâme action.

— Il menace sans danger, celui qui menace un prisonnier, dit de Bracy ; mais quand un Saxon connut-il jamais un sentiment de courtoisie !

Puis, se retirant de quelques pas en arrière, il laissa passer Rowena.

Cédric, avant de s’éloigner, témoigna sa reconnaissance particulière au chevalier noir, et le pria vivement de les accompagner à Rotherwood.

— Je sais, dit-il, que vous autres, chevaliers errants, vous aimez à porter votre fortune au bout de votre lance, et que vous ne vous souciez guère des terres ni des biens ; mais la guerre est une maîtresse inconstante, et, même pour le champion dont le métier est d’errer çà et là, un foyer est quelquefois désirable. Tu en as un dans les salles de Rotherwood, noble chevalier. Cédric est assez riche pour réparer les torts de la fortune, et tout ce qu’il possède est à la disposition de son libérateur. Viens donc à Rotherwood, non comme un hôte étranger, mais comme un fils ou comme un frère.

— Cédric m’a déjà rendu riche, répondit le chevalier : il m’a appris à connaître le prix de la valeur saxonne. J’irai certainement à Rotherwood, brave Saxon, j’irai avant peu ; mais en ce moment, des affaires pressantes et importantes m’éloignent de ta demeure. Au surplus, quand j’y viendrai, il se peut que je te demande un sacrifice qui mette ta générosité à l’épreuve.

— Il est accordé d’avance, s’écria Cédric en frappant de sa main ouverte sur la paume gantelée du chevalier noir ; il est accordé d’avance, dût-il exiger la moitié de ma fortune !

— N’engage pas ta parole si légèrement, reprit le chevalier au cadenas ; cependant, j’espère bien obtenir le don que je demanderai. En attendant, adieu !

— Il me reste à te dire, ajouta le Saxon, que, pendant les funérailles du noble Athelsthane, je résiderai dans les murs de son château de Coningsburg. Il sera ouvert à tous ceux qui voudront prendre part au banquet mortuaire, et je parle au nom de la noble Édith, mère du malheureux prince… Le château de Coningsburg ne sera jamais fermé à celui qui s’est efforcé si courageusement, quoique sans succès, de délivrer son fils du fer et du joug des Normands.

— Oui, sire, s’écria Wamba, qui avait repris son poste auprès de son maître, il y aura là un grand festin. C’est dommage que le noble Athelsthane ne puisse assister au banquet de ses funérailles ; mais, continua le bouffon en levant gravement les yeux vers le ciel, il soupe ce soir dans le paradis, et, sans doute, il y fait honneur à la bonne chère.

— Tais-toi et va-t-en ! dit Cédric, dont la colère, à cette plaisanterie inopportune, fut tempérée par le souvenir des services récents de Wamba.

Rowena salua gracieusement le chevalier au cadenas en signe d’adieu ; le Saxon invoqua pour lui la bénédiction de Dieu ; puis il se mit en route à travers une large clairière de la forêt.

À peine les avait-on perdus de vue, qu’un cortége se montra tout à coup dans le bois vert, fit lentement le tour de l’amphithéâtre champêtre, et suivit la même direction que Rowena et sa suite.

C’étaient les moines d’un couvent voisin, qui, dans l’espérance de la généreuse donation, ou sout-seat, que Cédric avait promise, suivaient d’un pas lugubre et mesuré, et en chantant des hymnes, le catafalque où le corps d’Athelsthane avait été placé, et que des vassaux portaient sur leurs épaules au château de Coningsburg, où il devait être déposé dans le tombeau d’Hengist, dont le défunt terminait la longue descendance.

Un grand nombre de ses vassaux s’étaient réunis à la nouvelle de sa mort, et suivaient la bière avec toutes les marques au moins extérieures de l’abattement et de la douleur.

Les outlaws se levèrent une seconde fois, et spontanément rendirent à la mort le même hommage qu’ils venaient de rendre à la jeunesse et à la beauté. Le chant solennel et le pas lugubre des prêtres rappelèrent à leur souvenir ceux de leurs camarades qui avaient succombé dans le combat de la veille. Mais ces souvenirs sont fugitifs chez ceux qui mènent une vie d’aventures et de périls, et, avant que le son de ce chant funèbre eût cessé de se faire entendre, les outlaws s’étaient remis à la distribution du butin.

— Vaillant champion, dit Locksley au chevalier noir, toi, sans le grand cœur et le bras fort duquel notre entreprise eût entièrement échoué, te plairait-il de prendre dans cette masse de dépouilles ce qui te conviendra le mieux, afin de rappeler à ton souvenir le chêne de l’Arc ?

— J’accepte ton offre aussi franchement qu’elle est faite, répliqua le chevalier, et je te demande la permission de disposer de sir Maurice de Bracy selon mon bon plaisir.

— Il t’appartient, reprit Locksley, et bien lui en prend ; sans cela, l’oppresseur eût orné la plus haute branche de ce chêne, avec autant de ses francs compagnons que nous en aurions pu rassembler, et que nous aurions suspendus autour de lui aussi pressés que des glands ; mais il est ton prisonnier, et sa vie est en sûreté, eût-il même tué mon père !

— De Bracy, dit alors le chevalier, tu es libre, tu peux partir ; celui dont tu es le prisonnier dédaigne une basse vengeance du passé ; mais prends garde à l’avenir, il pourrait te devenir funeste ! Maurice de Bracy, je te le répète, prends garde !

De Bracy s’inclina profondément sans répondre, et il allait se retirer quand les yeomen firent pleuvoir sur lui une grêle de malédictions et de sarcasmes.

Le fier chevalier s’arrêta tout à coup, se retourna vers eux, et, se redressant de toute sa hauteur en croisant les bras, il s’écria :

— Silence, ô chiens glapissants ! vous qui aboyez sur le cerf, mais qui n’oseriez l’approcher quand il est aux abois ; de Bracy méprise vos injures, comme il dédaignait vos éloges. Allez-vous blottir derrière vos broussailles et dans vos souterrains, bandits hors la loi ! Vous devriez garder le silence quand quelque chose de chevaleresque ou de noble se dit, fût-ce à une lieue de vos tanières.

Ce défi maladroit aurait valu à de Bracy une volée de flèches, sans l’intervention prompte et impérative du chef des outlaws.

Pendant ce temps, le chevalier saisit un cheval par la bride, car plusieurs de ceux qu’on avait pris dans les écuries de Front-de-Bœuf, et qui formaient une partie précieuse du butin, étaient à paître aux alentours, couverts encore de leurs harnais. Il se jeta en selle et s’enfonça au galop dans le bois.

Lorsque la confusion causée par cet incident se fut un peu apaisée, le chef des outlaws détacha de son cou le cor de chasse et le baudrier qu’il avait récemment gagnés au tir d’Ashby.

— Noble guerrier, dit-il au chevalier noir, si vous ne dédaignez pas d’accepter ce cor de chasse, qu’un yeoman anglais a porté sur lui, je vous prie de garder celui-ci en souvenir de votre vaillante conduite ; et, si jamais, comme il peut arriver au plus brave chevalier, vous vous trouviez rudement serré dans quelque forêt entre le Trent et le Tees, sonnez trois mots[1] ainsi : Wa-sa-hoa ! et il se pourra faire que vous trouviez des auxiliaires et du secours.

Il souffla alors dans le cor, et répéta à plusieurs reprises l’appel qu’il venait de faire, pour graver dans la mémoire du chevalier les sons qu’il indiquait.

— Grand merci de ton cadeau, brave yeoman, dit le chevalier noir ; dans un danger pressant, je ne demanderai jamais un meilleur soutien que toi et tes braves archers.

Puis, à son tour, il emboucha le cor et fit retentir la forêt des mêmes sons d’appel.

— Bien et clairement sonné ! dit le yeoman ; ma foi, je veux être damné si tu ne connais pas aussi bien le métier des forêts que celui de la guerre ; je parie que tu as été dans ton temps un rude abatteur de daims… Camarades, continua-t-il en s’adressant aux archers, souvenez-vous de ces trois mots ; c’est l’appel du chevalier au cadenas, et celui qui l’entendrait, et qui ne se hâterait pas de courir à son aide, serait fustigé avec la corde de son propre arc, et chassé de notre compagnie.

— Vive notre chef ! s’écrièrent les yeomen, et vive le chevalier noir au cadenas ! Puisse-t-il nous fournir bientôt l’occasion de lui prouver combien nous désirons lui être utiles !

Locksley procéda alors à la distribution des dépouilles, et s’en acquitta avec la plus louable impartialité. La dixième partie du butin fut mise de côté pour l’Église et pour de pieux usages ; une portion fut ensuite consignée à une espèce de trésor public ; une troisième partie fut assignée aux veuves et aux enfants de ceux qui avaient péri, ou bien à faire dire des messes pour l’âme de ceux qui ne laissaient pas de famille après eux. Le reste fut partagé entre les outlaws, selon le rang et le mérite de chacun, et le jugement du chef sur toutes les questions douteuses qui se présentèrent fut rendu avec beaucoup de sagacité, et reçu avec une soumission parfaite.

Le chevalier Noir ne fut pas médiocrement surpris de voir que des hommes vivant ainsi en rébellion contre les lois de la société se gouvernassent entre eux d’une manière si régulière et si équitable, et tout ce qu’il observa ajouta encore à la bonne opinion qu’il avait conçue de la justice et du bon sens de leur capitaine.

Lorsque chacun eut pris la part de butin qui lui était dévolue, et tandis que le trésorier, aidé de quatre vigoureux yeomen, se mettait en devoir de transporter en lieu sûr ce qui appartenait à la société, la portion réservée à l’Église était restée sans maître.

— Je voudrais, dit le chef, avoir des nouvelles de notre joyeux chapelain ; jamais il ne s’est absenté au moment de bénir un festin ou de partager des dépouilles, et c’est à lui de prendre soin de cette dîme de notre heureuse expédition. Peut-être ces fonctions ont-elles servi à couvrir quelques-unes de ses irrégularités canoniques ; j’ai, d’ailleurs, non loin d’ici, un saint frère de son ordre, qui est notre prisonnier, et je voudrais que le moine fût ici pour m’aider à le traiter d’une manière convenable ; mais je crains fort de ne plus revoir notre belliqueux chapelain.

— J’en serais très-fâché, dit le chevalier au cadenas, car je lui suis redevable de la joyeuse hospitalité d’une nuit passée dans sa cellule. Rendons-nous aux ruines du château, peut-être aurons-nous là plus promptement de ses nouvelles.

Tandis qu’il parlait ainsi, une grande clameur parmi les yeomen annonça l’arrivée de celui pour lequel ils craignaient, et on n’en put douter en entendant la voix de stentor du moine, longtemps avant l’apparition du replet personnage.

— Place, joyeux camarades ! s’écria-t-il, place à votre père spirituel et à son prisonnier ! Acclamez encore une fois notre bienvenue. Je viens, noble capitaine, comme un aigle, avec ma proie dans mes griffes.

Puis, se frayant un chemin à travers le cercle, au milieu du rire de tous les assistants, il apparut d’un air de majestueux triomphe, tenant d’une main sa lourde pertuisane, et de l’autre une corde dont une extrémité était attachée au cou du malheureux Isaac d’York, qui, courbé sous le chagrin et la terreur, se laissait traîner par le prêtre victorieux, criant à pleins poumons :

— Où est Allan-a-Dale, pour composer en mon honneur une ballade ou une chanson ? Par saint Hermangild ! ce mauvais ménestrel est toujours absent quand il se présente une occasion de célébrer la valeur.

— Brave ermite, dit le capitaine, je vois que, quoiqu’il soit de bonne heure, tu as assisté ce matin à une messe humide ; mais, au nom de saint Nicolas ! quel gibier nous amènes-tu là ?

— Un captif dû à ma lance et à mon épée, répliqua le clerc de Copmanhurst ; je devrais plutôt dire à mon arc et à ma hallebarde, et cependant je l’ai délivré, par mes saintes instructions, d’une captivité plus sérieuse. Parle, juif, ne t’ai-je pas racheté des griffes de Satan ? Ne t’ai-je pas enseigné ton Credo, ton Pater et ton Ave Maria ? N’ai-je pas passé la nuit entière à boire à ta conversion et à t’expliquer les mystères ?

— Pour l’amour du Ciel ! s’écria le pauvre juif, personne ne me tirera-t-il des mains de ce fou… je veux dire de ce saint homme ?

— Que dis-tu là, juif ? s’écria le moine avec un regard menaçant. Est-ce que tu te rétractes ? Réfléchis ; car, si tu retombes dans ton infidélité, bien que tu ne sois pas aussi tendre qu’un cochon de lait… plût à Dieu que j’en eusse un pour mon déjeuner !… tu n’es pas assez coriace pour ne pas être rôti. Reste fidèle, Isaac ; répète avec moi ton Ave Maria.

— Allons, point de profanations, prêtre enragé ! dit Locksley ; dis-nous plutôt où tu as trouvé ton prisonnier.

— Par saint Dunstan ! répondit le moine, je l’ai trouvé où je cherchais meilleure marchandise. J’étais descendu dans les caves pour voir ce qu’on en pouvait sauver ; car, quoique une coupe de vin chaud avec des épices soit une boisson nocturne digne d’un empereur, il me semblait qu’il y aurait gaspillage à en faire tant chauffer à la fois. J’avais saisi un petit baril des Canaries, et je me disposais à appeler à mon aide quelques-uns de ces drôles de paresseux, qu’il faut toujours chercher lorsqu’il y a une bonne œuvre à faire, quand j’avisai une porte assez solide. « Ah ! ah ! pensai-je, c’est là sans doute que sont les vins de choix, et le coquin de sommelier, dérangé dans ses occupations, a laissé la clef sur la porte. » J’entrai donc, et tout ce que je trouvai fut un amas de chaînes rouillées et ce chien de juif, qui se rendit aussitôt mon prisonnier, secouru ou non secouru. Je n’avais eu que le temps de me rafraîchir, avec ce mécréant, d’une coupe pétillante de vin des Canaries, et j’allais emmener ma capture, quand tout à coup un bruit terrible se fit entendre, les briques d’une tour extérieure descendirent et barrèrent le passage ; que le diable enlève ceux qui ne l’ont pas faite plus solide ! Le fracas d’une tour croulante fut suivi du fracas d’une autre chute. Je perdis tout espoir de la vie, et, considérant que ce serait un déshonneur pour un homme de ma profession de quitter ce monde dans la société d’un juif, je levai ma hallebarde pour lui casser la tête ; mais j’eus pitié de ses cheveux gris, et je pensai qu’il valait mieux déposer ma pertuisane et me servir, pour tenter sa conversion, de mes armes spirituelles ; et, en effet, par la bénédiction de saint Dunstan, la semence est tombée dans un bon terrain ; seulement, je me sens la tête fatiguée de lui avoir expliqué nos saints mystères pendant toute la nuit, cela à peu près à jeun (car on ne saurait compter les quelques gorgées de vin des Canaries dont je me rafraîchissais de temps à autre le gosier). Ma tête est assez étourdie, je l’avoue. Guilbert et Wibbald savent très bien dans quel état ils m’ont trouvé, tout à fait épuisé.

— Nous pouvons rendre témoignage, dit Guilbert, que, lorsque nous avons eu déblayé les ruines, dégagé l’escalier du donjon, avec le secours de saint Dunstan, nous avons trouvé le baril des Canaries à moitié vide, le juif à moitié mort, et le père plus d’à moitié épuisé, comme il dit.

— Vous êtes des drôles, vous mentez ! répliqua le moine offensé ; c’est vous et vos compagnons gloutons qui avez vidé le baril des Canaries, en l’appelant votre coup du matin. Je veux être païen si je ne le destinais pas pour l’usage de notre capitaine ! Mais, au surplus, qu’importe ! le juif est converti, et il comprend tout ce que je lui ai dit presque aussi bien, sinon tout à fait aussi bien que moi-même.

— Juif, demanda le capitaine, est-ce vrai ? As-tu abjuré ta croyance ?

— Puissé-je trouver miséricorde à vos yeux, répondit le juif, comme il est vrai que je n’ai pas compris un mot de tout ce que ce révérend prélat m’a dit pendant cette terrible nuit. Hélas ! j’étais tellement troublé par les angoisses de la crainte et de la douleur, que, si notre vénérable père Abraham lui-même fût venu m’exhorter, il m’aurait trouvé sourd à sa voix.

— Tu mens, juif, tu le sais bien, dit le moine, je ne veux te rappeler qu’un seul mot de notre conférence : tu as promis de donner tous tes biens à notre saint ordre.

— Que tous les patriarches me soient en aide, mes bons seigneurs ! dit Isaac encore plus alarmé qu’auparavant, aucune parole de ce genre n’est sortie de ma bouche. Hélas ! je suis un pauvre vieillard réduit à la misère. Je viens peut-être de perdre ma fille unique. Ayez pitié de moi et laissez-moi partir !

— Non pas, s’écria le moine ; si tu rétractes des vœux faits en faveur de la sainte Église, il faut que tu fasses pénitence.

Et, levant sa lourde hallebarde, il allait en appliquer rudement le manche sur les épaules du juif, lorsque le chevalier Noir l’arrêta ; ce qui attira sur lui la colère du fougueux ermite.

— Par saint Thomas de Kent ! dit-il, si je m’y mets, sire Fainéant, je t’apprendrai, malgré ton habit de fer, à te mêler de tes propres affaires.

— Ne te fâche pas contre moi, dit le chevalier ; tu sais que je suis ton ami juré et ton camarade.

— Je ne sais rien de tout cela, répondit le moine, et je te défie comme un intrus vantard.

— Mais, dit le chevalier, qui semblait prendre plaisir à provoquer son hôte de l’avant-veille, as-tu oublié comment, par amour pour moi (car je ne dis rien de la tentation de la cruche et du pâté), tu as rompu ton vœu de jeûne et de veille ?

— En vérité, dit le père en serrant son poing énorme, je vais t’octroyer un horion[2].

— Je n’accepte pas de pareils présents, dit le chevalier ; je me contenterai de prendre ton soufflet comme un prêt, mais je te le rendrai avec des intérêts tels que jamais ton prisonnier le juif n’en a extorqué dans son trafic.

— C’est ce dont je veux avoir la preuve à l’instant même, dit le moine.

— Holà ! s’écria le capitaine, que fais-tu donc, prêtre enragé ? Une querelle sous notre grand chêne !

— Ce n’est pas une querelle, reprit le chevalier, ce n’est qu’un échange amical de courtoisie. Moine, frappe si tu l’oses, je supporterai ton coup si tu consens à supporter le mien.

— Tu as l’avantage avec ce pot de fer sur la tête, dit le moine, mais voici pour toi. Tu vas tomber, fusses-tu Goliath avec son casque d’airain.

Le frère mit à nu jusqu’au coude son bras musculeux, et, employant toute sa force, il porta au chevalier un coup de poing qui aurait pu assommer un bœuf.

Mais son adversaire resta ferme comme un roc. Un cri immense éclata parmi tous les yeomen rassemblés ; car le coup de poing du clerc était passé chez eux en proverbe, et il y en avait peu d’entre eux qui, au sérieux ou en plaisanterie, n’eussent eu l’occasion d’en connaître la vigueur.

— Maintenant, prêtre, dit le chevalier en ôtant son gantelet, ma tête a un avantage, mon bras n’en aura pas. Tiens-toi ferme, comme un homme de cœur.

Genam meam dedi vapulatori, j’ai donné ma joue au souffleteur, dit le prêtre ; si tu as la force de me faire broncher, mon drôle, je te donnerai pour rien la rançon du juif.

Ainsi parla le prêtre athlétique, en prenant de son côté un air de grand défi. Mais quel est l’homme qui peut lutter contre sa destinée ? Le coup de poing du chevalier fut donné avec tant de force et de si bon cœur, que le moine roula sur l’herbe, au grand étonnement de tous les spectateurs ; mais il se releva sans montrer ni confusion ni colère.

— Frère, dit-il au chevalier, tu aurais dû user de ta force avec plus de ménagement. J’aurais bredouillé la messe si tu m’avais brisé la mâchoire, car celui-là chante mal qui n’a pas toutes ses dents. Néanmoins, voici ma main en témoignage amical que je ne veux plus échanger de coups de poing avec toi, ayant perdu mon pari. Trêve à toute inimitié ! mettons le juif à rançon, puisque le léopard ne change pas de peau et qu’il persiste à rester juif.

— Le prêtre gaillard, dit Clément, a perdu la moitié de sa confiance dans la conversion du juif, depuis qu’il a reçu un bon coup sur les oreilles.

— Chut, rustre !… Que parles-tu de conversion ? dit le moine. N’y a-t-il donc plus de respect ici ? N’y a-t-il plus que des maîtres et point de serviteurs ? Je dis, drôle, que j’étais un peu fatigué quand j’ai reçu le horion du bon chevalier ; sans quoi, j’eusse tenu bon. Mais, si tu en rabâches un mot de plus, je t’apprendrai que je donne toujours autant que je reçois.

— Silence, tous ! cria le capitaine ; et toi, juif, songe à ta rançon. Je n’ai pas besoin de te dire que ta race passe pour maudite dans toutes les communautés chrétiennes, et, crois-moi, nous ne pouvons tolérer ta présence parmi nous. Réfléchis donc à l’offre que tu veux faire, pendant que je vais interroger un autre prisonnier.

— A-t-on pris un grand nombre de soldats de Front-de-Bœuf ? demanda le chevalier Noir.

— Pas un d’assez notable pour être rançonné, répondit le capitaine. Il y en avait quelques-uns de bas étage, que nous avons congédiés pour qu’ils se cherchent un nouveau maître ; nous avions assez fait pour la vengeance et pour le profit ; toute la troupe ne valait pas un quart d’écu ; mais le prisonnier dont je parle est une tout autre prise. C’est un joyeux moine chevauchant pour aller rendre visite à sa belle, à en juger par le harnachement de son cheval, et par ses beaux habits. Voici venir le digne prélat, aussi pimpant qu’un courtisan.

Et l’on vit paraître devant le trône du chef des archers notre ancien ami le prieur de Jorvaulx.

  1. Les notes du cor de chasse étaient autrefois appelées mots, et on les rend, dans les anciens traités de chasse, par des paroles écrites et non par des notes musicales. W. S.
  2. L’échange d’un coup de poing avec le prêtre pétulant n’est pas entièrement contraire au caractère de Richard Ier, s’il faut en croire les romans. Dans un de ces livres très curieux, ayant trait à ses aventures dans la Terre sainte et à son retour de ces contrées lointaines, on rapporte qu’il eut affaire de pugilat à peu près dans le même genre pendant sa captivité en Allemagne. Son adversaire était le fils du principal geôlier, qui avait eu l’imprudence de lui porter un défi pour cet échange de coups de poing. Le roi s’avança comme un homme ferme, et reçut un coup qui l’ébranla. Par compensation, et ayant à l’avance enduit sa main de cire, pratique inconnue, je crois, aux experts modernes de la boxe, il rendit le coup sur l’oreille avec tant d’usure, qu’il tua sur place son adversaire. (Voyez, dans les extraits des romans anglais d’Ellis, celui de Cœur-de-Lion.)
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