Joseph Balsamo/Chapitre XLIX
XLIX
LES CARROSSES DU ROI.
Un murmure criard dans le lointain, mais qui devint plus grave et plus ample en se rapprochant, fit dresser l’oreille à Gilbert, qui sentit tout son corps se hérisser sous un frisson aigu.
On criait : Vive le roi !
C’était encore l’usage alors.
Une nuée de chevaux hennissants, dorés, couverts de pourpre, s’élança sur la chaussée : c’étaient les mousquetaires, les gendarmes et les Suisses à cheval.
Puis un carrosse massif et magnifique apparut.
Gilbert aperçut un cordon bleu, une tête couverte et majestueuse. Il vit l’éclair froid et pénétrant du regard royal, devant lequel tous les fronts s’inclinaient et se découvraient.
Fasciné, immobile, enivré, pantelant, il oublia d’ôter son chapeau.
Un coup violent le tira de son extase ; son chapeau venait de rouler à terre.
Il fit un bond, ramassa son chapeau, releva la tête, et reconnut le neveu du bourgeois qui le regardait avec ce sourire narquois particulier aux militaires.
— Eh bien ! dit-il, on n’ôte donc pas son chapeau au roi ?
Gilbert pâlit, regarda son chapeau couvert de poussière et répondit :
— C’est la première fois que je vois le roi, monsieur, et j’ai oublié de le saluer, c’est vrai. Mais je ne savais pas…
— Vous ne saviez pas ! dit le soudard en fronçant le sourcil.
Gilbert craignit qu’on ne le chassât de cette place où il était si bien pour voir Andrée ; l’amour qui bouillonnait dans son cœur brisa son orgueil.
— Excusez-moi, dit-il, je suis de province.
— Et vous êtes venu faire votre éducation à Paris, mon petit bonhomme ?
— Oui, monsieur, répondit Gilbert dévorant sa rage.
— Eh bien, puisque vous êtes en train de vous instruire, dit le sergent en arrêtant la main de Gilbert qui s’apprêtait à remettre son chapeau sur sa tête, apprenez encore ceci : c’est qu’on salue madame la dauphine comme le roi, messeigneurs les princes comme madame la dauphine ; c’est qu’on salue, enfin, toutes les voitures où il y a des fleurs de lis. ― Connaissez-vous les fleurs de lis, mon petit, ou faut-il vous les faire connaître ?
— Inutile, monsieur, dit Gilbert ; je les connais.
— C’est bien heureux, grommela le sergent.
Les voitures royales passèrent.
La file se prolongeait ; Gilbert regardait avec des yeux tellement avides, qu’ils en semblaient hébétés. Successivement, en arrivant en face de la porte de l’abbaye, les voitures s’arrêtaient, les seigneurs de la suite en descendaient, opération qui, de cinq minutes en cinq minutes, occasionnait un mouvement de halte sur toute la ligne.
À l’une de ces haltes, Gilbert sentit comme un feu brûlant qui lui eût traversé le cœur. Il eut un éblouissement, pendant lequel toutes choses s’effacèrent à ses yeux, et un tremblement si violent s’empara de lui, qu’il fut forcé de se cramponner à sa branche pour ne pas tomber.
C’est qu’en face de lui, à dix pas au plus, dans l’une de ces voitures à fleurs de lis que le sergent lui avait recommandé de saluer, il venait d’apercevoir la resplendissante, la lumineuse figure d’Andrée, vêtue toute de blanc, comme un ange ou comme un fantôme.
Il poussa un faible cri, puis, triomphant de toutes ces émotions qui s’étaient emparées de lui à la fois, il commanda à son cœur de cesser de battre, à son regard de se fixer sur le soleil.
Et la puissance du jeune homme sur lui-même était si grande qu’il y réussit.
De son côté, Andrée, qui voulait voir pourquoi les voitures avaient cessé de marcher, Andrée se pencha hors de la portière et, en étendant autour d’elle son beau regard d’azur, elle aperçut Gilbert et le reconnut.
Gilbert se doutait qu’en l’apercevant, Andrée allait s’étonner, se retourner et parler à son père, assis dans la voiture à ses côtés.
Il ne se trompait point, Andrée s’étonna, se retourna et appela sur Gilbert l’attention du baron de Taverney qui, orné de son grand cordon rouge, posait fort majestueusement dans le carrosse du roi.
— Gilbert ! s’écria le baron réveillé comme en sursaut ; Gilbert ici ! Et qui donc aura soin de Mahon là-bas ?
Gilbert entendit parfaitement ces paroles. Il se mit aussitôt à saluer avec un respect étudié Andrée et son père.
Il lui fallut toutes ses forces pour accomplir ce salut.
— C’est pourtant vrai ! s’écria le baron en apercevant notre philosophe. C’est ce drôle-là en personne.
L’idée que Gilbert était à Paris se trouvait si loin de son esprit, qu’il n’avait pas voulu en croire d’abord les yeux de sa fille, et qu’il avait en ce moment encore toutes les peines du monde à en croire ses propres yeux.
Quant au visage d’Andrée, que Gilbert observait alors avec une attention soutenue, il n’exprimait qu’un calme parfait après un léger nuage d’étonnement.
Le baron penché hors la portière appela Gilbert du geste.
Gilbert voulut aller à lui, le sergent l’arrêta.
— Vous voyez bien que l’on m’appelle, dit-il.
— Où cela ?
— De cette voiture.
Les regards du sergent suivirent la direction indiquée par le doigt de Gilbert, et se fixèrent sur le carrosse de M. de Taverney.
— Permettez, sergent, dit le baron, je voudrais parler à ce garçon, deux mots seulement.
— Quatre, monsieur, quatre, dit le sergent ; vous avez du temps de reste ; on lit une harangue sous le porche ; vous en avez pour une bonne demi-heure. Passez, jeune homme.
— Venez çà, drôle ! dit le baron à Gilbert qui affectait de marcher son pas ordinaire ; dites-moi par quel hasard, quand vous devriez être à Taverney, on vous trouve à Saint-Denis ?
Gilbert salua une seconde fois Andrée et le baron et répondit :
— Ce n’est point le hasard, monsieur, qui m’amène ici ; c’est l’acte de ma volonté.
— Comment ! de votre volonté, maroufle ! auriez-vous une volonté par hasard ?
— Pourquoi pas ? Tout homme libre a le droit d’en avoir une.
— Tout homme libre ! Ah çà ! vous vous croyez donc libre, petit malheureux ?
— Oui, sans doute, puisque je n’ai enchaîné ma liberté à personne.
— Voilà, sur ma foi, un plaisant maraud ! s’écria M. de Taverney, interdit de l’aplomb avec lequel parlait Gilbert. Quoi ! vous à Paris, et comment venu, je vous prie ?… et avec quelles ressources, s’il vous plaît ?
— À pied, dit laconiquement Gilbert.
— À pied ! répéta Andrée avec une certaine expression de pitié.
— Et que viens-tu faire à Paris ? Je te le demande, s’écria le baron.
— Mon éducation d’abord, ma fortune ensuite.
— Ton éducation ?
— J’en suis sûr.
— Ta fortune ?
— Je l’espère.
— Et que fais-tu en attendant ? Tu mendies ?
— Mendier ! fit Gilbert avec un superbe dédain.
— Tu voles, alors ?
— Monsieur, dit Gilbert avec un accent de fermeté fière et sauvage qui fixa un instant sur l’étrange jeune homme l’attention de mademoiselle de Taverney, est-ce que je vous ai jamais volé ?
— Que fais-tu alors avec tes mains de fainéant ?
— Ce que fait un homme de génie auquel je veux ressembler, ne fût-ce que par ma persévérance, répondit Gilbert. Je copie de la musique.
Andrée tourna la tête de son côté.
— Vous copiez de la musique ? dit-elle.
— Oui, mademoiselle.
— Vous la savez donc ? ajouta-t-elle dédaigneusement et du même ton qu’elle eût dit : « Vous mentez. »
— Je connais mes notes, et c’est assez pour être copiste, répondit Gilbert.
— Et où diable les as-tu apprises tes notes, drôle ?
— Oui, fit en souriant Andrée.
— Monsieur le baron, j’aime profondément la musique, et comme tous les jours mademoiselle passait une heure ou deux à son clavecin, je me cachais pour écouter.
— Fainéant !
— J’ai d’abord retenu les airs ; puis, comme ces airs étaient écrits dans une méthode, j’ai peu à peu, et à force de travail, appris à lire dans cette méthode.
— Dans ma méthode ! fit Andrée au comble de l’indignation, vous osiez toucher à ma méthode ?
— Non, mademoiselle, jamais je ne me fusse permis cela, dit Gilbert ; mais elle restait ouverte sur votre clavecin, tantôt à une place, tantôt à une autre. Je n’y touchais pas ; j’essayais de lire, voilà tout : mes yeux ne pouvaient en salir les pages.
— Vous allez voir, dit le baron, que ce coquin-là va nous annoncer tout à l’heure qu’il joue du piano comme Haydn.
— J’en saurais jouer probablement, dit Gilbert, si j’avais osé poser mes doigts sur les touches.
Et Andrée, malgré elle, jeta un second regard sur ce visage animé par un sentiment dont rien ne peut donner l’idée, si ce n’est le fanatisme avide du martyre.
Mais le baron, qui n’avait point dans l’esprit la calme et intelligente lucidité de sa fille, avait senti s’allumer sa colère en songeant que ce jeune homme avait raison, et que l’on avait eu avec lui, en le laissant à Taverney en compagnie de Mahon, des torts d’inhumanité.
Or, on pardonne difficilement à un inférieur le tort dont il peut nous convaincre ; de sorte que, s’échauffant à mesure que sa fille s’adoucissait :
— Ah ! brigandeau ! s’écria-t-il ; tu désertes, tu vagabondes ; et lorsqu’on demande compte de ta conduite, tu as recours à des balivernes comme celles que nous venons d’entendre ! Eh bien ! comme je ne veux pas que, par ma faute, le pavé du roi soit embarrassé de filous et de bohèmes…
Andrée fit un mouvement pour calmer son père ; elle sentait que l’exagération excluait la supériorité.
Mais le baron écarta la main protectrice de sa fille et continua :
— Je te recommanderai à M. de Sartines, et tu iras faire un tour à Bicêtre, mauvais garnement de philosophe !
Gilbert fit un pas de retraite, enfonça son chapeau, et pâle de colère :
— Monsieur le baron, dit-il, apprenez que, depuis que je suis à Paris, j’ai trouvé des protecteurs qui lui font faire antichambre, à votre M. de Sartines !
— Ah ! oui-dà ! s’écria le baron ; eh bien, si tu échappes à Bicêtre, tu n’échapperas point aux étrivières. Andrée, Andrée, appelez votre frère, qui est là tout près.
Andrée se baissa vers Gilbert et lui dit impérieusement :
— Voyons, monsieur Gilbert, retirez-vous.
— Philippe ! Philippe ! cria le vieillard.
— Retirez-vous, dit Andrée au jeune homme, qui demeurait muet et immobile à sa place, comme dans une contemplation extatique.
Un cavalier, attiré par l’appel du baron, accourut à la portière du carrosse : c’était Philippe de Taverney, avec un uniforme de capitaine. Le jeune homme était tout à la fois joyeux et splendide :
— Tiens ! Gilbert ! dit-il avec bonhomie en reconnaissant le jeune homme. Gilbert ici ! Bonjour, Gilbert… Que désirez-vous de moi, mon père ?
— Bonjour, monsieur Philippe, répondit le jeune homme
— Ce que je désire, s’écria le baron pâle de fureur, c’est que tu prennes la gaîne de ton épée et que tu en châties ce drôle-là !
— Mais qu’a-t-il fait ? demanda Philippe en regardant tour à tour et avec un étonnement croissant la fureur du baron et l’effrayante impassibilité de Gilbert.
— Il a fait, il a fait !… s’écria le baron ; frappe, Philippe, comme sur un chien.
Taverney se retourna vers sa sœur.
— Qu’a-t-il donc fait, Andrée, dites, vous aurait-il insultée ?
— Moi ! s’écria Gilbert.
— Non, rien, Philippe, répondit Andrée, non ; il n’a rien fait ; mon père s’égare. M. Gilbert n’est plus à notre service, il a donc parfaitement le droit d’être où il lui plaît d’aller. Mon père ne veut pas comprendre cela, et, en le retrouvant ici, il s’est mis en colère.
— C’est là tout ? demanda Philippe.
— Absolument, mon frère, et je ne comprends rien au courroux de M. de Taverney, surtout à un pareil propos et quand choses et gens ne méritent pas même un regard. Voyez, Philippe, si nous avançons.
Le baron se tut, dompté par la sérénité toute royale de sa fille.
Gilbert baissa la tête, écrasé par ce mépris. Il y eut un éclair qui passa à travers son cœur et qui ressemblait à celui de la haine. Il eût préféré un coup mortel de l’épée de Philippe, et même un coup sanglant de son fouet.
Il faillit s’évanouir.
Par bonheur, en ce moment, la harangue était achevée ; il en résulta que les carrosses reprirent leur mouvement.
Celui du baron s’éloigna peu à peu, d’autres le suivirent ; Andrée s’effaçait comme dans un rêve.
Gilbert demeura seul, prêt à pleurer, prêt à rugir, incapable, il le croyait du moins, de soutenir le poids de son malheur.
Alors une main se posa sur son épaule.
Il se retourna et vit Philippe qui, ayant mis pied à terre et donné son cheval à tenir à un soldat de son régiment, revenait tout souriant à lui.
— Voyons, qu’est-il donc arrivé, mon pauvre Gilbert, et pourquoi es-tu à Paris ?
Ce ton franc et cordial toucha le jeune homme.
— Eh ! monsieur, dit-il avec un soupir arraché à son stoïcisme farouche, qu’eussé-je fait à Taverney ? Je vous le demande. J’y fusse mort de désespoir, d’ignorance et de faim !
Philippe tressaillit, car son esprit impartial était frappé, comme l’avait été Andrée, du douloureux abandon où l’on avait laissé le jeune homme.
— Et tu crois donc réussir à Paris, pauvre enfant, sans argent, sans protection, sans ressources ?
— Je le crois, monsieur ; l’homme qui veut travailler meurt rarement de faim, là où il y a d’autres hommes qui désirent ne rien faire.
Philippe tressaillit à cette réponse. Jamais il n’avait vu dans Gilbert qu’un familier sans importance.
— Manges-tu, au moins ? dit-il.
— Je gagne mon pain, monsieur Philippe, et il n’en faut pas davantage à celui qui ne s’est jamais fait qu’un reproche, c’est de manger celui qu’il ne gagnait pas.
— Tu ne dis pas cela, je l’espère, pour celui qu’on t’a donné à Taverney, mon enfant ? Ton père et ta mère étaient de bons serviteurs du château, et toi-même te rendais facilement utile.
— Je ne faisais que mon devoir, monsieur.
— Écoute, Gilbert, continua le jeune homme ; tu sais que je t’ai toujours aimé ; je t’ai toujours vu autrement que les autres ; est-ce à tort, est-ce à raison ? l’avenir me l’apprendra. Ta sauvagerie m’a paru délicatesse ; ta rudesse, je l’appelle fierté.
— Ah ! monsieur le chevalier ! fit Gilbert respirant.
— Je te veux donc du bien, Gilbert.
— Merci, monsieur.
— J’étais jeune comme toi, malheureux comme toi dans ma position ; de là vient peut-être que je t’ai compris. La fortune un jour m’a souri ; eh bien ! laisse-moi t’aider, Gilbert, en attendant que la fortune te sourie à ton tour.
— Merci, merci, monsieur.
— Que veux-tu faire ? Voyons ! tu es trop sauvage pour te mettre en condition.
Gilbert secoua la tête avec un méprisant sourire.
— Je veux étudier, dit-il.
— Mais, pour étudier, il faut des maîtres, et pour payer des maîtres, il faut de l’argent.
— J’en gagne, monsieur.
— Tu en gagnes ! dit Philippe en souriant, et combien gagnes-tu ? Voyons !
— Je gagne vingt-cinq sous par jour, et j’en puis gagner trente et même quarante.
— Mais c’est tout juste ce qu’il faut pour manger.
Gilbert sourit.
— Voyons, je m’y prends mal peut-être pour t’offrir mes services.
— Vos services à moi, monsieur Philippe ?
— Sans doute, mes services. Rougis-tu de les accepter ?
Gilbert ne répondit point.
— Les hommes sont ici-bas pour s’entr’aider, continua Maison-Rouge ; ne sont-ils pas frères ?
Gilbert releva la tête et attacha ses yeux si intelligents sur la noble figure du jeune homme.
— Ce langage t’étonne ? dit-il.
— Non, monsieur, dit Gilbert, c’est le langage de la philosophie ; seulement je n’ai pas l’habitude de l’entendre chez des gens de votre condition.
— Tu as raison, et cependant ce langage est celui de notre génération. Le dauphin lui-même partage ces principes. Voyons, ne fais pas le fier avec moi, continua Philippe, et ce que je t’aurai prêté, tu me le rendras plus tard. Qui sait si tu ne seras pas un jour un Colbert ou un Vauban ?
— Ou un Tronchin, dit Gilbert.
— Soit. Voici ma bourse, partageons.
— Merci, monsieur, dit l’indomptable jeune homme, touché, sans vouloir en convenir, de cette admirable expansion de Philippe ; merci, je n’ai besoin de rien ; seulement… seulement, je vous suis reconnaissant bien plus que si j’eusse accepté votre offre, soyez-en sûr.
Et là-dessus, saluant Philippe stupéfait, il regagna vivement la foule dans laquelle il se perdit.
Le jeune capitaine attendit plusieurs secondes, comme s’il ne pouvait en croire ni ses yeux ni ses oreilles ; mais, voyant que Gilbert ne reparaissait point, il remonta sur son cheval et regagna son poste.