Julie philosophe ou le Bon patriote/I/01

Poulet-Malassis, Gay (p. 5-16).
Tome I, chapitre I

Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre
Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre

JULIE PHILOSOPHE

OU

LE BON PATRIOTE
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CHAPITRE PREMIER.

Introduction. Naissance de Julie.
Éducation. Première leçon de peinture.


C’est une consolation pour les malheureux de raconter leurs chagrins, de se repaître de leurs douleurs. C’est un renouvellement de plaisir que de s’occuper des jouissances passées. Femme, jeune encore, je profite d’un moment de repos des sens pour retracer quelques unes de mes aventures : dans leur narration je trouverai plaisir et douleur, mais je me consolerai de l’une par le souvenir de l’autre.

On ne demande pas à une jolie femme de qui elle a reçu le jour : il lui suffit d’être aimable, d’inspirer le plaisir et de le faire goûter ; ainsi je passerai rapidement sur mon origine et sur mon éducation, quoiqu’elles aient toutes les deux beaucoup d’influence sur le reste de la vie. Comme je ne trace pas ici un cours complet de morale pratique, je n’examinerai pas combien l’une et l’autre agissent et réagissent sur nos actions.

Je suis née à Paris le 15 Avril 1760. Mon père était tout simplement sergent d’un corps qui s’est couvert de gloire dans la révolution qui vient de s’opérer. Mad. son épouse faisait le commerce en détail des eaux-de-vie et tenait boutique ouverte sur le devant et sur le derrière dans le fauxbourg St-Honoré.

Après cet humble aveu, j’espère bien qu’on pourra croire à la vérité de ce que j’ai à raconter. Je ne dissimule pas même que pour le faire, cet aveu, il m’a fallu un certain fonds d’esprit et cette philosophie mâle qui dédaigne assez le rang et la naissance pour se faire admirer par ses propres moyens. Je n’ai pas toujours été si sensée : jouant un rôle sur la scène du monde, je n’avais pas ces grands sentiments que je dois à mon adversité ; c’est par eux que le gueux se croit quelque chose.

Les malheurs mènent donc à la philosophie, et la philosophie nous apprend que la plus pitoyable de toutes les manies est celle de l’homme qui s’enorgueillit ou qui rougit du hasard de la naissance. Qu’importe en effet qu’on soit né dans les derniers rangs, si l’on n’a pas contracté les travers, les ridicules, la bassesse des premiers. J’ai bien pu m’enticher un peu des principes qu’on puise dans la sphère des femmes de qualité, mais j’ai eu par dessus elles l’avantage de conserver un cœur excellent. J’ai été toujours ce qu’on appelle une bonne fille.

J’ai eu de l’humanité sans morgue, de la tolérance sans méchanceté, parce que j’ai trouvé que dans ce bas monde, on avait assez à souffrir des maux qu’on ne pouvait ni prévoir ni empêcher, sans encore s’alembiquer l’esprit pour s’en forger de nouveaux.

J’ai cru à l’existence de la vertu chez les femmes, parce que je ne cherchais point à scruter leurs motifs : je n’en voyais que les résultats et sans désirer d’en faire autant qu’elles, je les laissais se comporter à leur guise, bien persuadée que le bonheur dépend beaucoup de l’imagination, et que chacun est parfaitement libre de le chercher comme il lui plaît. Je ne me suis jamais beaucoup souciée de l’opinion publique, parce que l’opinion en France est d’une aussi grande instabilité que la mode ; que d’ailleurs, grâce aux lumières et au libertinage, les femmes peuvent être tout ce qu’elles veulent. Je me sentis née pour le plaisir, je me livrai aux plaisirs. Je me suis fait à cet égard un plan de conduite que la brièveté de notre existence m’a toujours fait regarder comme le meilleur : jouir du présent et en jouir suivant ses goûts, tel est et tel fut toujours mon système, le principe et le mobile de toutes mes actions ; aussi ma devise était-elle celle de la fameuse Duchesse d’Orléans : Courte et bonne.

Cette digression un peu longue, mon cher Lecteur, a fait peut-être sur toi l’effet d’un soporifique. J’en suis fâchée ; mais souviens-toi que tu es en ce moment avec une femme vive, qui raisonne quelquefois, bavarde souvent, et s’amuse toujours. D’ailleurs il fallait bien que je te montrasse un peu mon moral à nu. Cette besogne au physique ne m’a jamais beaucoup coûté non plus ; ainsi graces pour ce travers. Garde-toi de te livrer aux pensers diaboliques en lisant mes fredaines… Tiens ; à propos de cela, je me rappelle que mon jeune frère, en lisant le portier des chartreux, venait me trouver. Je n’avais que 12 ans alors et… Eh bien oui, il faut te l’avouer ; il me donnait des leçons de physique expérimentale, et nous commencions nos expériences dès la détestable gravure du frontispice. Garde-toi bien, lecteur, d’en faire autant lorsque j’offrirai quelques tableaux à ta vue. Songe que la maigreur, la pulmonie, l’éthisie, la consomption t’attendent après quelques-unes de ces expériences.

Les premières années de ma vie n’offriraient rien de neuf à la curiosité publique, les inclinations de l’enfance étant à peu près les mêmes chez toutes les filles, c’est-à dire qu’elles sont toutes disposées par la nature même à la coquetterie, à l’amour et à l’intrigue. L’exemple, l’éducation, les mœurs de leurs mères développent ces germes naturels ; et l’habitude ou le besoin renforcent ces passions ou ces qualités, comme on voudra les appeler. J’étais donc avide de plaisir, coquette, amoureuse par l’impulsion de la nature, et je devins dans la suite intrigante par celle du besoin et de la nécessité.

J’avais atteint ma quinzième année qu’à l’exception de quelques privautés avec mon frère, je n’avais point encore forfait à l’honneur. Ma mère m’avait appris qu’il gisait chez les femmes dans le lieu le moins fait pour le conserver, et je me gardais bien de l’y laisser chercher par d’autres que par mon cher frère qui, très amoureux, et en même temps respectueux, n’y déposait que le bout de son doigt ; mais je ne me défendais guère des attaques préliminaires que les voisins et les amis de la maison me livraient tour-à-tour. Ayant le droit de venir à la maison paternelle à toute heure du jour, ils ne manquaient jamais, les uns après les autres, quelquefois tous ensemble, de m’appliquer les baisers les mieux conditionnés.

En réfléchissant aux caresses que les gens du peuple s’empressent de faire aux jeunes filles de leur classe, caresses qui seraient autant d’injures de la part d’un homme bien élevé, j’ai toujours été étonnée que ces caresses pussent être accueillies avec plaisir, car jamais je ne sortais de ces sortes d’assauts que meurtrie, égratignée, pincée, dans les vigoureux élans de leur grosse gaîté, et cependant je ne haïssais pas d’être tourmentée.

Il est à croire que pour une jeune fille dont le physique et le cœur s’entrouvrent au besoin… d’aimer, l’approche d’un homme opère une telle sensation physico-sentimentale qu’elles oublient jusqu’au dégoût même que l’attaquant peut inspirer.

La Bruyère a dit quelque part que, pour beaucoup de femmes de très haute importance, un maçon était un homme. Il en est de même pour les jeunes filles, et si cet homme choisit heureusement le temps, le lieu, les circonstances, il est indubitable qu’il remportera facilement sur elles une victoire complète : bien entendu que nous ne parlons ici que de l’instant de surabondance d’esprits vitaux et spermatiques qui pour la première fois frappent, échauffent, embrasent les organes de la génération. La nature ne connaît guère ces convenances sociales que la délicatesse ou plutôt la société a imaginées pour réveiller un peu les sens émoussés. Elle ne calcule pas les données en plus ou en moins du plaisir ; elle va droit à son but. Un homme grossier, primitif, s’approche d’une compagne ; il sent qu’il existe, qu’il faut épandre une portion de son existence. Le code de ces amants est court. Le style en est simple comme eux, et ma foi, je crois que sans le dire et sans les épuiser, ils jouissent de tous leurs sens.

Plus près de cette éducation primitive que les femmes à grands airs, je supportais sans beaucoup de déplaisir les grossiers quolibets de mes voisins. Je ne m’apercevais presque pas de la rudesse de leurs mains, ni de la laideur de leurs grimaces, parce qu’encore une fois ces voisins étaient des hommes.

Ma mère s’apercevait bien que ces agaceries m’animaient prodigieusement ; mais, elle-même pressée par un vigoureux chirurgien major des Gardes-Françaises, elle fermait les yeux sur les dangers que courait ce qu’elle avait encore la manie d’appeler ma vertu.

Ce chirurgien pour qui j’avais à juste titre, je pense, un respect très filial, était un homme assez bien élevé, qui d’ailleurs ne voyait pas avec indifférence mes charmes se développer. Il me trouvait de l’esprit et avait pensé qu’on pouvait le cultiver avec succès. Dès lors pour commencer à me donner des preuves de l’intérêt qu’il prenait à moi, il me proposa un maître de dessin de ses amis qui s’offrait de me donner gratuitement ses leçons. J’acceptai avec empressement une proposition qui flattait mon inclination, et le maître parut.

M. Darmancourt (c’est le nom de ce peintre) avait bien ses petites intentions en m’offrant ses soins. Aussi dès la première visite, il me donna des preuves qui n’étaient point équivoques d’un goût décidé pour moi. Vous avez, me dit-il, une figure qui annonce les meilleures dispositions, et je crois que je pourrai bien promptement vous rendre habile dans mon art. Puissé-je y réussir de même dans celui d’aimer ! — Après ce très petit préliminaire, voulant me faire dessiner ce qu’on appelle sur modèle, il m’en exhiba un d’une grosseur énorme dont il voulait que je parcourusse de l’œil et de la main toutes les dimensions. — « J’espère, me dit-il, que peu de maîtres seraient en état de vous fournir d’aussi bons originaux.

» Une jolie femme qui se décide à embrasser la profession que vous avez choisie, doit bannir ces préjugés d’éducation décorés des grands mots de décence, pudeur, etc. Ses yeux doivent s’accoutumer à tout voir sans être blessés ; et puisqu’elle sort du cercle étroit des occupations ordinaires à son sexe, elle doit y laisser les pusillanimités qui les escortent. Ainsi croyez-moi : Vous avez des dispositions dont il faut profiter. Ne vous bornez pas au petit genre. La nature morte n’offrirait point de ressources à vos talents ; jetez-vous sur l’histoire, ce doit être là l’unique objet de vos études. »

Interdite du discours et de l’action de M. Darmancourt, je n’osais ni fuir ni lever les yeux. Il s’aperçut de mon embarras, et voulut en profiter pour me donner cette première leçon dont je comprenais assez l’objet. Car en me disant ce terrible jetez-vous sur l’histoire, mon audacieux Apelle y joignait le geste… Lecteur, pardonne-moi de n’oser t’en dire davantage. Je m’échappai de ses bras malgré les efforts qu’il faisait pour m’y retenir ; je me dérobai à la leçon, à la morale et surtout à l’énormité du modèle que Darmancourt m’avait offert et dont je n’ai jamais vu par la suite de copie fidèle, quelques perquisitions que j’aie faites pour m’en procurer.


Julie philosophe, vignette fin de chapitre
Julie philosophe, vignette fin de chapitre

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