Julie philosophe ou le Bon patriote/I/02
CHAPITRE II.
Changement du Peintre. Lectures.
Sainte occupation.
Les jeunes filles sont discrètes dans ce qui concerne les petites aventures du genre de celle que je viens de rapporter. Certainement ma mère ne se doutait nullement de ce qui m’était arrivé dans le silence de la chambre haute où elle m’avait envoyée avec le peintre et je me gardai bien de lui rien dire de la leçon.
Je ris aujourd’hui de sa sécurité, j’ai aussi toujours ri de la pudeur apparente des jeunes filles que j’ai rencontrées par le monde, qui, comme moi, ont toutes éprouvé de bonne heure et de diverses manières qu’il est des hommes sans scrupule et sans retenue ; au reste la lubricité effrénée et impétueuse de ces derniers justifie bien leur faiblesse. Que d’assauts ne sont pas livrés à leur innocence ! Enfants, des petits garçons leur offrent sans cesse les preuves de la différence des sexes ; plus grandes, des laquais les endoctrinent ; et telle surveillance que les parents apportent à leur éducation, il est presque de toute impossibilité que dans les grandes villes les jeunes filles à dix ans ne soient pas parfaitement instruites de ce qu’elles brûlent de connaître. Je me ressouviendrai toujours qu’à peine j’avais cet âge qu’aux chastes côtés de ma mère un homme en passant dans la rue me déposa dans la main le gage non équivoque de sa virilité.
J’étais fort inquiète de savoir si Darmancourt viendrait encore me donner des leçons ou s’il se déterminerait à me laisser tranquille sur la manière de les donner ; car j’étais bien résolue à ne pas être l’élève qu’il voulait faire ; le surlendemain de sa visite, il m’écrivit pour me demander pardon de ses méfaits et m’apprit qu’il était indisposé. Il me priait par ce billet de lui envoyer son ami le chirurgien.
Je communiquai verbalement à M. Gilet une partie de la lettre de Darmancourt ; il s’empressa d’aller visiter son ami qui, d’après ce que j’ai su depuis, avait voulu donner une leçon du genre qu’il m’avait proposée, à une jeune dame de qualité, laquelle affectée d’une maladie qu’on appelle galante, malgré les horribles symptômes qui l’accompagnent, communiqua à M. Darmancourt sa douleur et ses larmes. Après avoir été la perle des maîtres, il ne lui resta de l’homme, grâce à cette femme et à M. St-Côme, que ce qu’il en fallait pour faire rougir la nature et la remplir d’effroi.
Cette nouvelle dont j’appris les détails par une lettre que le Chirurgien écrivait au père de Darmancourt et qu’il avait laissé tomber de son portefeuille, me fit faire une foule de réflexions sur les causes et sur les effets de cette maladie. Je plaignis mon pauvre maître et j’attendis avec impatience le moment où il reviendrait, car je me figurais qu’un être mutilé tel que la lettre me l’annonçait, devait avoir un air bien sot et surtout bien modeste.
J’attendis donc son retour et, pendant cet intervalle, mes idées se développèrent, en même temps que les grâces de la jeunesse venaient embellir mon visage et toute ma personne. M. Gilet qui s’était aperçu de mon amour pour la solitude et la lecture, me fournit assez le moyen de satisfaire mes goûts. Il persuada ma mère que je n’étais pas appelée aux détails domestiques, qu’il valait mieux me laisser suivre l’inclination qui me portait à l’étude, et il fut convenu que je lirais puisque je voulais lire.
J’idolâtrais Rousseau. Avant de connaître ce brûlant philosophe, mes goûts étaient des besoins qu’Émile et Héloïse épurèrent. C’est à lui que je dois quelques heureux moments, et c’est d’après cette lecture que la propension à l’amour contemplatif l’emporta chez moi sur les effets du tempérament.
C’est alors que le besoin d’aimer se fit sentir avec force. C’est alors que mes yeux troublés, obscurcis de mes larmes erraient involontairement dans le vague, ne sachant sur quel objet se reposer. Je cherchais un St. Preux. Je voulais un amant beau, sage, généreux comme celui d’Héloïse. J’étendais mes bras vers un objet fantastique que dans mon délire je créais pour moi seule… Vous, aimables jeunes gens qui commencez à sentir les premiers feux de l’amour, dites combien il est doux, ce tourment des sens et de l’âme qu’on éprouve à la voix de la nature…! Peignez cette force expansive, cette affluence de sensations et de sentiments, qui semble vous donner un nouvel être et qui prête de la vie à tout ce qui est inanimé et sans ornement pour les âmes apathiques et glacées par la vieillesse…
C’est dans ces moments où la nature se développe, où le corps s’électrise, où l’âme s’élance pour se rapprocher des êtres qui lui sont analogues ; c’est alors que la créature qui ressemble le plus à l’être fantastique que l’on s’est formé sera chérie, adorée. Faute de la rencontrer, cette créature, on aime trop pour aimer quelque chose ; on finit par n’aimer plus rien de terrestre pour s’élancer vers un être de raison, et l’on s’attache au créateur parce qu’on n’a pu rencontrer encore dans son ouvrage un objet sur lequel on pût déposer ses affections. Voilà justement pourquoi les jeunes filles aimantes et sensibles commencent par aimer Dieu, et voilà pourquoi je devins dévote.
À dix-sept ans j’aimais Dieu : le Dieu qu’une mauvaise éducation et l’ignorance avaient imaginé. Je l’aimerais encore s’il parlait à mes sens, et si l’on m’apprenait à le connaître. Mais afin de mettre de l’ordre dans ma narration, suivons peu à peu mon amour pour Dieu et ensuite pour son ouvrage.
Trois mois s’étaient écoulés pendant l’absence de mon maître. Darmancourt qui avait laissé sous le bistouris les deux tiers et demi de son… modèle, était devenu d’une dévotion exemplaire. Il revint à la maison. La perte de ce qu’il avait de plus cher le rendit plus tranquille, et nous y gagnâmes tous les deux par les progrès que nous faisions, moi dans la peinture et lui dans l’embonpoint.
Devenu dévot, mon peintre écourté fut l’apôtre dont le ciel se servit pour me placer dans le droit chemin. La froideur de son sang avait fait pour lui ce que la fermentation du mien avait fait pour moi. Tous les deux nous aimions Dieu par des causes opposées. M’apercevant dans ces bonnes dispositions (il avait déjà soustrait de mon portefeuille toutes les nudités) il ne me donna plus à copier que des sujets de sainteté. Une vierge de Rubens succéda à une Vénus de Le Brun, St-Pierre à un Priape, l’ange Gabriel à Ganymède, etc. Enfin si je n’apprenais plus les belles proportions, si ma main ne traçait plus d’amoureux contours, du moins je n’avais plus sous mes yeux d’objets qui enflammassent mes sens. Conséquemment mon talent, seule ressource de l’indigence dans ce bas monde, décroissait à vue d’œil, mais aussi mes titres à la vie éternelle se décuplaient ; et déjà je me voyais dans le ciel, jouant ainsi que mon Peintre écourté, de la mandoline avec les harpistes et les clavecinistes du Père éternel.
J’ai toujours aimé à raisonner mes actions, mes jouissances et mes plaisirs. À mesure que mes facultés intellectuelles s’étaient développées, j’avais acquis des connaissances, et dans mes dévotes conversations je mêlais des questions qui embarrassaient fort mon pauvre Darmancourt. Un jour je lui demandai comment il se pouvait que la vierge fût restée vierge après avoir fait un enfant, et comment il était possible qu’elle ait fait cet enfant par l’entremise d’un pigeon… Ces mots courroucèrent mon maître qui me fit une mercuriale fort sévère, mais je ne fis qu’en inférer que j’avais raison de faire une question à laquelle il répondait si mal.
Vous êtes bien loin d’atteindre, me dit-il, cette perfection chrétienne à laquelle j’aspire de vous voir arriver. Vos doutes irréligieux annoncent assez que vos principes ne sont pas sûrs. Il faut vous instruire et vous diriger. Malheureusement je ne suis point en état de vous conduire dans la voie du salut ; mais si vous m’en croyez, vous aurez recours à un ministre des autels ; je puis même à cet égard vous être de quelque utilité, j’ai un parent dans les Jacobins de la rue St-Honoré. C’est un saint homme qui, quoiqu’encore dans l’âge des passions, est un exemple de vertu et d’édification dans son couvent. Si vous le permettez je l’engagerai à venir ici… Mais, M. Darmancourt, lui dis-je, ma mère ni mon père ne peuvent souffrir les moines. — Quand ils les connaîtront, dit-il, ils en seront enchantés. Le même jour Darmancourt demanda et obtint, un peu difficilement toutefois, la permission d’amener le Jacobin, et me voilà dans les mains et sous la férule du père Jérôme.