L’Étoffe merveilleuse
L’ÉTOFFE MERVEILLEUSE.
Ce conte est extrait d’un ouvrage intitulé : Le comte Lucanor, dont l’auteur vivait pendant le XIVe siècle. Son ouvrage est considéré comme le plus beau monument de la littérature castillane à cette époque.
L’ÉTOFFE MERVEILLEUSE.
Trois aventuriers se présentèrent à un roi : je ne sais pas bien de quel royaume ; il suffit de savoir que c’était un roi, et qu’on pouvait lui en imposer. Ces aventuriers lui dirent qu’ils savaient fabriquer une étoffe qui exigeait de grands frais, mais dont l’artifice serait tel, que quiconque aurait le malheur d’être né d’une race déshonorée, d’être bâtard ou honni de sa femme, ne pourrait la voir de ses yeux ni la toucher de ses mains.
Le roi se fit un plaisir d’avoir une pareille étoffe ; car les plaisirs des rois sont toujours un peu malins. Il fit donner à mes aventuriers une belle maison, de l’or, de l’argent et de la soie pour travailler. Au bout de deux ou trois jours, l’un vint dire au roi que l’étoffe était commencée, que c’était la plus belle chose du monde, et que, si sa majesté désirait la voir, elle eût la bonté de venir seul.
Le roi, pour s’assurer du fait, envoya son grand chambellan, à qui l’on raconta les merveilleuses propriétés de l’étoffe en la lui montrant ; de sorte que le pauvre chambellan, qui ne voyait rien, n’osa pas en convenir, et revint dire au roi qu’il avait parfaitement vu l’étoffe, et qu’on n’avait jamais tissu rien de si rare.
Cependant de trois en trois jours l’étoffe avançait, disait-on, du double ; et le roi, qui voulait éprouver toute sa cour, envoyait tantôt un courtisan, tantôt un autre, et tous revenaient vanter le merveilleux tissu qu’ils n’avaient pas vu.
Enfin le roi voulut y aller lui-même. Il vit les ouvriers assis devant leur métier ; il les entendit qui lui disaient : « Voyez, sire, combien cette trame est belle et solide ; voyez comme ce dessin est agréable, bien entendu ; voyez l’éclat de ces couleurs, l’union, le jeu des nuances entre elles ; voyez l’effet du tout. » Et ils faisaient alors semblant de dérouler une grande pièce, tandis que le roi, bien honteux et presque désespéré, ne savait que dire de ce qu’il ne voyait rien, surtout lorsqu’il pensait que d’autres avaient vu.
Le voilà qui dans son ame se fâche contre son père, contre sa mère, et qui se sent tout prêt à faire une bonne querelle à la reine sa femme. Cependant il soutient noblement sa dignité, et à chaque nouvelle observation qu’on lui fait faire, il répond par des éloges de l’ouvrage invisible et par des complimens pour les ouvriers. Si bien que dans toute la cour il n’y eut personne qui ne parlât de l’étoffe merveilleuse, et qui ne crût assurer son honneur en soutenant qu’il l’avait vue.
Enfin mes aventuriers en vinrent jusqu’au point de proposer au roi de lui faire un habit de cette étoffe, pour qu’il le portât un jour de cérémonie. Le roi, qui devait effectivement paraître en public à peu de jours de là, se piqua de vouloir reconnaître s’il n’y aurait point dans sa capitale un ou deux compagnons de son infortune, qui fussent moins discrets que lui.
Les aventuriers firent le jeu de lui prendre sa mesure, de tailler un habit, de le coudre, et d’habiller sa majesté, qui, toute nue en chemise, monta sur un beau cheval, et traversa la ville, au milieu d’une superbe cavalcade.
Il n’y avait personne qui ne sût l’histoire de l’étoffe ; de sorte que tout le monde criait : Vive le roi ! et Que le roi porte un bel habit ! Cela faisait enrager le roi, qui finissait par se croire le plus grand malotru de son royaume, lorsqu’un petit Maure, palefrenier, se mit à dire que le roi était en chemise ; ses camarades répétèrent : « Le roi est en chemise. » Insensiblement, il n’y eut qu’une même voix de tout le peuple pour crier que le roi était en chemise ! Le roi l’avoua lui-même, et les grands commencèrent à dire qu’ils le voyaient bien.
On envoya la justice à l’atelier de mes trois plaisans ; mais on ne les revit plus, et l’on n’entendit jamais parler de l’or, de l’argent, ni de la soie que le roi leur avait fait donner. Ce pauvre roi ne voulut pas qu’on les poursuivît, et il pardonna le tour, dans la joie qu’il eut de se trouver aussi galant homme que les autres.
C’est ainsi que beaucoup d’erreurs subsistent dans le monde, et que tant de préjugés s’établissent par la crainte que chacun a de se rendre singulier.