La Dame de cœur
LA DAME DE CŒUR[1]
C’est un modèle d’esprit, de grâce et de bonté que ma petite chienne Mignonnette. Je l’ai appelée ainsi en mémoire de Mignon, cette délicieuse création poétique que vous savez ; Mignon, enfant volée par un bohémien qui la faisait danser à coups de bâton sur les œufs et sur la corde. C’est que ma petite chienne aussi, avant de m’appartenir, avait couru le monde avec des bateleurs, l’infortunée ! Eh bien ! je fus un jour aussi cruel que le bohémien ; un jour il m’arriva de battre Mignonnette… Oh ! c’est qu’alors j’étais fou, fou de misère et d’orgueil, fou de mes dix-sept ans ! Si fou que je faillis deux fois me faire tuer de grand cœur pour des niaiseries. La première de ces niaiseries, il m’en souvient, était un petit cotillon que j’avais vu danser à la chaumière ; la seconde, j’en ris encore quand j’y pense, était une guenille blanche, bleue et rouge, qu’on promenait dans la rue au bout d’une perche, j’ai oublié pourquoi. Un jour surtout, jour néfaste de ma vie, il y aurait eu plaisir et profit, pour un observateur en quête d’un ridicule, à me voir marcher de long en large dans une allée déserte du Luxembourg, riant, pleurant, gesticulant et murmurant : « Elle se fâchera de ma déclaration ! oh ! oui, bien sûr, elle s’en fâchera, les derniers vers sont trop régence :
« Heureux qui, le soir, au théâtre, |
« Oh ! je vois ici ses grands yeux noirs flamber de colère… Eh bien ! ma foi ! tant mieux ! j’entrerai, bon gré mal gré, chez elle… Elle me donnera des soufflets… et ce sera charmant.
— Monsieur, sauf votre respect, vous avez pour le quart d’heure, quelque chose qui vous chiffonne. »
C’était un vieux bonhomme déguenillé qui m’adressait cette observation.
— Oui, répondis-je, j’ai le cœur tant soit peu chiffonné : vous avez deviné juste.
— C’est mon métier, monsieur, je suis le devin du Montparnasse…, pour vous servir si j’en étais capable. Je dis la bonne aventure, j’explique les secrets du grand et du petit Albert ; j’enseigne le moyen de se rendre invisible et de découvrir des trésors ; ça ne coûte que deux sous.
— Va pour l’anneau de Gygès, dis-je gaiement en jetant dix centimes dans le chapeau du sorcier (chapeau, par parenthèse, luisant comme un astre, et glorieusement troué comme un drapeau d’Austerlitz). Mais, pour que j’aie foi dans vos promesses, si vous me donniez, maître, un gage de votre savoir ? Avant de me parler de l’avenir, si vous me disiez quelques mots du passé ?
— La chose est facile, répondit le commentateur obscur de l’illustre docteur Albert.
Et étalant les cartes sur un piédestal veuf de sa statue :
— Monsieur, me dit-il après les avoir consultées, il est évident que vous adorez les marionnettes et que vous détestez les commissaires.
— Maître, repris-je, vous n’avez pas eu, entre nous, beaucoup de peine à deviner cela. Il y a là-bas certaine baraque de bateleurs devant laquelle vous avez pu me voir, comme tout le monde, faire éclater une grande admiration pour les prouesses de Polichinelle, et ma grande joie quand il assomme le commissaire. »
Le devin poursuivit sans se déconcerter :
— Vous êtes républicain et amoureux.
— Maître, vous devez savoir, vous qui savez tout, que dans le pays latin, où j’ai droit de bourgeoisie, je m’en vante, tout le monde est amoureux et républicain à la rage : c’est l’effet du climat, comme dirait Shakespeare.
— Je puis, monsieur, si vous le désirez, vous donner le signalement de votre objet.
— Quel objet ?
— Dame ! puisque vous êtes amoureux.
— Ah ! c’est juste. Pardon, je n’avais pas compris d’abord. Voyons, parlez-moi de cet objet.
— La particulière, monsieur, est très petite, très brune, très pâle et très sage. »
Pour le coup, je perdis l’envie de plaisanter, car la particulière était exactement tout cela.
— Et où se trouve-t-elle en ce moment ?
— Pas très loin d’ici. »
Je me rappelai, en effet, que c’était le jour de répétition au théâtre voisin. Oh ! alors, je revins complètement de mes préventions contre la sorcellerie en plein vent ; et parodiant sans penser à mal une scène de Henri III, la pièce en vogue alors : « Mon père, mon père, dis-je au Ruggieri déguenillé, j’ai là cinquante-quatre sous dans ma bourse ; tout cet or est à vous !!! Mais, de grâce, encore un mot : dois-je espérer, ou mourir ? » Il battit ses cartes, les retourna dans tous les sens, puis prononça ces paroles cabalistiques qui depuis résonnent sans cesse à mon oreille : « Les cartes sont bonnes ; la dame de cœur a la tête en bas : espérez ! »
Je jetai ma bourse au vieillard avec une grâce qu’eût enviée un Almaviva de la salle Chantereine. Mais le sphinx, ne quittant pas son piédestal : « Monsieur, monsieur, me cria-t-il, en jetant un dernier coup d’œil sur ses cartes, courez vite chez vous, quelqu’un vous attend.
— Ah ! diable ! pas de quiproquo, dis-je en revenant sur mes pas. Si ce sont des créanciers qui m’attendent, je ne vois pas la nécessité de courir si fort ; à moins que je ne trouve en chemin quelques-uns de ces trésors que vous faites découvrir à vos amis, ou que vous ne me passiez à l’instant la bague qui rend invisible.
— Ce ne sont pas des tailleurs ni des bottiers, monsieur. C’est une personne du sexe.
— Ma vieille blanchisseuse, je parie ?
— Non, monsieur, la dame de cœur à la tête en bas ; votre visiteuse est une actrice. »
Je courus comme un fous du côté de la rue Saint-Jacques. Comment, répétais-je dans le délire de la joie, elle ! mon admiration et mes amours ! elle ! mon Ophélia, ma Paola, mon Chérubin ! seule chez moi ! chez moi qu’elle ne connaît que de ce matin par un madrigal (et quel madrigal, bon Dieu !). Oh ! non ! c’est impossible.
Et pourtant j’espérais. Le magicien du Mont-Parnasse m’avait ensorcelé comme il ensorcelle la jeunesse naïve et guerrière, à qui, dit-on, il promet, de temps immémorial, les sourires d’une princesse à la parade. Et puis cette dame de cœur ne me sortait pas de la tête et me causait des éblouissements. Je frappai en tremblant au carreau de ma portière, la respectable Mme Cruchon.
— Monsieur, me dit-elle avec un aire mystérieux et avec un sourire, montez chez vous, on vous attend.
— Je sais…, je sais, répondis-je en balbutiant, foudroyé que j’étais par le bonheur.
— Tiens ! vous le saviez ! On m’avait pourtant dit que c’était une surprise qu’on vous ménageait. C’est moi qui lui ai porté à dîner, monsieur, après quoi je l’ai couchée sur votre lit. Elle est bien gentille, allez !
— Dieu de Dieu ! à qui le dites-vous !
— Je ne l’ai pas déshabillée ; j’ai bien fait, n’est-ce pas ? j’ai pensé que vous aimeriez autant la déshabiller vous-même.
— Oh ! vous avez une profonde expérience du cœur humain, madame Cruchon !
Et, me hâtant d’échapper au bavardage de la bonne vieille, je m’élançai vers l’escalier. Je m’aperçus alors que la montée était bien rude, la rampe bien poudreuse, les corridors bien noirs ! « Pauvre ange, dis-je en soupirant, puisque tu n’as pas d’ailes, si tu viens encore, avertis-moi d’avance et je te porterai ! »
Enfin je grimpai jusqu’à ma porte et je m’arrêtai là, inquiet et palpitant.
Mon inexpérience d’écolier, de provincial (et de provincial champenois, qui pis est), me revint en mémoire, et j’eus peur : « Hannibal, me disais-je, tu sais vaincre, mais sauras-tu profiter de ta victoire ? » Il fallut pourtant me décider, et j’ouvris… Hélas, malédiction ! damnation ! enfer ! j’avais été dupe d’une mystification : ma petite chambre était vide.
Un doux grognement répondit à mes jurements romantiques : c’était Mignonnette réveillée, qui, sautant à bas du lit, se dressait devant moi sur ses pattes de derrière, coiffée d’une toque de velours noir, vêtue d’une veste écarlate, sans manches, à la manière orientale, et remuant la queue sous une robe de soie et de paillettes. Une lettre qu’elle portait dans sa gueule m’expliqua tout le mystère. Cette lettre était d’un de mes amis, qui, connaissant ma passion pour les chiens et les spectacles, avait acheté, pour m’en faire cadeau, cette chienne artiste au directeur d’un théâtre forain. Mignonnette était bien une personne du sexe ; Mignonnette était bien une actrice, et la prédiction du sorcier était accomplie ; mais de quelle manière, hélas ! Le dépit me rendit injuste et cruel un instant, et je battis le pauvre animal. Puis quoiqu’il fût bien tard, je courus à l’Odéon, où j’arrivais encore assez à temps pour voir tomber avec grâce, sous le poignard d’Othello, ma dame de cœur qui s’appelait, ce soir-là,… Desdémone.
- ↑ Cette nouvelle, publiée du vivant de l’auteur, dans un journal de modes, est reproduite ici pour la première fois.