La Joie de vivre/5
V
Chaque soir, dans la salle à manger, lorsque Véronique avait enlevé la nappe, la même conversation recommençait entre madame Chanteau et Louise ; tandis que Chanteau, absorbé par la lecture de son journal, se contentait de répondre d’un mot aux rares questions de sa femme. Durant les quinze jours où Lazare avait cru Pauline en danger, il n’était même pas descendu pour se mettre à table ; maintenant, il dînait en bas, mais dès le dessert il remontait près de la convalescente ; et il était à peine dans l’escalier, que madame Chanteau reprenait ses plaintes de la veille.
D’abord, elle se faisait tendre.
— Pauvre enfant, il s’épuise… Ce n’est pas raisonnable vraiment de risquer ainsi sa santé. Voici trois semaines qu’il ne dort plus… Il a encore pâli depuis hier.
Et elle plaignait aussi Pauline : la chère petite souffrait beaucoup, on ne pouvait passer une minute en haut, sans avoir le cœur retourné. Mais, peu à peu, elle en venait au dérangement que cette malade causait dans la maison : tout restait en l’air, impossible de manger quelque chose de chaud, c’était à ne plus savoir si l’on vivait. Là, elle s’interrompait pour demander à son mari :
— Véronique a-t-elle seulement songé à ton eau de guimauve ?
— Oui, oui, répondait-il par-dessus son journal.
Alors, elle baissait la voix, en s’adressant à Louise.
— C’est drôle, cette malheureuse Pauline ne nous a jamais porté bonheur. Et dire que des gens la croient notre bon ange ! Va, je sais les commérages qui courent… À Caen, n’est-ce pas ? Louisette, on raconte qu’elle nous a enrichis. Ah ! oui, enrichis !… Tu peux être franche, je me moque bien des mauvaises langues !
— Mon Dieu ! on cause sur vous comme sur tout le monde, murmurait la jeune fille. Le mois dernier, j’ai encore remis à sa place la femme d’un notaire qui parlait de ça, sans en connaître le premier mot… Vous n’empêcherez pas les gens de parler.
Dès ce moment, madame Chanteau ne se retenait plus. Oui, ils étaient les victimes de leur bon cœur. Est-ce qu’ils avaient eu besoin de quelqu’un pour vivre, avant l’arrivée de Pauline ? Où serait-elle à présent, dans quel coin du pavé de Paris, s’ils n’avaient pas consenti à la prendre ? Et l’on était bien venu, en vérité, de causer de son argent : un argent dont eux, personnellement, n’avaient eu qu’à souffrir ; un argent qui semblait avoir apporté la ruine dans la maison. Car, enfin, les faits parlaient assez haut : jamais son fils ne se serait embarqué dans cette stupide exploitation des algues, jamais il n’aurait perdu son temps à vouloir empêcher la mer d’écraser Bonneville, sans cette Pauline de malheur qui lui tournait la tête. Tant pis pour elle, si elle y avait laissé des sous ! lui, le pauvre garçon, y avait bien laissé de sa santé et de son avenir ! Madame Chanteau ne tarissait pas en rancune contre les cent cinquante mille francs dont son secrétaire gardait la fièvre. C’étaient les grosses sommes englouties, les petites sommes prises encore chaque jour et agrandissant le trou, qui la jetaient ainsi hors d’elle, comme si elle sentait là le ferment mauvais, où s’était décomposée son honnêteté. Aujourd’hui, la décomposition était faite, elle exécrait Pauline, de tout l’argent qu’elle lui devait.
— Que veux-tu qu’on dise à une entêtée de cette espèce ? continuait elle. Elle est horriblement avare au fond, et c’est le gaspillage en personne. Elle jettera douze mille francs à la mer pour ces pêcheurs de Bonneville qui se moquent de nous, elle nourrira la marmaille pouilleuse du pays, et je tremble, parole d’honneur ! quand j’ai quarante sous à lui demander. Arrange cela… Elle a un cœur de roc, avec son air de tout donner aux autres.
Souvent, Véronique entrait, promenant la vaisselle ou apportant le thé ; et elle s’attardait, elle écoutait, se permettait même parfois d’intervenir.
— Mademoiselle Pauline, un cœur de roc ! oh ! Madame peut-elle dire ça !
D’un regard sévère, madame Chanteau lui imposait silence. Puis, les coudes sur la table, elle entrait dans des calculs compliqués, comme se parlant à elle-même.
— Je ne l’ai plus à garder, son argent, Dieu merci ! mais je serais curieuse de savoir ce qu’il lui en reste. Pas soixante-dix mille francs, je le jurerais… Dame ! comptons un peu : trois mille déjà pour l’essai des charpentes, et deux cents francs au moins d’aumônes chaque mois, et les quatre-vingt-dix francs de sa pension, ici. Ça va vite… Veux-tu parier, Louisette, qu’elle se ruinera ? Oui, tu la verras sur la paille… Et, si elle se ruine, qui voudra d’elle, comment fera-t-elle pour vivre ?
Véronique, du coup, ne pouvait se contenir.
— J’espère bien que Madame ne la mettrait pas à la porte.
— Hein ! quoi ? reprenait furieusement sa maîtresse, que vient-elle nous chanter, celle-là ?… Il n’est bien sûr pas question de mettre quelqu’un à la porte. Jamais je n’ai mis personne à la porte… Je dis que, lorsqu’on a hérité d’une fortune, rien ne me paraît plus sot que de la gâcher et de retomber à la charge des autres… Va donc voir dans ta cuisine si j’y suis, ma fille !
La bonne s’en allait, en mâchant de sourdes protestations. Et il se faisait un silence, pendant que Louise servait le thé. On n’entendait plus que le petit craquement du journal, dont Chanteau lisait jusqu’aux annonces. Parfois, ce dernier échangeait quelques mots avec la jeune fille.
— Va, tu peux ajouter un morceau de sucre… As-tu reçu enfin une lettre de ton père ?
— Ah ! oui, jamais ! répondait-elle en riant. Mais, vous savez, si je vous gêne, je puis partir. Vous êtes assez encombrés déjà avec Pauline malade… Je voulais me sauver, c’est vous qui m’avez retenue.
Il tâchait de l’interrompre.
— On ne te parle pas de ça. Tu es trop aimable de nous tenir compagnie, en attendant que la pauvre enfant puisse redescendre.
— Je me réfugie à Arromanches, jusqu’à l’arrivée de mon père, si vous ne voulez plus de moi, continua-t-elle, sans paraître l’entendre, pour le taquiner. Ma tante Léonie a loué un chalet ; et il y a du monde là-bas, une plage où l’on peut se baigner au moins… Seulement, elle est si ennuyeuse, ma tante Léonie !
Chanteau finissait par rire de ces espiègleries de grande fille caressante. Cependant, sans qu’il osât l’avouer devant sa femme, tout son cœur était pour Pauline, qui le soignait d’une main si légère. Et il se replongeait dans son journal, dès que madame Chanteau, perdue au fond de ses réflexions, en sortait brusquement, comme d’un rêve.
— Vois-tu, il y a une chose que je ne lui pardonne pas, c’est de m’avoir pris mon fils… Il reste à peine un quart d’heure à table. On se parle toujours en courant.
— Cela va cesser, faisait remarquer Louise. Il faut bien que quelqu’un veille près d’elle.
La mère hochait la tête. Ses lèvres se pinçaient. Les paroles qu’elle semblait vouloir retenir sortaient quand même.
— Possible ! mais c’est drôle, un garçon toujours avec une fille malade… Ah ! je ne l’ai pas mâché, j’ai dit ce que j’en pensais, tant pis s’il arrive des ennuis !
Et, devant les regards embarrassés de Louise, elle ajoutait :
— D’ailleurs, ce n’est guère bon à respirer, l’air de cette chambre. Elle pourrait très bien lui donner son mal de gorge… Ces jeunes filles qui paraissent si grasses, ont quelquefois toutes sortes de vices dans le sang. Veux-tu que je te le dise ? eh bien ! moi, je ne la crois pas saine.
Louise, doucement, continuait à défendre son amie. Elle la trouvait si gentille ! et c’était là son argument unique, qui répondait aux accusations de mauvais cœur et de mauvaise santé. Un besoin de grâce, d’équilibre heureux, lui faisait combattre la rancune trop rude de madame Chanteau, bien que, chaque jour, elle l’écoutât en souriant renchérir sur sa haine de la veille. Elle se récriait, excitée par la violence des mots, toute rose du sourd plaisir qu’elle goûtait à se sentir préférée, maîtresse maintenant de la maison. Elle était comme la Minouche, elle se caressait aux autres, sans méchanceté tant qu’on ne troublait pas son plaisir.
Enfin, chaque soir, après avoir passé par les mêmes redites, la conversation aboutissait à ce début de phrase, prononcé lentement :
— Non, Louisette, la femme qu’il faudrait à mon fils…
Madame Chanteau repartait de là, s’étendait sur les qualités qu’elle exigeait d’une bru parfaite ; et ses yeux ne quittaient plus ceux de la jeune fille, tâchaient de faire entrer en elle les choses qu’elle ne disait pas. Tout le portrait de celle-ci se déroulait : une jeune personne bien élevée, connaissant déjà le monde, capable de recevoir, plutôt gracieuse que belle, surtout très femme, car elle disait détester ces filles garçonnières, brutales sous prétexte de franchise. Puis, il y avait la question de l’argent, la seule décisive, qu’elle effleurait d’un mot : certes, la dot ne comptait pas, mais son fils avait de grands projets, il ne pouvait s’engager dans un mariage ruineux.
— Tiens ! ma chère, Pauline n’aurait pas eu un sou, serait tombée ici sans une chemise, eh bien ! le mariage serait fait depuis des années… Seulement, ne veux-tu pas que je tremble, lorsque je vois l’argent fondre ainsi dans ses mains ? Elle ira loin, n’est-ce pas ? à cette heure, avec ses soixante mille francs… Non, Lazare vaut mieux que cela, je ne le donnerai jamais à une folle qui rognera sur la nourriture, pour se ruiner en bêtises !
— Oh ! l’argent ne signifie rien, répondait Louise, dont les yeux se baissaient. Cependant, il en faut.
Sans qu’il fût plus nettement question de sa dot, les deux cent mille francs semblaient être là, sur la table, éclairés par la lueur dormante de la suspension. C’était à les sentir, à les voir, que madame Chanteau s’enfiévrait ainsi, écartant du geste les soixante pauvres mille francs de l’autre, rêvant de conquérir cette dernière venue, avec sa fortune intacte. Elle avait remarqué le coup de désir de son fils, avant les ennuis qui le retenaient en haut. Si la jeune fille l’aimait également, pourquoi ne pas les marier ensemble ? Le père consentirait, surtout dans un cas de passion partagée. Et elle soufflait sur cette passion, elle passait le reste de la soirée à murmurer des phrases troublantes.
— Mon Lazare est si bon ! Personne ne le connaît. Toi-même, Louisette, tu ne peux te douter combien il est tendre… Ah ! je ne plaindrai pas sa femme ! Elle est sûre d’être aimée, celle-là !… Et bien portant toujours ! Une peau de poulet. Mon aïeul, le chevalier de la Vignière, avait la peau si blanche, qu’il se décolletait comme une femme, dans les bals masqués de son temps.
Louise rougissait, riait, très amusée de ces détails. La cour que la mère lui faisait pour le fils, ces confidences d’entremetteuse honnête qui pouvaient aller loin entre deux femmes, l’auraient retenue là toute la nuit. Mais Chanteau finissait par s’endormir sur son journal.
— Est-ce qu’on ne va pas bientôt se coucher ? demandait-il en bâillant.
Puis, comme il n’était plus depuis longtemps à la conversation, il ajoutait :
— Vous avez beau dire, elle n’est pas méchante… Je serai content, le jour où elle redescendra manger sa soupe à côté de moi.
— Nous serons tous contents, s’écriait madame Chanteau avec aigreur. On parle, on dit ce qu’on pense, mais ça n’empêche pas d’aimer le monde.
— Cette pauvre chérie ! déclarait à son tour Louise, je lui prendrais volontiers la moitié de son mal, si ça pouvait se faire… Elle est si gentille !
Véronique, qui apportait les bougeoirs, intervenait de nouveau.
— Vous avez bien raison d’être son amie, mademoiselle Louise, car il faudrait avoir un pavé au lieu de cœur, pour comploter de vilaines choses contre elle.
— C’est bon, on ne te demande pas ton avis, reprenait madame Chanteau. Tu ferais mieux de nettoyer tes bougeoirs… Est-il assez dégoûtant, celui-là !
Tout le monde se levait. Chanteau, fuyant devant cette explication orageuse, s’enfermait dans sa chambre, au rez-de-chaussée. Mais, quand les deux femmes étaient montées au premier étage, où leurs chambres se faisaient face, elles ne se couchaient pas encore. Presque toujours, madame Chanteau emmenait un instant Louise chez elle ; et là, elle se remettait parler de Lazare, étalait ses portraits, allait jusqu’à sortir des souvenirs de lui : une dent qu’on lui avait arrachée tout jeune, des cheveux pâlis de sa première enfance, même d’anciens vêtements, son nœud de communion, sa première culotte.
— Tiens ! voilà de ses cheveux, dit-elle un soir. Tu ne m’en prives pas, j’en ai de tous les âges.
Et, lorsque Louise était enfin au lit, elle ne pouvait fermer les yeux, sous l’obsession de ce garçon que sa mère lui poussait ainsi dans les bras. Elle se retournait, brûlée d’insomnie, le voyait se détacher des ténèbres, avec sa peau blanche. Souvent elle prêtait l’oreille, pour écouter s’il ne marchait pas, à l’étage supérieur ; et l’idée qu’il veillait sans doute encore près de Pauline couchée, redoublait sa fièvre, au point qu’elle devait rejeter le drap et s’endormir la gorge nue.
En haut, la convalescence marchait lentement. Bien que la malade fût hors de danger, elle restait très faible, épuisée par des accès de fièvre qui étonnaient le médecin. Comme le disait Lazare, les médecins étaient toujours étonnés. Lui, à chaque heure, devenait plus irritable. La brusque lassitude qu’il avait éprouvée dès la fin de la crise, semblait augmenter, tournait à une sorte de malaise inquiet. Maintenant qu’il ne se battait plus contre la mort, il souffrait de la chambre sans air, des cuillerées de potion qu’il devait donner à heure fixe, de toutes les misères de la maladie, dont il avait d’abord pris sa part si ardemment. Elle pouvait se passer de lui, et il retombait dans l’ennui de son existence vide, un ennui qui le laissait les mains ballantes, changeant de siège, se promenant avec des regards désespérés aux quatre murs, s’oubliant devant la fenêtre, sans rien voir. Dès qu’il ouvrait un livre pour lire à côté d’elle, il étouffait des bâillements entre les pages.
— Lazare, dit un jour Pauline, tu devrais sortir. Véronique suffirait.
Il refusa violemment. Elle ne pouvait donc plus le supporter, qu’elle le renvoyait ? Ce serait gentil peut-être, de l’abandonner ainsi, avant de l’avoir remise complètement sur pied ! Il se calma enfin, pendant qu’elle s’expliquait avec douceur.
— Tu ne m’abandonnerais pas pour prendre un peu l’air… Sors l’après-midi. Nous serons bien avancés, si tu tombes malade à ton tour !
Mais elle eut la maladresse d’ajouter :
— Je te vois bien bâiller toute la journée.
— Moi, je bâille ! cria-t-il. Dis tout de suite que je n’ai pas de cœur… Vrai ! tu me récompenses joliment !
Pauline, le lendemain, fut plus habile. Elle affecta un vif désir de voir continuer la construction des épis et des palissades : les grandes marées d’hiver allaient venir, les charpentes d’essai seraient emportées, si l’on ne complétait pas le système de défense. Mais Lazare n’avait déjà plus son coup d’enthousiasme ; il se montrait mécontent de l’assemblage sur lequel il comptait, des études nouvelles étaient nécessaires ; enfin, on dépasserait le devis, et le conseil général n’avait pas encore voté un sou. Pendant deux jours, elle dut alors réveiller son amour-propre d’inventeur : est-ce qu’il consentait à être battu par la mer, devant tout le pays, qui riait déjà ? quant à l’argent, il serait certainement remboursé, si elle l’avançait, comme c’était convenu. Peu à peu, Lazare sembla se passionner de nouveau. Il refit ses plans, il appela le charpentier d’Arromanches, avec lequel il eut des entretiens dans sa chambre, dont il laissait la porte ouverte, afin d’accourir au premier appel.
— Maintenant, déclarait-il en l’embrassant un matin, la mer ne nous cassera pas une allumette, je suis sûr de mon affaire… Dès que tu pourras marcher, nous irons voir l’état des charpentes.
Justement, Louise était montée prendre des nouvelles de Pauline, et comme elle la baisait aussi, cette dernière lui souffla à l’oreille :
— Emmène-le.
Lazare d’abord refusa. Il attendait le docteur. Mais Louise riait, lui répétait qu’il était trop galant pour la laisser aller seule chez les Gonin, où elle choisissait elle-même des langoustes, qu’elle envoyait à Caen. Il pourrait, au passage, donner un coup d’œil à l’épi.
— Va, tu me feras plaisir, dit Pauline. Prends-lui donc le bras, Louise… C’est ça, ne le lâche plus.
Elle s’égayait, les deux autres se poussaient en plaisantant ; et, lorsqu’ils sortirent, elle redevint sérieuse, elle se pencha au bord du lit, pour écouter leurs pas et leurs rires, qui se perdaient dans l’escalier.
Un quart d’heure plus tard, Véronique parut avec le docteur. Puis, elle s’installa au chevet de Pauline, sans abandonner ses casseroles, montant à chaque minute, passant là une heure, entre deux sauces. Cela ne se fit pas d’un coup. Lazare était revenu le soir ; mais il sortit de nouveau, le lendemain ; et, chaque jour, emporté par la vie du dehors, il abrégeait ses visites, ne demeurait plus que le temps de prendre des nouvelles. C’était d’ailleurs Pauline qui le renvoyait, s’il parlait seulement de s’asseoir. Lorsqu’il rentrait avec Louise, elle les forçait à raconter leur promenade, heureuse de leur animation, du grand air qu’ils rapportaient dans leurs cheveux. Ils semblaient si camarades, qu’elle ne les soupçonnait plus. Et, dès qu’elle apercevait Véronique, la potion à la main, elle criait gaiement :
— Allez-vous-en donc ! vous me gênez.
Parfois, elle rappelait Louise pour lui recommander Lazare, comme un enfant.
— Tâche qu’il ne s’ennuie pas. Il a besoin de distraction… Et faites une bonne course, je ne veux pas vous voir d’aujourd’hui.
Quand elle était seule, ses yeux fixes semblaient les suivre au loin. Elle passait les journées à lire, en attendant le retour de ses forces, si brisée encore, que deux ou trois heures de fauteuil l’épuisaient. Souvent, elle laissait tomber le livre sur ses genoux, une songerie l’égarait à la suite de son cousin et de son amie. S’ils avaient longé la plage, ils devaient arriver aux grottes, où il faisait bon sur le sable, à l’heure fraîche de la marée. Et elle croyait, dans la persistance de ces visions, n’éprouver que le regret de ne pouvoir être avec eux. Ses lectures, du reste, l’ennuyaient. Les romans qui traînaient dans la maison, des histoires d’amour aux trahisons poétiques, avaient toujours révolté sa droiture, son besoin de se donner et de ne plus se reprendre. Était-ce possible qu’on mentît à son cœur, qu’on cessât d’aimer un jour, après avoir aimé ? Elle repoussait le livre. Maintenant, ses regards perdus voyaient là-bas, au-delà des murs, son cousin qui ramenait son amie, dont il soutenait la marche lasse, l’un contre l’autre, chuchotant avec des rires.
— Votre potion, mademoiselle, disait brusquement Véronique, dont la grosse voix, derrière elle, l’éveillait en sursaut.
Au bout de la première semaine, Lazare n’entrait plus sans frapper. Un matin, comme il poussait la porte, il aperçut Pauline, les bras nus, qui se peignait dans son lit.
— Oh ! pardon ! murmura-t-il en se rejetant en arrière.
— Quoi donc ? cria-t-elle, je te fais peur ?
Alors, il se décida, mais il craignait de l’embarrasser, il détournait la tête, pendant qu’elle achevait de rattacher ses cheveux.
— Tiens ! passe-moi une camisole, dit-elle tranquillement. Là, dans le premier tiroir… Je vais mieux, je redeviens coquette.
Lui, se troublait, ne trouvait que des chemises. Enfin, quand il lui eut jeté une camisole, il attendit devant la fenêtre qu’elle se fût boutonnée jusqu’au menton. Quinze jours plus tôt, lorsqu’il la croyait à l’agonie, il la levait sur ses bras comme une petite fille, sans voir qu’elle était nue. À cette heure, le désordre même de la chambre le blessait. Et elle aussi, gagnée par sa gêne, en arriva bientôt à ne plus demander les services intimes qu’il lui avait rendus un instant.
— Véronique, ferme donc la porte ! cria-t-elle un matin, en entendant le jeune homme marcher dans le corridor. Cache tout ça, et donne-moi ce fichu.
Pauline, cependant, allait de mieux en mieux. Son grand plaisir, lorsqu’elle put se tenir debout et s’accouder à la fenêtre, fut de suivre, au loin, la construction des épis. On entendait nettement les coups de marteau, on voyait l’équipe de sept ou huit hommes, dont les taches noires s’agitaient comme de grandes fourmis, sur les galets jaunes de la plage. Entre deux marées, ils se bousculaient ; puis, ils devaient reculer devant le flot montant. Mais Pauline, surtout, s’intéressait au veston blanc de Lazare et à la robe rose de Louise, qui éclataient au soleil. Elle les suivait, les retrouvait toujours, aurait pu raconter l’emploi de leur journée, à un geste près. Maintenant que les travaux étaient poussés vigoureusement, tous deux ne pouvaient plus s’écarter, aller aux grottes, derrière les falaises. Elle les avait sans cesse à un kilomètre, d’une délicatesse amusante de poupées, sous le ciel immense. Et, dans ses forces qui revenaient, dans la gaieté de sa convalescence, entrait pour beaucoup, à son insu, la joie jalouse d’être ainsi avec eux.
— Hein ? ça vous distrait, de regarder travailler ces hommes, répétait chaque jour Véronique, pendant qu’elle balayait la chambre. Bien sûr, ça vaut mieux que de lire. Moi, les livres me cassent la tête. Et, quand on a du sang à se refaire, voyez-vous, faut ouvrir le bec au soleil comme les dindons, pour en boire de grandes goulées.
Elle n’était pas causeuse d’habitude, on la trouvait même sournoise. Mais, avec Pauline, elle bavardait par amitié, croyant lui faire du bien.
— Drôle de travail tout de même ! Enfin, pourvu que ça plaise à monsieur Lazare… Quand je dis que ça lui plaît, il n’a déjà pas l’air si en train ! Mais il est orgueilleux, et il s’obstine, quitte à en crever d’ennui… Avec ça, s’il lâche une minute ces soûlards d’ouvriers, ils lui plantent tout de suite des clous de travers.
Après avoir promené son balai sous le lit, elle continuait :
— Quant à la duchesse…
Pauline, qui écoutait d’une oreille distraite, s’étonnait de ce mot.
— Comment ! la duchesse ?
— Mademoiselle Louise donc ! Est-ce qu’on ne la dirait pas sortie de la cuisse de Jupiter ?… Si vous voyiez, dans sa chambre, tous ses petits pots, des pommades, des liqueurs ! Dès qu’on entre, ça vous prend au gosier, tellement ça embaume… Elle n’est pourtant pas si jolie que vous.
— Oh ! moi, je ne suis plus qu’une paysanne, reprenait la jeune fille avec un sourire. Louise est très gracieuse.
— Possible ! mais elle n’a pas de chair tout de même. Je la vois bien, quand elle se débarbouille… Si j’étais homme seulement, c’est moi qui n’hésiterais pas !
Emportée par le feu de sa conviction, elle venait alors s’accouder près de Pauline.
— Regardez-la donc sur le sable, si l’on ne dirait pas une vraie crevette ! Sans doute que c’est loin, et qu’elle ne peut paraître d’ici large comme une tour. Mais, enfin, il faut au moins avoir l’air de quelque chose… Ah ! voilà monsieur Lazare qui la soulève, pour qu’elle ne mouille pas ses bottines. Il n’en a pas gros dans les bras, allez ! C’est vrai qu’il y a des hommes qui aiment les os…
Véronique s’interrompait net, en sentant près d’elle le tressaillement de Pauline. Sans cesse elle revenait à ce sujet, avec la démangeaison d’en dire davantage. Tout ce qu’elle entendait, tout ce qu’elle voyait à présent, lui restait dans la gorge et l’étranglait : les conversations du soir où la jeune fille était mangée, les rires furtifs de Lazare et de Louise, la maison entière ingrate, glissant à la trahison. Si elle était montée sur le coup, quand une injustice trop forte révoltait son bon sens, elle aurait tout rapporté à la convalescente ; mais la peur de rendre celle-ci malade encore la retenait à piétiner dans sa cuisine, brutalisant ses marmites, jurant que ça ne pouvait pas durer, qu’elle éclaterait une bonne fois. Puis, en haut, dès qu’un mot inquiétant lui échappait, elle tâchait de le rattraper, elle l’expliquait avec une maladresse touchante.
— Dieu merci ! monsieur Lazare ne les aime pas, les os ! Il est allé à Paris, il a trop bon goût… Vous voyez, il vient de la remettre par terre, comme s’il jetait une allumette.
Et Véronique, craignant de lâcher d’autres choses inutiles, brandissait le plumeau pour achever le ménage ; tandis que Pauline, absorbée, suivait jusqu’au soir, à l’horizon, la robe bleue de Louise et le veston blanc de Lazare au milieu des taches sombres des ouvriers.
Comme la convalescence s’achevait enfin, Chanteau fut pris d’un violent accès de goutte, qui décida la jeune fille à descendre, malgré sa faiblesse. La première fois qu’elle sortit de sa chambre, ce fut pour aller s’asseoir au chevet d’un malade. Ainsi que madame Chanteau le disait avec rancune, la maison était un vrai hôpital. Depuis quelque temps, son mari ne quittait plus la chaise longue. À la suite de crises répétées, son corps entier se prenait, le mal montait des pieds aux genoux, puis aux coudes et aux mains. La petite perle blanche de l’oreille était tombée ; d’autres, plus fortes, avaient paru ; et toutes les jointures se tuméfiaient, la craie des tophus perçait partout sous la peau, en pointes blanchâtres, pareilles à des yeux d’écrevisse. C’était maintenant la goutte chronique, inguérissable, la goutte qui ankylose et qui déforme.
— Mon Dieu ! que je souffre ! répétait Chanteau. Ma jambe gauche est raide comme du bois ; pas possible de remuer le pied ni le genou… Et mon coude, le voilà qui brûle aussi. Regarde-le donc.
Pauline constata au coude gauche une tumeur très enflammée. Il se plaignait surtout de cette jointure, où la douleur devint bientôt insupportable. Le bras étendu, il soupirait, en ne quittant pas des yeux sa main, une main pitoyable aux phalanges enflées de nœuds, au pouce dévié et comme cassé d’un coup de marteau.
— Je ne peux pas rester, il faut que tu m’aides… J’avais trouvé une si bonne position ! Et tout de suite ça recommence, on dirait qu’on me racle les os avec une scie… Tâche de me relever un peu.
Vingt fois dans une heure, il fallait le changer de place. Une anxiété continue l’agitait, toujours il espérait un soulagement. Mais elle se sentait si peu forte encore, qu’elle n’osait le remuer à elle seule. Elle murmurait :
— Véronique, prends-le doucement avec moi.
— Non, non ! criait-il, pas Véronique ! Elle me secoue.
Alors, Pauline devait faire un effort, dont craquaient ses épaules. Et, si légèrement qu’elle le retournât, il poussait un hurlement qui mettait la bonne en fuite. Celle-ci jurait qu’il fallait être une sainte comme mademoiselle, pour ne pas se dégoûter d’une pareille besogne ; car le bon Dieu lui-même se serait sauvé, en entendant gueuler monsieur.
Les crises, cependant, devenaient moins aiguës ; mais elles ne cessaient pas, elles duraient nuit et jour, exaspérantes de malaise, arrivant à une torture sans nom par l’angoisse de l’immobilité. Ce n’étaient plus seulement les pieds qu’un animal rongeait, c’était tout le corps qui se trouvait broyé, comme sous l’entêtement d’une meule. Et il n’y avait point de soulagement possible, elle ne pouvait que demeurer là, soumise à ses caprices, toujours prête à le changer de position, sans qu’il en retirât jamais une heure de calme. Le pis était que la souffrance le rendait injuste et brutal, il lui parlait furieusement, comme à une servante maladroite.
— Tiens ! tu es aussi bête que Véronique !… S’il est permis de m’entrer tes doigts dans le corps ! Tu as donc des doigts de gendarme ?… Fiche-moi la paix ! je ne veux plus que tu me touches !
Elle, sans répondre, d’une résignation que rien n’entamait, redoublait de douceur. Quand elle le sentait trop irrité, elle se cachait un instant derrière les rideaux, pour qu’il s’apaisât en ne la voyant plus. Souvent, elle y pleurait en silence, non des brutalités du pauvre homme, mais de l’abominable martyre qui le rendait méchant. Et elle l’entendait parler à demi-voix, au milieu de ses plaintes.
— Elle est partie, la sans-cœur… Ah ! je puis bien crever, je n’aurais que la Minouche pour me fermer les yeux. Ce n’est pas Dieu possible qu’on abandonne un chrétien de la sorte… Je parie qu’elle est dans la cuisine à boire du bouillon.
Puis, après avoir lutté un moment, il grognait plus fort, et il se décidait enfin à dire :
— Pauline, es-tu là ?… Viens donc me soulever un peu, il n’y a pas moyen de rester ainsi… Essayons sur le côté gauche, veux-tu ?
Des attendrissements le prenaient, il lui demandait pardon de n’avoir pas été gentil avec elle. Parfois, il voulait qu’elle fît entrer Mathieu, pour être moins seul, s’imaginant que la présence du chien lui était favorable. Mais il avait surtout dans Minouche une compagne fidèle, car elle adorait les chambres closes des malades, elle passait maintenant les journées sur un fauteuil, en face du lit. Les plaintes trop vives semblaient pourtant la surprendre. Quand il criait, elle restait assise sur sa queue, elle le regardait souffrir de ses yeux ronds, où luisait l’étonnement indigné d’une personne sage, dérangée dans sa quiétude. Pourquoi faisait-il tout ce bruit désagréable et inutile ?
Chaque fois que Pauline accompagnait le docteur Cazenove, elle le suppliait.
— Ne pouvez-vous donc lui faire une piqûre de morphine ? J’ai le cœur brisé de l’entendre.
Le docteur refusait. À quoi bon ? l’accès reviendrait plus violent. Puisque le salicylate paraissait avoir aggravé le mal, il préférait ne tenter aucune drogue nouvelle. Pourtant, il parlait d’essayer le régime du lait, dès que la période aiguë de la crise serait passée. Jusque-là, diète absolue, des boissons diurétiques, et rien autre.
— Au fond, répétait-il, c’est un gourmand qui paie trop cher les bons morceaux. Il a mangé du gibier, je le sais, j’ai vu les plumes. Tant pis, à la fin ! je l’ai assez prévenu, qu’il souffre, puisqu’il aime mieux se gaver et en courir les risques !… Mais ce qui serait moins juste, mon enfant, ce serait que vous vous remissiez au lit. Soyez prudente, n’est-ce pas ? votre santé demande encore des ménagements.
Elle ne se ménageait guère, donnait toutes ses heures, et la notion du temps, de la vie même, lui échappait, dans les journées qu’elle passait près de son oncle, les oreilles bourdonnantes de la plainte dont frissonnait la chambre. Cette obsession était si grande, qu’elle en oubliait Lazare et Louise, échangeant avec eux des mots en courant, ne les retrouvant qu’aux rares minutes où elle traversait la salle à manger. Du reste, les travaux des épis étaient terminés, des pluies violentes retenaient les jeunes gens à la maison, depuis une semaine ; et, lorsque l’idée qu’ils se trouvaient ensemble lui revenait tout à coup, elle était heureuse de les savoir près d’elle.
Jamais madame Chanteau n’avait paru si occupée. Elle profitait, disait-elle, du désarroi où les crises de son mari jetaient la famille, pour revoir ses papiers, faire ses comptes, mettre à jour sa correspondance. Aussi, l’après-midi, s’enfermait-elle dans sa chambre, en abandonnant Louise, qui montait aussitôt chez Lazare, car elle avait la solitude en horreur. L’habitude en était prise, ils demeuraient ensemble jusqu’au dîner dans la grande pièce du second étage, cette pièce qui avait servi si longtemps à Pauline de salle d’étude et de récréation.
L’étroit lit de fer du jeune homme était toujours là, caché derrière le paravent ; tandis que le piano se couvrait de poussière, et que la table immense disparaissait sous un encombrement de papiers, de livres, de brochures. Au milieu de la table, entre deux paquets d’algues séchées, il y avait un épi grand comme un joujou, taillé au couteau dans du sapin, et qui rappelait le chef-d’œuvre du grand-père, le pont dont la boîte vitrée ornait la salle à manger.
Lazare, depuis quelque temps, se montrait nerveux. Son équipe d’ouvriers l’avait exaspéré, il venait de se débarrasser des travaux ainsi que d’une corvée trop lourde, sans goûter la joie de voir enfin son idée debout. D’autres projets l’occupaient, des projets confus d’avenir, des places à Caen, des ouvrages destinés à le pousser très haut. Mais il ne faisait toujours aucune démarche sérieuse, il retombait dans une oisiveté qui l’aigrissait, moins fort, moins courageux à chaque heure. Ce malaise s’aggravait de la secousse profonde dont la maladie de Pauline l’avait ébranlé, d’un besoin continuel de grand air, d’une singulière excitation physique, comme s’il eût obéi à l’impérieuse nécessité de prendre sa revanche contre la douleur. La présence de Louise irritait encore sa fièvre ; elle ne pouvait lui parler sans s’appuyer à son épaule, elle lui soufflait ses jolis rires au visage ; et ses grâces de chatte, son odeur de femme coquette, tout cet abandon amical et troublant, achevait de le griser. Il en arrivait à un désir maladif, combattu de scrupules. Avec une amie d’enfance, chez sa mère, cela était impossible, l’idée de l’honnêteté lui cassait brusquement les bras, lorsqu’il la saisissait en jouant, et qu’un feu brusque lui jetait le sang à la peau. Dans ce débat, ce n’était jamais l’image de Pauline qui l’arrêtait : elle n’en aurait rien su, un mari trompe bien sa femme avec une servante. La nuit, il imaginait des histoires, on avait renvoyé Véronique devenue insupportable, Louise n’était plus qu’une petite bonne, qu’il allait retrouver pieds nus. Comme la vie s’arrangeait mal ! Aussi exagérait-il, du matin au soir, son pessimisme sur les femmes et l’amour, dans des boutades féroces. Tout le mal venait des femmes, sottes, légères, éternisant la douleur par le désir, et l’amour n’était qu’une duperie, l’égoïste poussée des générations futures qui voulaient vivre. Schopenhauer entier y passait, avec des brutalités, dont la jeune fille, rougissante, s’égayait beaucoup. Et peu à peu, il l’aimait davantage, une véritable passion se dégageait de ces dédains furieux, il se lançait dans cette nouvelle tendresse avec sa fougue première, toujours en quête d’un bonheur qui avortait.
Chez Louise, il n’y avait eu longtemps qu’un jeu naturel de coquetterie. Elle adorait les petits soins, les louanges chuchotées, l’effleurement des hommes aimables, tout de suite dépaysée et triste si l’on ne s’occupait plus d’elle. Ses sens de vierge dormaient, elle en restait seulement au caquetage, aux privautés permises d’une cour galante de chaque minute. Lorsque Lazare la négligeait un instant pour écrire une lettre ou pour s’absorber dans une de ses mélancolies subites, sans cause apparente, elle devenait si malheureuse, qu’elle se mettait à le taquiner, à le provoquer, préférant le danger à l’oubli. Plus tard, cependant, la peur l’avait prise, un jour que l’haleine du jeune homme passait comme une flamme sur sa nuque délicate. Elle était suffisamment instruite par ses longues années de pensionnat, pour ne rien ignorer de ce qui la menaçait ; et, dès ce moment, elle avait vécu dans l’attente à la fois délicieuse et effrayée d’un malheur possible ; non qu’elle le souhaitât le moins du monde, ni même qu’elle en raisonnât nettement, car elle comptait bien y échapper, sans cesser de s’y exposer, pourtant, tellement son bonheur de femme était fait de cette lutte à fleur d’épiderme, de son abandon et de son refus.
En haut, dans la grande chambre, Lazare et Louise se sentirent encore plus l’un à l’autre. La famille complice semblait vouloir les perdre, lui désœuvré, malade de solitude, elle troublée par les détails intimes, les renseignements passionnés que madame Chanteau donnait sur son fils. Ils se réfugiaient là, sous le prétexte de moins entendre les cris du père, tordu en bas par la goutte ; et ils y vivaient, sans toucher à un livre, sans ouvrir le piano, uniquement occupés d’eux, s’étourdissant de causeries interminables.
Le jour où l’accès de Chanteau fut à son paroxysme, la maison entière trembla de ses cris. C’étaient des lamentations, longues, déchirées, pareilles aux hurlements d’une bête qu’on égorge. Après le déjeuner, avalé rapidement dans une exaspération nerveuse, madame Chanteau se sauva, en disant :
— Je ne peux pas, je me mettrais à hurler aussi. Si l’on me demande, je suis chez moi, à écrire… Et toi, Lazare, emmène vite Louise dans ta chambre. Enfermez-vous bien, tâche de l’égayer, car elle a vraiment du plaisir ici, cette pauvre Louisette !
On l’entendit, à l’étage supérieur, fermer sa porte violemment, tandis que son fils et la jeune fille montaient plus haut.
Pauline était retournée près de son oncle. Elle seule restait calme, dans sa pitié pour tant de douleur. Si elle ne pouvait que demeurer là, elle voulait au moins donner au malheureux le soulagement de ne pas souffrir solitaire, le sentant plus brave contre le mal, lorsqu’elle le regardait, même sans lui adresser la parole. Pendant des heures, elle s’asseyait ainsi près du lit, et elle arrivait à l’apaiser un peu, de ses grands yeux compatissants. Mais, ce jour-là, la tête renversée sur le traversin, le bras étendu, broyé au coude par la souffrance, il ne la voyait même pas, il criait plus fort, dès qu’elle s’approchait.
Vers quatre heures, Pauline, désespérée, alla trouver Véronique à la cuisine, en laissant la porte ouverte. Elle comptait revenir tout de suite.
— Il faudrait pourtant faire quelque chose, murmura-t-elle. J’ai envie d’essayer des compresses d’eau froide. Le docteur dit que c’est dangereux, mais que ça réussit parfois… Je voudrais du linge.
Véronique était d’une humeur exécrable.
— Du linge !… Je viens de monter pour des torchons, et l’on m’a joliment reçue… Faut pas les déranger, paraît-il. C’est propre !
— Si tu demandais à Lazare ? reprit Pauline, sans comprendre encore.
Mais, emportée, la bonne avait mis les poings sur les hanches, et la phrase partit avant toute réflexion.
— Ah ! oui, ils sont bien trop occupés à se lécher la figure, là-haut !
— Comment ? balbutia la jeune fille, devenue très pâle.
Véronique, étonnée elle-même du son de sa voix, voulant rattraper cette confidence qu’elle retenait depuis si longtemps, cherchait une explication, un mensonge, sans rien trouver de raisonnable. Elle s’était emparée des poignets de Pauline, par précaution ; mais celle-ci, brusquement, se dégagea d’une secousse, et se jeta dans l’escalier comme une folle, si étranglée, si convulsée de colère, que la bonne n’osa la suivre, tremblante devant ce masque blanc, qu’elle ne reconnaissait plus. La maison semblait dormir, un silence tombait des étages supérieurs, seul le hurlement de Chanteau montait, au milieu de l’air mort. La jeune fille d’un élan arrivait au premier, lorsqu’elle se heurta contre sa tante. Celle-ci était là, debout, barrant le palier ainsi qu’une sentinelle, aux aguets depuis longtemps peut-être.
— Où vas-tu ? demanda-t-elle.
Pauline, suffoquée, irritée de cet obstacle, ne pouvait répondre.
— Laisse-moi, finit-elle par bégayer.
Et elle eut un geste terrible qui fit reculer madame Chanteau. Puis, d’un nouvel élan, elle monta au second étage pendant que sa tante, pétrifiée, levait les bras, sans un cri. C’était un de ces accès de révolte furieuse, dont la tempête éclatait dans la douceur gaie de sa nature, et qui, tout enfant, la laissait comme morte. Depuis des années, elle se croyait guérie. Mais le souffle jaloux venait de la reprendre si rudement, qu’elle n’aurait pu s’arrêter, sans se briser elle-même.
En haut, lorsque Pauline fut devant la porte de Lazare, elle s’y jeta d’un bond. La clef fut tordue, le battant alla claquer contre le mur. Et ce qu’elle vit acheva de l’affoler. Lazare, qui tenait Louise acculée contre l’armoire, lui mangeait de baisers le menton et le cou ; tandis que celle-ci, défaillante, prise de la peur de l’homme, s’abandonnait. Sans doute ils avaient joué, et le jeu finissait mal.
Il y eut un moment de stupeur. Tous trois se regardaient. Enfin, Pauline cria :
— Ah ! coquine ! coquine !
La trahison de la femme surtout l’exaspérait. D’un geste de mépris, elle avait écarté Lazare, comme un enfant dont elle connaissait la faiblesse. Mais cette femme qui la tutoyait, cette femme qui lui volait son mari, tandis qu’elle soignait un malade, en bas ! Elle l’avait saisie aux épaules, elle la secouait, avec des envies de la battre.
— Dis, pourquoi as-tu fait cela ?… Tu as fait une infamie, entends-tu !
Louise, éperdue, les yeux vacillants, balbutiait :
— C’est lui qui me tenait, qui me cassait les os.
— Lui ? laisse donc ! il aurait éclaté en larmes, si tu l’avais seulement poussé.
La vue de la chambre fouettait encore sa rancune, cette chambre de Lazare où ils s’étaient aimés, où elle aussi avait senti brûler le sang de ses veines, au souffle ardent du jeune homme. Qu’allait-elle donc faire à cette femme, pour se venger ? Stupide d’embarras, il se décidait enfin à intervenir, quand elle lâcha si brutalement Louise, que les épaules de celle-ci tapèrent contre l’armoire.
— Tiens ! j’ai peur de moi… Va-t-en !
Et, dès lors, elle n’eut plus que ce mot, elle la poursuivit à travers la pièce, la jeta dans le corridor, lui fit descendre les marches, en la souffletant du même cri.
— Va-t-en ! va-t-en !… Prends tes affaires, va-t-en !
Cependant, madame Chanteau était restée sur le palier du premier étage. La rapidité de la scène ne lui avait pas permis de s’interposer. Mais elle retrouvait sa voix ; elle donna d’un geste à son fils l’ordre de s’enfermer chez lui ; puis, elle tâcha de calmer Pauline, en affectant la surprise d’abord. Cette dernière, après avoir traqué Louise jusque dans la chambre où celle-ci couchait, répétait toujours :
— Va-t-en ! va-t-en !
— Comment ! qu’elle s’en aille !… Perds-tu la tête ?
Alors, la jeune fille bégaya l’histoire. Un dégoût la soulevait, c’était pour sa nature droite l’action la plus honteuse, sans excuse, sans pardon ; et, à mesure qu’elle y songeait, elle s’emportait davantage, révoltée dans son horreur du mensonge et dans la fidélité de ses tendresses. Lorsqu’on s’était donné, on ne se reprenait pas.
— Va-t-en ! fais ta malle tout de suite… Va-t-en !
Louise, bouleversée, ne trouvant plus un mot de défense, avait déjà ouvert un tiroir, pour en sortir ses chemises. Mais madame Chanteau se fâchait.
— Reste, Louisette !… À la fin, suis-je la maîtresse chez moi ? Qui ose commander ici et se permettre de renvoyer le monde ?… C’est odieux, nous ne sommes pas à la halle !
— Tu n’entends donc pas ? cria Pauline, je viens de la surprendre là-haut avec Lazare… Il l’embrassait.
La mère haussait les épaules. Toute sa rancune amassée lui échappa dans une phrase de honteux soupçon.
— Ils jouaient, où est le mal ?… Est-ce que, lorsque tu étais au lit et qu’il te soignait, nous avons mis le nez dans ce que vous pouviez faire ?
Brusquement, l’excitation de la jeune fille tomba. Elle restait immobile, très pâle, saisie de cette accusation qui se retournait contre elle. Voilà qu’elle devenait la coupable, et que sa tante avait l’air de croire des choses affreuses !
— Que veux-tu dire ? murmura-t-elle. Si tu avais pensé cela, tu ne l’aurais sans doute pas toléré chez toi ?
— Eh ! vous êtes assez grands ! Mais je n’entends pas que mon fils s’achève dans l’inconduite… Laisse tranquille les personnes qui peuvent encore faire d’honnêtes femmes.
Pauline demeura un instant muette, ses larges yeux purs fixés sur madame Chanteau, qui détournait les siens. Puis, elle monta dans sa chambre, en disant d’une voix brève :
— C’est bien, c’est moi qui pars.
Le silence recommença, un lourd silence où la maison entière semblait s’anéantir. Et, dans cette paix soudaine, la plainte de l’oncle monta de nouveau, une plainte de bête agonisante et abandonnée. Sans relâche, elle s’enflait, se dégageait des autres bruits, qu’elle finissait par couvrir.
Maintenant, madame Chanteau regrettait le soupçon qui lui était échappé. Elle en sentait l’injure irréparable, elle éprouvait une inquiétude à l’idée que Pauline allait exécuter sa menace de départ immédiat. Avec une tête pareille, toutes les aventures devenaient possibles ; et que dirait-on d’elle et de son mari, si leur pupille battait les chemins en racontant l’histoire de la rupture ? Peut-être se réfugierait-elle chez le docteur Cazenove, cela ferait un scandale horrible dans le pays. Au fond de cet embarras de madame Chanteau, il y avait la terreur du passé, la crainte de l’argent perdu, qui pouvait se dresser contre eux.
— Ne pleure pas, Louisette, répétait-elle, reprise de colère. Tu vois, nous voilà encore dans de beaux draps par sa faute. Et ce sont toujours des violences, impossible de vivre tranquille !… Je vais tâcher d’arranger ça.
— Je vous en supplie, interrompit Louise, laissez-moi partir. Je souffrirais trop, si je restais… Elle a raison, je veux partir.
— Pas ce soir en tout cas. Il faut que je te remette à ton père… Attends, je monte voir si elle fait réellement sa malle.
Doucement, madame Chanteau alla écouter à la porte de Pauline. Elle l’entendit marcher d’un pas pressé, ouvrant et fermant des meubles. Son idée fut un instant d’entrer et de provoquer une explication, qui noierait tout dans des larmes. Mais elle eut peur, elle se sentit bégayante et rougissante devant cette enfant, ce qui augmenta sa haine. Et, au lieu de frapper, elle descendit à la cuisine, en étouffant le bruit de ses pas. Une idée lui était venue.
— As-tu entendu la scène que Mademoiselle vient encore de nous faire ? demanda-t-elle à Véronique, qui s’était mise à nettoyer rageusement ses cuivres.
La bonne, le nez baissé dans le tripoli, ne répondit pas.
— Elle devient insupportable. Moi, je ne puis plus en rien tirer… Imagine-toi qu’elle veut nous quitter à présent ; oui, elle est en train de prendre ses affaires… Si tu montais, toi ? si tu essayais de la raisonner ?
Et, comme elle n’obtenait toujours pas de réponse :
— Es-tu sourde ?
— Si je ne réponds pas, c’est que je ne veux pas ! cria brusquement Véronique, hors d’elle, en train de frotter un bougeoir à s’écorcher les doigts. Elle a raison de partir, il y a longtemps qu’à sa place j’aurais fiché le camp.
Madame Chanteau l’écoutait, bouche béante, stupéfaite de ce flot débordé de paroles.
— Moi, madame, je ne suis pas bavarde ; mais faut pas me pousser, parce que alors je dis tout… C’est comme ça, je l’aurais flanquée à la mer, le jour où vous l’avez apportée, cette petite ; seulement, je ne peux pas souffrir qu’on fasse du mal au monde, et vous êtes tous à la martyriser tellement, que je finirai un jour par allonger des calottes au premier qui la touchera… Ah ! je m’en moque, vous pouvez bien me donner mes huit jours, elle en saura de belles ! oui, oui, tout ce que vous lui avez fait, avec vos airs de braves gens !
— Veux-tu te taire, enragée ! murmura la vieille dame, inquiète de cette nouvelle scène.
— Non, je ne me tairai pas… C’est trop vilain, entendez-vous ! Il y a des années que ça m’étouffe. Est-ce que ce n’était pas déjà bien joli de lui avoir pris ses sous ? il faut encore que vous lui coupiez le cœur en quatre !… Oh ! je sais ce que je sais, j’ai vu manigancer tout ça… Et, tenez ! monsieur Lazare n’a peut-être pas tant de calcul, mais il n’en vaut guère mieux, il lui donnerait aussi le coup de la mort par égoïsme, histoire de ne pas s’ennuyer… Misère ! Il y en a qui sont nées pour être mangées par les autres !
Elle brandissait son bougeoir, puis elle saisit une casserole qui ronfla comme un tambour, sous le chiffon dont elle l’essuyait. Madame Chanteau avait délibéré si elle ne la jetterait pas dehors. Elle réussit à se vaincre, elle lui demanda froidement :
— Alors, tu ne veux pas monter lui parler ?… C’est pour elle, c’est pour lui éviter des sottises.
De nouveau, Véronique se taisait. Et elle grogna enfin :
— Je monterai tout de même… La raison est la raison, et les coups de tête, ça n’a jamais rien valu.
Elle prit le temps de se laver les mains. Ensuite, elle ôta son tablier sale. Lorsqu’elle se décida à ouvrir la porte du corridor, pour gagner l’escalier, un souffle lamentable entra. C’était le cri de l’oncle, incessant, énervant. Madame Chanteau qui la suivait, parut frappée d’une idée, se reprit à demi-voix, avec insistance :
— Dis-lui qu’elle ne peut laisser Monsieur dans l’état où il est… Entends-tu ?
— Oh ! pour ça, avoua Véronique, il gueule ferme, c’est bien vrai.
Elle monta, pendant que Madame, qui avait allongé la tête vers la chambre de son mari, se gardait d’en refermer la porte. Les plaintes s’engouffraient dans la cage de l’escalier, élargies par la sonorité des étages. En haut, la bonne trouva mademoiselle sur le point de partir, ayant noué en un paquet le peu de linge nécessaire, et résolue à faire prendre le reste, dès le lendemain, par le père Malivoire. Elle s’était calmée, très pâle encore, désespérée, mais d’une raison froide, sans colère aucune.
— Ou elle, ou moi, répondit-elle à toutes les paroles de Véronique, en évitant même de nommer Louise.
Quand Véronique rapporta cette réponse à madame Chanteau, celle-ci se trouvait justement dans la chambre de Louise, qui s’était habillée et qui s’obstinait aussi à partir tout de suite, tremblante, effarée au moindre bruit de porte. Alors, madame Chanteau dut se résigner ; elle envoya prendre à Verchemont la voiture du boulanger, elle décida qu’elle accompagnerait elle-même la jeune fille chez sa tante Léonie, qui habitait Arromanches ; et on raconterait une histoire à cette dernière, on prétexterait la violence de la crise de Chanteau, dont les cris devenaient insupportables.
Après le départ des deux femmes, que Lazare avait mises en voiture, Véronique lança du vestibule, à plein gosier :
— Vous pouvez descendre, mademoiselle : il n’y a plus personne.
La maison semblait vide, le lourd silence était retombé, et la continuelle lamentation du malade éclatait plus haute. Comme Pauline descendait la dernière marche, Lazare, qui revenait de la cour, se trouva en face d’elle. Tout son corps fut pris d’un tremblement nerveux. Il s’arrêta une seconde, il voulait sans doute s’accuser, demander pardon. Mais des larmes le suffoquèrent, et il remonta violemment chez lui, sans avoir rien pu dire. Elle, les yeux secs, la face grave, était entrée dans la chambre de son oncle.
En travers du lit, Chanteau étendait toujours le bras et renversait la tête sur le traversin. Il n’osait plus bouger, il ne devait même pas s’être aperçu de l’absence de la jeune fille, serrant les yeux, ouvrant la bouche, pour crier à l’aise. Aucun des bruits de la maison ne lui parvenait, sa seule affaire était de pousser sa plainte jusqu’au bout de son haleine. Peu à peu, il la prolongeait désespérément, au point d’incommoder la Minouche, dont on avait encore jeté quatre petits le matin, et qui, déjà oublieuse, ronronnait d’un air béat sur un fauteuil.
Quand Pauline reprit sa place, l’oncle hurlait si fort, que la chatte se leva, les oreilles inquiètes. Elle se mit à le regarder fixement, avec son indignation de sage personne dont on trouble le calme. S’il n’y avait plus moyen de ronronner en paix, cela devenait impossible ! Et elle se retira, la queue en l’air.