La destinée
Il y avait une fois une femme riche, qui était dans le travail de l’enfantement. Un moine entra dans ce moment dans sa maison, et lui dit : Pour Dieu, ma pauvre femme, n’accouchez pas en ce moment ! Attendez un peu ; résistez tant que vous pourrez, car la lune est à se pendre[1] !
Et il sortit aussitôt et se mit à genoux, tourné vers la lune, pour la conjurer. Mais la femme ne put attendre, et elle accoucha d’un garçon.
À mesure que l’enfant avançait en âge, sa mère, qui savait qu’il devait être pendu, à l’âge de dix-huit ans, devenait plus triste de jour en jour, et ne pouvait le regarder sans soupirer et verser des larmes. Voyant cela, il voulut en savoir la cause, et il lui demanda un jour :
— Pourquoi donc pleurez-vous ainsi, ma mère ?
— Ce n’est rien, mon enfant, n’y fais pas attention. Mais il insista tant, que sa mère finit par lui dire :
— Hélas ! mon pauvre enfant, tu es né sous une bien mauvaise étoile ! Un moine m’annonça, au moment où je te mettais au monde, que tu serais pendu, à l’âge de dix-huit ans, parce que la lune était à se pendre à ce même moment !
— Bah ! ma mère, — répondit l’enfant, — ne croyez pas cela. Et puis, je quitterai le pays ; j’irai au loin, et si c’est la volonté de Dieu qu’il m’arrive comme vous a dit ce moine, du moins n’aurez-vous pas à rougir de moi.
Il quitta, en effet, le pays, et s’en alla au loin, bien loin. Il arriva à un beau château, et demanda si on n’y avait pas besoin d’un domestique. Il fut pris comme aide jardinier. Jour et nuit, il priait Dieu, pour conjurer son mauvais sort. Comme il était beau garçon, la jeune demoiselle du château, en se promenant dans le jardin, le remarqua et devint amoureuse de lui. Elle passait presque tout son temps dans le jardin, à le voir travailler et à causer avec lui. Elle finit par lui faire connaître ses sentiments à son égard. — Je ne mérite pas un tel honneur, Mademoiselle, lui répondit le jeune homme : et puis, d’un autre côté, cela ne peut pas être. Si vous saviez comme ma destinée est triste !…
Et il raconta la prédiction du moine à la demoiselle. Mais celle-ci n’en fit que rire. Son amour allait tous les jours croissant. Elle se décida enfin à en instruire son père. Le vieux seigneur se mit en colère. — Comment, s’écria-t-il, tu veux donc me déshonorer !… Épouser un jardinier, un aventurier, personne ne sait d’où il vient, ni ce qu’il est !…
Mais la demoiselle insista tant, que le vieux seigneur, qui n’avait pas d’autre enfant qu’elle, et qui ne pouvait lui rien refuser, finit par céder, et on fit de belles noces, de grands festins, avec jeux et des réjouissances de toute sorte.
La première nuit des noces, le jeune marié s’endormit de bonne heure. La nouvelle mariée, elle, ne dormait pas. Vers minuit, elle fut tout étonnée de voir sa chambre s’illuminer, tout d’un coup. Puis, la fenêtre s’ouvrit, et elle vit entrer des hommes de mauvaise mine, qui dressèrent une potence au milieu de la chambre. Quand leur travail fut terminé, ils allèrent droit au lit, y prirent le nouveau marié, — qui dormait toujours, — lui passèrent une corde au cou et l’attachèrent au gibet ! Un des bourreaux posa ses pieds sur ses épaules ; — puis, au bout de quelque temps, ils le détachèrent de la potence, le remirent dans son lit, et s’en allèrent ensuite, par la fenêtre.
La jeune femme regardait tout cela, pâle, pétrifiée d’horreur, — et elle ne pouvait ni remuer, ni prononcer une seule parole. Son mari était étendu à ses côtés, immobile, glacé, et avec la trace de la corde à son cou
— Tout à coup, il s’éveilla en sursaut, et s’écria : — Dieu, comme mon corps est brisé !… Et que j’ai de mal à la gorge !…
Alors sa femme se jeta sur lui et le couvrit de baisers, en s’écriant : — Oh ! bonheur, tu n’es donc pas mort !…
— Non vraiment, je ne suis pas mort, mais je suis bien fatigué !…
— Je te croyais mort !… on t’a pendu là, sous mes yeux, là, au milieu de la chambre !…
— Bien vrai ?… Ah ! bénissons Dieu, alors, car ma destinée s’est accomplie, et mon mauvais sort est conjuré ! … Un moine avait prédit à ma mère que je serais pendu, à l’âge de dix-huit ans ; — et c’est cette nuit même que mes dix-huit ans sont accomplis ! —
Ils vécurent longtemps ensemble, heureux et craignant Dieu, et eurent beaucoup d’enfants[2].
- ↑ Dans nos croyances populaires, la lune se pend et se noie. Elle se noie, quand elle est environnée de nuages noirs, aux crêtes floconneuses, imitant l’écume des flots, et parmi lesquels elle
paraît en effet noyée.
Elle se pend lorsque, étant dans son premier quartier, à l’état de croissant, elle paraît suspendue comme par une corde à la pointe d’un nuage, une corne en haut, l’autre en bas. Les enfants qui naissent quand la lune se montre sous un de ces aspects sont réputés nés sous une mauvaise influence, et destinés à mourir pendus ou noyés.
Le proverbe ou dicton populaire suivant se rapporte encore à cette croyance :
Kamm, luch, born,
Zo ganet indan ar c’horn.
Boiteux, louche, borgne,
Sont nés sous la corne (de la lune.) - ↑ À rapprocher de La pauvre vieille Mère, de Grimm.