Le bon chevalier de Frileuse

Contes facétieux
Contes de Caliban (p. 136-155).

LE BON CHEVALIER DE FRILEUSE


M. le chevalier de Frileuse était le plus galant homme de ce monde. Il en était également le plus heureux, non pas que le long de sa route il n’eût été çà et là accroché par quelques buissons d’épines, mais les plus piquantes s’émoussaient sur la peau de philosophe qu’il s’était faite. Et qui dit peau de philosophe parle d’un cuir à toute épreuve.

Le chevalier avait beaucoup d’esprit, mais plus encore de prudence. Aussi ne connaissait-on de lui qu’un seul trait malin, qui était d’avoir vécu cinquante-quatre ans sans offenser personne. Ce trait d’esprit devenait d’ailleurs incontestable pour quiconque savait les ruses admirables au moyen desquelles M. de Frileuse était parvenu à rester célibataire. Rien qu’à la façon dont il abordait une veuve, vous l’eussiez proclamé grand politique. Et cependant on se prenait à l’aimer quand on le voyait passer de son pied léger, la tête droite, éclairant tout de son fin sourire, et s’appuyant sur sa belle canne à pomme d’argent. On sentait bien que cette canne-là n’était que pour la forme, et qu’il n’avait pris l’habitude de l’emporter que pour la mettre sous son bras dès qu’il était sorti de la ville. Bien mieux, j’ai toujours gardé, je l’avoue, des doutes tenaces sur la blancheur éblouissante de son épaisse chevelure, et n’était le respect pour une vénérable mémoire, je dirais que les neiges m’en ont souvent paru empruntées. Il est clair pour moi que M. de Frileuse se teignait en blanc, et qu’à la vérité il avait les cheveux les plus audacieusement noirs du monde. Explique qui pourra cette coquetterie toute diplomatique.

Le chevalier n’était pas plus royaliste qu’il n’est permis, mais il tenait extrêmement à son blason, jusque-là sans tache, non par vanité nobiliaire, mais par respect d’héritier responsable. Il se fût appelé Balourdot qu’il en eût été tout à fait de même. Comme il vivait très retiré à cause de son modeste patrimoine, il voyait peu de gens et ne mettait le pied dans les châteaux voisins qu’à de rares exceptions et quand de hautes convenances l’exigeaient. Mais, pour vivre obscurément, il ne cachait point sa vie, bien au contraire. Il connaissait l’apophthegme indou : « Si tu veux vivre inaperçu, prends une maison de verre. » Il avait la maison de verre. Cependant il y demeurait rarement, et au premier rayon de bon soleil il se mettait en route, persuadé que malgré ses cinquante-quatre ans il ne connaissait point la nature qu’il voyait tous les jours. Il pensait l’inverse sur les hommes. Ah ! quel original c’était, que M. de Frileuse !

M. de Frileuse avait un ami, un seul, mais il était bon !… A ce mot : Turc ! cet ami accourait, et c’étaient des caresses sans fin comme sans prétexte, pour le simple plaisir. Notez que vous n’accueillez pas un frère absent depuis vingt années avec autant de transports que le chevalier ne recevait son ami chaque matin, après une seule nuit d’absence passée par Turc sur le paillasson.

— Je trouve en Turc, disait le chevalier, une supériorité évidente sur tous les amis de la race pensante et parlante : c’est que Turc pense sans parler, et que l’homme parle sans penser. Il résulte de cette qualité que Turc ne peut révéler à personne le plus ou moins de mal qu’il pense de moi, et que vivant à la source même de mes secrets défauts, il ne peut amener Médisance ni Calomnie à s’y désaltérer à mes dépens. De plus, Turc, dont la place n’est pas dans les salons, me dispense d’entrer moi-même dans ces salons, quoique ma place y soit marquée, et cela par la raison bien connue que nous sommes inséparables. Or, comme Médisance et Calomnie tiennent dans ces lieux peuplés leurs grands et petits lits de justice, il s’ensuit que Turc m’évite de me soumettre aux arrêts iniques de ces deux Furies, et que son amitié me vaut à la fois le calme et la sérénité, qui sont les bases sur lesquelles repose ma vie. Felix qui potuit !…

Le 1er mai 18…, le chevalier se réveilla maussade, et décrochant son almanach de la muraille, il l’étendit sur ses genoux repliés, puis il se tint ce petit monologue :

— Allons ! c’est aujourd’hui, bien décidément ! Il n’y a pas possibilité d’en disconvenir. Le mieux, chevalier, c’est d’en prendre votre parti, puisque vous avez été assez godiche pour donner votre parole !

Depuis un bon moment, Turc grattait à la porte et, pour la première fois peut-être, son ami ne l’entendait point, tant sa préoccupation était grande. N’y comprenant rien et craignant que son ami fût devenu sourd, Turc imagina d’aboyer formidablement et comme il sied de le faire en pareille perplexité. Le chevalier bondit à l’autre bout de son lit et ouvrit la porte sans plus de façons. Turc sauta au cou de son intime et, les yeux étincelants de joie, il commença à lui débarbouiller le visage de manière à le dégoûter pour toujours de la propreté.

— Bon ! bon ! mon cher ! criait le chevalier, oui, oui, c’est toi, je le vois bien ! Mais que diable ! tu t’impatientes aussi ! Et puis la vérité est que je n’avais pas entendu. Allons, c’est fini : donne-moi une poignée de patte et songeons à faire notre promenade apéritive ! Il fait un temps superbe, et, comme l’a dit le Père Malebranche, « le plus beau du monde pour aller à cheval sur la terre et sur l’onde ! » Va me quérir ma culotte, et si tu es sage, nous…. Enfin tu verras !

Turc prit délicatement dans sa gueule la culotte de M. de Frileuse, et cela sur le parquet même où elle reposait, et il la remit à son ami. Le chevalier sauta à bas du lit en sifflant un air de chasse, si guilleret et si plein d’harmonies lointaines que Turc en fit trois bonds par la chambre, la queue en l’air.

— Vois-tu, disait le chevalier en délayant son savon avec le pinceau à barbe dans un petit vase écorné, vois-tu, mon cher, je suis extrêmement ennuyé ce matin, et je vais t’en dire la raison.

Et Turc, campé sur ses jambes de derrière, écoutait son ami avec le plus vif intérêt, la langue hors de la gueule.

— La raison, dis-je, est celle-ci : que je serai obligé de te renvoyer de bonne heure à la maison, parce que je passe la journée chez une dame de la plus haute naissance, qui joint à cet avantage l’inconvénient d’un goût prodigieux pour les tapis. Toi aussi, mon ami, tu aimes les tapis ; mais tu n’en établis pas assez la différence d’avec le vulgaire paillasson où tu dors, ou même d’avec cet admirable gazon naturel sur lequel nous allons nous rouler tout à l’heure.

Ici, le chevalier commença à se raser, et Turc dissimula mal un premier bâillement d’appétit.

— Je vois, reprit le chevalier, que tu sympathises à mes ennuis. Bien plus, tu viens de me dépeindre, avec ton esprit ordinaire, l’effet que produit sur toute cervelle philosophique ce qu’on appelle le plaisir du salon. Ah ! le salon ! on y bâille à peu près comme tu viens de le faire ! Mon père, qui était homme d’expérience, et que pour ton malheur tu n’as pas connu, disait souvent ceci….

Et le chevalier, ayant lentement passé son rasoir sur le cuir, entama en silence le rude poil de son menton, et il interrompit sa confidence. Turc profita de ce laps de temps pour faire quatre sauts à la poursuite d’un gros bourdon bleu qui venait d’entrer par la fenêtre, à cheval sur un rayon de soleil.

— Eh bien, sais-tu, conclut le chevalier en essuyant son rasoir sur un chiffon, que mon père fit jadis insérer dans Le Mercure une satire sur ce sujet, satire qui pour la vigueur et la portée du trait rivalise avec les meilleures productions de ce pauvre Gilbert dont je t’ai raconté la fin déplorable. En voici deux vers que je confie à ta brillante mémoire :

  Non, l’ennui n’est pas né de l’uniformité,
  Mais plutôt des rapports de la société !…

A cette belle citation que le chevalier avait lancée d’une voix sonore, en marquant du rasoir les rimes et les hémistiches, Turc était allé se blottir dans un coin et battait le plancher de sa queue, ce qui est la seule manière qu’aient les chiens d’applaudir et les castors de bâtir.

— Bon ! bon ! modère ton enthousiasme, disait le bon M. de Frileuse, mon père n’y avait point de prétention ! Et maintenant tu peux venir prendre les étrennes de ma barbe ; mais tu me diras pas comme Andromaque :

 Je ne l’ai pas encore embrassé d’aujourd’hui !…

En quelques instants le chevalier eut achevé sa toilette ; il prit sa canne à pomme d’argent, ouvrit la porte du jardin, puis celle de la rue, et l’on entra dans la campagne.

La matinée était radieuse. Dans l’air frais et limpide, le paysage se découpait en relief comme une broderie japonaise. Des chapelets d’oiseaux s’égrenaient sur les bois, et tous les villages de la vallée semblaient submergés par le débordement des moissons encore vertes. Sur le pas des chaumières, des marmots barbouillés de beurre saluaient l’excellent chevalier, sans quitter leurs tartines mordues, tandis que Turc, riant comme un fou, poursuivait les canes jusqu’aux bords des mares et les forçait de s’y réfugier. Ce après quoi il revenait à son ami, tournait autour de lui, d’abord par devant et ensuite par derrière, et puis filait comme une flèche et disparaissait dans les blés.

— N’est-il pas bien extraordinaire, songeait le chevalier en frappant la route avec sa canne, qu’à mon âge je sois encore sujet à de telles entreprises ! Bon Dieu ! qu’on a de peine à garder ici-bas sa liberté. Si j’étais jeune et élégant comme Turc, passe encore ! Mais à cinquante-quatre ans inspirer des passions, n’est-ce pas bien mélancolique ! Mme de Vilanel est une aimable personne, je ne saurais le contester. Elle joue admirablement de l’épinette et je l’ai vue broder sur tulle de façon à dépiter Arachné. D’ailleurs, elle ne manque ni d’esprit ni d’instruction et son caractère est des plus doux. Ah ! si nous nous étions connus il y a vingt ans ! D’autant plus qu’à cette époque Turc n’existait pas encore. N’est-ce pas, mon ami, il y a vingt ans, tu n’existais pas encore ? Mais qu’as-tu donc entre les dents ?… Dieu me damne, c’est une hirondelle !

Et le chevalier, ouvrant la gueule de Turc, y recueillit, en effet, une pauvre hirondelle, demi-morte, que le gredin avait happée au vol. Fort ému, M. de Frileuse prit un air sévère :

— Monsieur, fit-il, il est des tours d’adresse auxquels je refuse mon admiration. N’espérez pas que je vous complimente. L’hirondelle est un oiseau sacré. Sacra avis !

Et après avoir réchauffé l’oiseau dans son gilet, il le posa sur un toit de cabane et continua son chemin. Turc suivait, l’oreille basse, la queue entre les jambes, très penaud, c’est incontestable.

— J’ai peut-être été un peu dur pour Turc, songeait le chevalier. Le sort de cette hirondelle est assurément un présage de celui qui m’attend au château de Vilanel. Turc n’était que le truchement de la Providence. Allons, viens, fit-il, je te pardonne. Mais, vois-tu, je ne suis pas aujourd’hui dans mon assiette ordinaire.

A ces paroles, Turc se mit à sauter en poussant des gémissements de joie jusque sur la poitrine du chevalier.

— Mais non, mais non ! tu l’entends mal, lui criait celui-ci en riant. Tu fais pour m’attendrir des jeux de mots atroces. Assiette est là pris au figuré et non pas dans le sens que tu désires.

Tout à coup Turc dressa les oreilles. Une cloche venait de sonner parmi les arbres, qui annonçait le voisinage du château.

— Tu le vois, je suis attendu. C’est la cloche du déjeuner. Tous les ans, à pareille date, mon couvert est mis là, chez cette excellente comtesse de Vilanel. On attente à ma liberté par des mets succulents ; on met ma raison à l’épreuve de la truffe. Tu as bien raison d’aboyer, car qui sait si ce beau soleil ne doit pas éclairer ma défaite ? Quant à toi, mon pauvre camarade, je ne puis te présenter à la comtesse à cause des fameux tapis dont je t’ai parlé. Mais le pays est très joli, rempli de sites charmants et de points de vue dignes du pinceau de l’abbé Delille. Promène-toi et reviens me prendre à trois heures. Tu trouveras certainement dans le village une auberge sortable, et peut-être feras-tu quelques honorables connaissances.

Turc s’élança dans le pays, tandis que le chevalier sonnait à la grille du château.

Sur le perron enguirlandé de fleurs nouvelles, en fort bel apparat et entourée de tout son domestique, Mme de Vilanel attendait son chevalier.

Elle était habillée du vert le plus tendre et le plus significatif, et, au milieu du renouveau des bois et des prairies, elle semblait quelque Flore un peu mûre. Les épaules nues, mais dignes de l’être, émergeaient d’un cadre de dentelles noires et frissonnaient d’aise aux hardiesses des Zéphyrs. Elle avait à la main un mouchoir brodé, et, un peu serrée dans son corsage, se tenait droite et immobile dans une pose pleine de prestance.

Dire de Mme de Vilanel qu’elle avait été très belle eût été pour le moins de la mauvaise foi, car elle l’était encore assurément. Ses yeux étaient restés ceux de la jeunesse, purs et candides, deux pervenches, auraient dit les poètes de ce temps-là, et sa bouche mignonne et rose avait gardé la forme d’un sourire. Une inaltérable bonté resplendissait dans tout cet aimable visage, et il fallait l’entêtement du chevalier pour avoir résisté dix ans à l’amour de la pauvre comtesse.

Car elle l’aimait, cela va sans dire ; mais elle l’aimait depuis dix ans, ce qui appelle une explication.

L’année même de son veuvage, c’est-à-dire dix ans auparavant, Mme de Vilanel, qui n’en avouait que trente-deux alors, avait fait la rencontre du beau chevalier, lequel n’en comptait que quarante-quatre, et depuis cette rencontre elle avait déclaré qu’elle ne se remarrierait plus.

Mais contre ce pauvre serment de veuve, Amour et Hasard avaient ligué leurs coups, tant et si bien qu’à la troisième visite qu’il lui rendit, M. de Frileuse comprit qu’elle en voulait à sa liberté. Touché cependant de la naïveté du sentiment tendre qu’il inspirait, il crut devoir à son honneur de s’expliquer avec la comtesse et, lui prenant doucement la main, il lui avait parlé de la sorte :

— L’illusion, noble dame, habite vos yeux charmants. Écoutez-moi : je suis bon tout au plus à faire un ami passable, Dieu m’ayant créé vieux garçon pour l’éternité. Le célibat est pour moi non seulement une vocation violente, mais une condition même d’existence. Il est des gens qui naissent « quatrième au whist » et je suis de ces gens-là. J’ai des manies coriaces, des habitudes de chat-huant, sans parler de mon caractère qui m’est parfois insupportable à moi-même. Joignez à cela une aversion folle pour tout ce qui est indissoluble et jugez si je puis être pour vous l’époux rêvé !

Et Mme de Vilanel, souriant tristement, lui avait répondu :

— J’attendrai !

Mot charmant qui avait versé dans l’âme du chevalier des torrents écumeux de perplexité. Puis, en le reconduisant jusqu’à la grille, elle avait ajouté :

— Je n’ignore point, monsieur, que désormais je ne vous verrai plus. Tous vos efforts vont tendre à m’éviter ; les hommes sont ainsi. Je vous demande donc une grâce dernière ; mais permettez-moi de me l’accorder. Nous sommes aujourd’hui le premier jour de mai : tous les ans à pareille date, je vous attendrai sur le seuil de ma maison. De quelque endroit où vous soyez, vous viendrez ?… Le jour où vous ne m’y verrez plus, n’entrez point, je serai morte ou je vous aurai oublié.

Et elle reprit, les yeux pleins de larmes :

— Une visite par an est-ce trop demander ?

— Je vous donne ma parole de gentilhomme, fit le chevalier très ému, que tous les 1er mai, à onze heures, je sonnerai à la grille du château de Vilanel.

Et après avoir baisé la main de la pauvre énamourée, il s’éloigna, non sans pester intérieurement contre la vocation impérieuse qui le maintenait célibataire.

Or, cette visite était précisément la dixième que le chevalier lui rendait. Aussi dès qu’elle l’aperçut, son visage se colora de tous les tons joyeux de l’aurore. L’ingrat vit à ce signe qu’il était toujours aimé. Une telle fidélité ne laissa point de l’intimider d’autant plus que la comtesse, selon les rites de la galanterie, était demeurée sans bouger et l’attendait du haut du perron, entourée de ses gens immobiles et graves comme des hérons qui digèrent.

— Toujours charmante balbutia-t-il, en l’abordant.

— Et vous toujours exact ! fit-elle ; merci. Un somptueux déjeuner était préparé dans la grande salle. Le chevalier offrit son poing ganté à la comtesse, et tous deux prirent place sur leurs fauteuils à grands dossiers.

Le soleil éclatait magnifiquement sur un riche surtout d’argent et rebondissait des ciselures jusqu’aux tapisseries à fond blanc ou des chasses royales alternaient avec de fraîches bergeries. Douze portraits d’aïeux prolongeaient jusque dans la pénombre de la haute cheminée seigneuriale leur fière procession d’hommes vaillants ou fameux, à chacun desquels l’ovale du cadre formait comme une auréole d’or, et, dans les glaces, se multipliaient à perte de vue. Au travers des grandes fenêtres, on voyait se dérouler un parc aux arbres séculaires, aux gazons semés de corbeilles fleuries, aux allées profondes, et dans la pièce d’eau se refléter, nette et tremblante, la silhouette du vieux château Louis XIII. Le printemps envoyait aux convives ses plus doux arômes et ses plus magiques harmonies auxquels se mêlaient les senteurs également suaves des rôtis appétissants ; et, par-dessus tout cela, la comtesse, ivre de bonheur, souriait, ah ! de quel sourire ! à son bien-aimé chevalier.

Cependant celui-ci n’était pas à son aise. Tantôt à droite, tantôt à gauche, il se penchait machinalement et comme cherchant quelque chose dont il n’avait pas conscience. Le malheureux ! Turc lui manquait ! Il ne savait que faire de ses os de poulet !…

Pendant ce temps, la comtesse, qui n’avait point d’appétit, contemplait le chevalier qui, par contenance, dévorait, et sous cet aspect encore elle le trouvait admirable.

— Savez-vous bien, mon ami, lui dit-elle tout à coup, que je vais avoir quarante-deux ans.

Le chevalier laissa retomber le verre qu’il avait à la main. Le reproche si fin et si naïvement exprimé lui était allé droit au cœur. Il se sentit envie de se jeter aux pieds de la pauvre femme et de lui demander pardon.

— Est-ce bien possible, s’écria-t-il, mais c’est affreux, cela !

— Ah ! chevalier, dit la comtesse qui s’était méprise, je n’en avais que trente-deux il y a dix ans !

M. de Frileuse ne répondit point ; mais fort troublé, il tendait machinalement à Turc absent son assiette sous la table, et cela avec une constance si réjouissante qu’un domestique, placé derrière lui, le tira discrètement par la basque pour l’avertir.

— Bas les pattes, donc ! cria le chevalier, enchanté de trouver ainsi une diversion, et se tournant vers la comtesse, il ajouta :

— Cet animal est insupportable !

Mme de Vilanel fit un signe et le domestique se retira dans sa stupeur.

— Maintenant, mon ami, dit-elle, nous voilà seuls.

M. de Frileuse restait bouche béante. Cette fois pourtant il fallait bien parler. Il se leva, vint à la comtesse, lui prit le bout des doigts, et avec sa singulière tournure d’esprit ordinaire :

— Quel âge pensez-vous, comtesse, qu’eut le divin Ulysse quand il aborda dans Ithaque ?

— Oh ! chevalier ! fit la pauvre femme qui recula toute rouge.

— Je vous jure, madame, que vous vous méprenez ; car si je ne suis pas Ulysse, vous êtes à tout le moins Pénélope, et c’est là ce que je voulais dire. Or tout est là. Je n’avais jamais cru à Pénélope. La fidélité jusqu’à présent m’avait semblé l’apanage des chiens, témoin cet Argos dont parle précisément Homère, et qui au bout de vingt ans expire de joie en revoyant son maître. Mais je vous rends les armes, et je demeure convaincu. Seulement, comtesse, je suis plus vieux que ne l’était Ulysse, et je constate qu’il est grand dommage qu’on apprenne si tard des choses qu’on a tant d’intérêt à savoir dès sa jeunesse.

— Dites-vous vrai ? s’écria-t-elle, et cédez-vous enfin ?

— Je le devrais, sans doute, car depuis un moment je sens que je vous aime de tout mon cœur. Veuillez pourtant considérer quel avantage il y aurait pour vous et pour moi à rester de bons amis, et souffrez que je vous démontre….

— Chevalier, interrompit-elle, en se levant avec fierté, je puis encore attendre !

Et elle s’assit devant l’épinette à laquelle elle fit murmurer une vieille romance, douce et triste comme l’amour qui habitait son âme. M. de Frileuse était aller se planter sous une tapisserie représentant une chasse au sanglier. Il semblait y contempler avec une attention profonde la course d’une meute de lévriers et les groupes disséminés des piqueurs dont les trompes sonnaient des fanfares ; mais de fait il ne songeait qu’à sa déplorable situation. La meute qu’il voyait, c’était celle de ses torts envers la comtesse, et les fanfares qu’il entendait sonner étaient celles des reproches qu’il adressait à son égoïsme. Pendant ces réflexions la romance accentuait son mélancolique refrain. L’attendrissement gagnait le cœur du chevalier. Il se sentait environné des regards de tous ces braves aïeux de la comtesse, un peu rodomonts, mais si bons enfants dans leurs cottes de mailles, leurs cuissards et leurs casaques rébarbatifs. « Feras-tu, semblaient-ils lui dire, cet affront à la noble race des Vilanel ? » Et puis par les fenêtres ouvertes le printemps lui envoyait de si bonnes bouffées de renouveau. Petit à petit, la vieille romance se fit plus tendre, puis elle s’éteignit dans un soupir. Le chevalier était aux pieds de la comtesse.

En cet instant trois heures sonnèrent. L’un des battants de la fenêtre la plus voisine heurta le mur violemment et renversa une chaise avec fracas. Un corps noir, boueux, hérissé, s’était élancé avec un joyeux jappement. C’était Turc qui, à l’heure dite, venait chercher son ami.

— L’horrible bête ! chien stupide ! s’écria la comtesse épouvantée.

Le chevalier pâlit et, sans en écouter davantage, il se releva, prit son chapeau et sa canne à pomme d’argent, et salua cérémonieusement Mme de Vilanel ; puis, après avoir sifflé Turc, il sortit et s’en alla chez lui, célibataire comme devant.

L’année suivante, quand, fidèle à sa parole, il revint au château le 1er mai, la comtesse ne l’attendait pas sur le perron ; mais il fut accueilli à la grille par une meute effroyable de chiens de toute sorte, hurlant comme un troupeau de furies. Mme de Vilanel avait épousé dans l’année le noble vicomte de la Paludière, grand chasseur devant Dieu et dresseur émérite de chiens courants, couchants, d’arrêt, etc., et même de chiens savants.

— Pour un que j’avais, songea le chevalier, c’était bien la peine ! Ah ! la femme !

Et il s’éloigna.

  NODES
chat 1
Note 1