Le chevalier fortuné (Luzel)
LE CHEVALIER FORTUNÉ.[1]
Le 12 décembre de l’année 1863, j’étais allé au bourg de Plounevez-Moëdec, pour prendre la diligence, qui devait me conduire à Morlaix. Le temps était très-froid. J’entrai à l’hôtel de la Grand’Maison, pour attendre le passage de la voiture, vers les huit heures du soir. Dès que j’arrivai, je n’eus rien de plus pressé que de m’approcher d’un excellent feu, qui flambait joyeusement dans la grande cheminée de la cuisine. L’hôtesse m’accueillit avec sa gracieuseté ordinaire et me céda la meilleure place au foyer. Toute la famille y était réunie. Elle se composait de la mère et de trois jeunes filles de seize à vingt ans, toutes gentilles, rieuses et mièvres. Elles écoutaient, avec le plus grand intérêt, un paysan, qui leur contait l’histoire merveilleuse et fantastique de la Femme du diable. Mon arrivée lui avait fait interrompre son récit mais, dès que j’en fus instruit, j’insistai pour qu’il continuât et, usant d’un argument aimé des conteurs, je lui fis servir une chopine de cidre. Son conte tirait vers sa fin et au bout d’un quart d’heure il l’eut terminé. Comme j’avais encore une bonne heure à attendre la voiture, je réclamai un second conte, qui n’excédât pas, autant que possible, cette limite de temps, et les jeunes filles joignirent leurs instances aux miennes. Je fis venir une seconde chopine de cidre, et le conteur reprit : — Je vais vous conter les aventures du Chevalier Fortuné, un conte charmant, et j’y ferai jouer un rôle à chacune de ces trois jeunes filles qui m’écoutent. Mais, avant de commencer, il faut que je connaisse leur âge et leurs noms. Quelle est l’aînée ? C’est moi, — dit une des trois. — Et vous vous appelez ? Rose. — Un joli nom. J’aurais dû le deviner, en voyant la couleur de vos joues. — Mon conteur, comme vous le voyez, était galant, et, de plus, il était jardinier. — Et la seconde ? — C’est moi, et je m’appelle Yvonne. — Yvonne ! Je n’entends jamais prononcer ce nom sans songer à une douce jolie, — moins jolie que vous, pourtant, — que j’ai eue jadis, et pour qui j’ai fait bien des bouquets et des chansons. J’étais jeune alors, — et maintenant j’ai les cheveux blancs. — Puis, se tournant vers la troisième : — C’est donc vous, ma jolie voisine, qui êtes la plus jeune ? Et vous vous nommez ? — Marie. — Eh bien ! Marie, c’est vous qui serez la plus belle fleur de mon jardin, et l’héroïne de mon conte…
Comme je trouvais ces préliminaires un peu longs, je fis remarquer au conteur que le temps s’écoulait et que je ne devais guère avoir plus de trois quarts d’heure pour l’écouter. Il poursuivit alors en ces termes :
— Il y avait autrefois, dans un des faubourgs de la ville de Guingamp, un pauvre jardinier, comme moi, qui ne possédait qu’une petite maison avec un enclos, où il cultivait des légumes et quelques, fleurs. Sa femme était morte depuis quelques années. Il avait quatre enfants, un garçon et trois filles. Le garçon, âgé de vingt-et-un ans, vigoureux et de bonne mine, l’accompagnait dans les châteaux et les bonnes maisons du pays, pendant que ses sœurs restaient à la maison, occupées à des travaux d’aiguille, car c’étaient d’habiles ouvrières. Parfois aussi elles arrosaient les fleurs et sarclaient les plates-bandes de l’enclos. Elles étaient ordinairement gaies et rieuses, et les passants s’arrêtaient souvent pour écouter les jolies chansons qui sortaient de cette maisonnette. Quand le temps était beau, il fallait les voir parmi leurs fleurs, entourées d’oiseaux et de papillons, et riant et chantant à rendre jaloux les merles et les fauvettes. Enfin, le bonheur habitait dans cette chaumière. Mais, un jour, les rires et les chants cessèrent tout à coup, et la tristesse et les larmes les remplacèrent. Qu’était-il donc arrivé ? Qu’est-ce qui avait produit un changement si complet ? Voici : Le jardinier Mogerou habitait sur les terres d’un seigneur si riche, si riche, qu’il ne connaissait pas tous ses biens. Or, ce seigneur, en temps de guerre, était tenu de fournir au duc de Bretagne huit cavaliers armés et équipés parmi les plus beaux hommes et les plus forts de ses vassaux. La guerre venait d’éclater entre les Bretons et les Anglais et le fils Mogerou se trouvait au nombre des huit cavaliers désignés par son seigneur. C’était la ruine de la famille. Le père se faisait vieux, et, son fils parti, il perdrait inévitablement la clientèle qui le faisait vivre, lui et ses enfants. Ce n’était tous les jours que pleurs et désolation dans la maison du vieux jardinier.
Un soir que le vieux Mogerou rentrait de son travail, comme à l’ordinaire, l’aînée de ses filles, Rose, qui était grande, forte et courageuse, vint au-devant de son père, avec un air riant, et lui dit de ne plus se chagriner et se désoler : elle croyait avoir trouvé un excellent moyen de fournir à son seigneur le cavalier qu’il exigeait, tout en conservant son frère à la maison.
— Et qu’as-tu donc imaginé, ma fille ? lui dit le vieillard d’un air incrédule et en secouant la tête.
— Eh bien ! mon père, c’est de partir moi-même à la place de mon frère. Je suis grande, forte, je ne manque pas de courage, et lorsque j’aurai revêtu le casque et la cotte de maille et ceint l’épée de mon frère, personne ne se doutera que je suis une femme.
Le père Mogerou sourit tristement ; cependant comme Rose insistait, il finit par consentir à la laisser tenter l’épreuve mais à la condition que, si elle était reconnue pour être une femme, elle reviendrait aussitôt à la maison.
Le lendemain matin donc, Rosé endossa l’armure destinée à son frère, monta lestement à cheval, et certes personne ne se fût douté que c’était une jeune fille, en la voyant se diriger vers le château, avec toute l’assurance d’un vrai cavalier.
À une petite distance de la maison de son père, elle rencontra une vieille femme qui faisait d’inutiles efforts pour retirer d’une fondrière sa chèvre, qui y était presque entièrement disparue. Du plus loin qu’elle vit venir le cavalier, elle lui cria : — Beau cavalier, qui passez sur la route, au nom de Dieu, aidez-moi à retirer ma chèvre de cette fondrière ! — Rose, qui craignait d’être reconnue, lui répondit impertinemment et en grossissant sa voix : — Fiche-moi la paix, vieille sorcière et puisses-tu disparaître toi-même avec ta chèvre dans le marais ! — Et loi, jeune drôlesse, reprit la vieille, quittant son ton suppliant, retourne à l’instant chez ton père, et ne t’avise pas plus longtemps de vouloir te faire passer pour un homme ! — Hélas se dit la pauvre fille, me voilà reconnue, sans être allée loin, et il ne me reste qu’à m’en retourner à la maison, comme me le dit cette vieille fée.
— Était-ce réellement une fée ? dit la plus jeune des trois filles de l’hôtesse, en interrompant le conteur. — Certainement, répondit l’aînée dans tous les contes de veillées, toutes ces vieilles femmes, qu’on appelle grac’h, se trouvent être des fées. — La suite vous apprendra ce qu’il en est, dit le conteur, et il continua :
— Voilà donc la pauvre Rose qui tourne bride, et s’en revient chez son père, désappointée et toute triste.
Le lendemain, la seconde fille du jardinier, Yvonne, voulut aussi
tenter l’aventure. Elle revêt l’armure abandonnée par sa sœur,
monte à cheval et prend la route du château. En passant sur la
lisière du bois, elle rencontra une petite vieille femme, pliée en
deux, et qui cherchait à atteindre une petite vache noire qui courait
devant elle, vive et légère, et semblait la narguer. — Au nom
de Dieu, jeune cavalier, dit-elle, en s’adressant à Yvonne, soyez
assez bon pour descendre un instant et m’aider à atteindre cette
méchante bête, qui me donne tant de mal. — Au nom du diable,
vieille sorcière, répondit le cavalier, laisse-moi aller mon chemin.
— Et toi, jeune drôlesse, répliqua la vieille, retourne à la maison, et dépose le casque et l’épée, pour prendre la coiffe de lin et la quenouille, et puisses-tu ne jamais trouver à te marier, pour avoir voulu renoncer aux habits et aux occupations de ton sexe, mais surtout pour m’avoir répondu d’une façon si insolente ! — Me voilà reconnue par cette maudite sorcière, dit Yvonne ; il faut m’en retourner à la maison. Ce qu’elle fit en effet aussitôt.
— Ah ! voici maintenant mon tour, dit Marie ; voyons si je serai plus heureuse que mes sœurs. — Oui, dit le vieux conteur, c’est maintenant votre tour. Je vous vois donc partir, par un beau matin, de la chaumière du vieux jardinier, toute bardée de fer et montée sur un cheval fringant. Le soleil levant frappe votre armure, les oiseaux vous saluent au passage et se penchent sur les branches, pour vous admirer et vous souhaiter bon voyage et heureuse réussite. Et vous allez, le cœur gai et rempli de confiance. Dieu, le beau cavalier que vous faisiez ! À peine aviez-vous fait une demi-lieue…
— Vous voulez dire la plus jeune des filles du jardinier. — Oui, mais je m’imagine que c’était vous-même, tant vous lui ressemblez en douceur et en beauté ; mais, pour ménager votre modestie, je veux bien dire la fille du jardinier… À peine donc Marie Mogerou avait-elle fait une demi-lieue, qu’elle vit, marchant péniblement devant elle, une vieille femme qui succombait sous le faix d’un énorme fagot de bois mort, qu’elle venait de ramasser dans le bois voisin. — La pauvre vieille ! se dit Marie, elle n’en peut plus ! il faut que je la soulage de ce fardeau. Et effleurant légèrement de ses éperons les flancs de son cheval, elle le mit à l’amble et eut bientôt atteint la vieille femme.
— Bonjour, grand’mère, lui dit-elle d’un ton affable et bienveillant ;
il me semble que votre fardeau est bien lourd, pour votre
âge ? Oui, bien lourd pour mon âge, répondit la vieille. — Eh
bien ! la mère, puisque nous suivons la même route, laissez-moi
mettre votre fagot sur mon cheval, puis, je vous donnerai le bras
et je vous conduirai jusqu’au seuil de votre porte. — Aussitôt,
Marie sauta légèrement à terre, et se disposa à soulager la vieille
de son fardeau. Mais grand fut son étonnement de voir celle-ci se redresser tout d’un coup et lui apparaître sous les traits et les ornements
d’une jeune et belle princesse, étincelante de pierreries et
de diamants, et de l’entendre lui dire : — Salut, beau Chevalier
Fortuné ! car c’est ainsi que vous vous appellerez désormais, et les
nombreuses et difficiles épreuves auxquelles vous serez bientôt
soumise, et dont vous triompherez toujours, et la brillante fortune
qui vous attend justifieront assez ce titre. Je vous connais vous
êtes la plus jeune des filles du jardinier Mogerou ; le motif qui vous
a portée à vous déguiser en cavalier est très-louable, mais ne suffirait
pas néanmoins pour vous faire réussir dans votre entreprise :
il faut avec cela de la douceur dans le caractère, de la charité et de
la compassion pour toutes les misères, pour tous les malheurs, —
pour la vieillesse surtout, — et c’est pour avoir manqué à ces
vertus que vos deux sœurs aînées ont échoué et sont retournées
chez leur père, couvertes de honte et de confusion. Je suis une fée
toute-puissante, et je vous prends dès ce moment sous ma protection.
Écoutez bien ce que je vais vous dire, suivez de point en point
mes instructions, et vous saurez plus tard combien je vous veux de
bien. Votre intention est de vous rendre auprès du seigneur dont
votre père est le très-humble vassal, pour le suivre à l’armée du
duc de Bretagne, et y tenir la place de votre frère, resté à la maison,
pour ne pas laisser manquer son vieux père et ses deux autres
sœurs du pain de chaque jour. Je sais tout cela. Mais, pour la compassion
et la charité que vous avez montrées envers la vieillesse,
en ma personne, je vous réserve à de plus hautes destinées que
celle de chevaucher à la suite d’un vulgaire seigneur et d’aller
pourrir peut-être dans les fossés de quelque château fort. Je veux
que vous arriviez à la cour du duc de Bretagne, à la tête de sept
cavaliers armés et équipés de toutes pièces, les plus beaux et les
plus vaillants qui aient jamais été vus à la cour d’aucun monarque.
Vous serez le chef et le maître de ces cavaliers, et, grâce à leur
aide et à leurs travaux prodigieux, vous sortirez victorieuse de toutes
les épreuves les plus difficiles et vous finirez par épouser le prince
le plus beau, le plus vaillant, le plus sage, en un mot, le plus accompli
du monde !
Marie (la fille de mon hôtesse) écoutait le vieux conteur, comme en extase, la bouche entr’ouverte, les yeux grands ouverts et réellement suspendue à ses lèvres… Pendet narrantis ab ore, comme dit Virgile. Elle paraissait avoir quitté le monde de la réalité pour les régions de l’idéal, et quand sa sœur aînée, la poussant du coude, lui dit : — Eh bien ! te crois-tu donc déjà assise sur un trône de perles et de diamants, à côté de ton prince ? — elle sembla comme sortir à regret d’un rêve céleste. — Poursuivez, dis-je au conteur, car je prévois que je n’aurai pas le temps d’entendre la fin de votre conte, et je le regretterai vivement. Il reprit :
— Alors la fée remit au jeune cavalier une baguette blanche, et lui dit : — Voici le talisman qui produira, à votre volonté, les merveilles que je vous ai annoncées. Dès que je vous aurai quittée, tout en poursuivant votre route, vous rencontrerez, isolément, et à petite distance l’un de l’autre, sept hommes extraordinaires, qui vous seront parfaitement inconnus, mais qu’il vous suffira de toucher du bout de cette baguette pour les changer aussitôt en autant de cavaliers, montés et armés de toutes pièces, et disposés à vous suivre et à vous obéir en toute occasion. Maintenant allez, pleine de confiance, et, au bout d’un jour et d’un an, je vous donne rendez-vous à la chaumière de votre vieux père.
Aussitôt la belle fée disparut, et Marie, tout étonnée, ne vit plus qu’une biche qui s’enfonçait dans la forêt voisine. Le Chevalier Fortuné, — désormais nous l’appellerons ainsi, — tout rêveur et méditatif, suivait la route, au petit pas de son cheval, quand tout à coup il vit un être singulier : c’était un homme d’une taille de géant, qui se tenait en équilibre sur un seul pied, au sommet d’une branche assez frêle, et qui ne fléchissait pourtant pas sous son poids. Il avait les yeux au ciel, et tenait des deux mains un arc tendu, la flèche prête à partir.
— Que faites-vous donc là, mon brave homme, dans une position si gênante ? lui dit notre cavalier. — J’attends le passage des corbeaux. — Quels corbeaux ? — Tous les jours, à pareille heure, passe par ici un troupeau de cinquante mille corbeaux-fées ; mais ils se tiennent à une telle hauteur, qu’à peine peut-on les apercevoir avec les meilleurs yeux. Parmi ces cinquante mille corbeaux, il en est un qui tient dans son bec un anneau d’or. Hélas ! cet anneau, cause de tous mes malheurs, je l’enlevai un jour, par trahison, à une jeune fille pure et sainte, dont j’étais amoureux ; mais elle ne m’aimait pas, parce que je menais une vie déréglée et dissolue. Pour me venger, j’usai de son anneau pour ternir son honneur et la perdre de réputation. La pauvre jeune fille se noya de honte et de désespoir ! Une nuit d’été, pendant que je dormais, ma fenêtre ouverte, un corbeau-fée pénétra dans ma chambre et enleva l’anneau. Le lendemain, je fus trouvé mort dans mon lit : l’affreux corbeau m’avait arraché les yeux ! Mon âme alla tout droit en purgatoire. Mais on me permit de venir une heure par jour sur la terre, pour essayer de recouvrer mon anneau, dont la possession peut seule me délivrer. Si je pouvais faire passer ma flèche dans cet anneau, au moment où passent les corbeaux, il tomberait à terre. Alors une jeune fille, belle et pure comme le lys, se trouverait là pour le ramasser ; elle le mettrait à son doigt, et aussitôt mon supplice finirait. Mais depuis six cents ans que je lance inutilement ma flèche, tous les jours, sans faire tomber l’anneau, je commence à désespérer.
En ce moment passèrent les corbeaux. L’homme lança sa flèche, et, cette fois, l’anneau tomba sur le gazon. Le Chevalier Fortuné sauta aussitôt à terre, le ramassa, le mit à son doigt, et, touchant de sa baguette l’adroit tireur, elle le vit se changer à l’instant en un jeune et brillant cavalier, casque en tête, tout bardé de fer et montant un superbe cheval.
— Mon capitaine, vos ordres ? dit-il, en mettant un genou à terre. — Suivez-moi, lui dit seulement le Chevalier.
Et les voilà tous les deux en route. Bientôt ils rencontrèrent un autre géant, qui avait aux jambes deux ou trois entraves, et qui s’exerçait à courir sur une lande immense.
— Eh ! brave homme, lui cria le Chevalier Fortuné, que signifie cet exercice ? — C’est que, mon beau cavalier, répondit l’homme aux entraves, je voudrais bien prendre un lièvre que vous verrez passer par ici, dans un moment. — Et vous vous mettez des entraves aux jambes ! — Ah ! c’est que vous ignorez que je vais si vite, qu’à chaque enjambée je fais au moins une lieue ; alors j’ai imaginé de me mettre des entraves aux jambes. Précaution inutile pourtant ! car j’ai beau faire tous les efforts possibles pour ralentir ma marche, je passe toujours par dessus le lièvre, qui m’échappe et fuit en me narguant par toutes sortes de grimaces. — Et en punition de quel crime êtes-vous condamné à un pareil supplice ? — Ah c’est que je fus autrefois un terrible chasseur. J’avais dépeuplé tout le pays de gibier ; il ne restait plus qu’un vieux lièvre, qui se réfugiait, dès que je le poursuivais, dans la chapelle de saint Gily[2]. On l’avait nommé le lièvre de saint Gily, qui semblait l’avoir pris sous sa protection, et tous les chasseurs le respectaient. Mais un jour que je revenais de la chasse, de mauvaise humeur, parce que je n’avais rien pris, le lièvre du saint passa près de moi. Je crus qu’il me défiait et me narguait, et je tirai dessus. Mon fusil m’éclata dans les mains ; je mourus trois jours après de ma blessure, et mon âme alla en purgatoire. C’est saint Gily qui me valut cela. Il me promit ma délivrance, si je parvenais à prendre à la course son lièvre, que je n’avais que blessé, et à le lui porter à la porte du paradis. Mais voilà six cents ans que je cours après ce maudit lièvre, sans pouvoir le prendre !
— Eh bien laisse en paix le lièvre de saint Gily, que tu ne prendras jamais, et viens avec moi.
Et le Chevalier Fortuné le toucha de sa baguette et le métamorphosa en un beau cavalier, comme le tireur d’arc.
Les voilà déjà trois. Leur route les conduisit ensuite dans la forêt de Coat-an-noz. Ils y rencontrèrent, assis au pied d’un grand chêne, Un vieillard à longue barbe blanche, qui paraissait tout absorbé, comme quelqu’un qui composerait un gwerz. Il écoutait, prêtait l’oreille de tous côtés, puis écrivait et traçait des caractères bizarres sur un petit livre qu’il tenait sur ses genoux. Le soleil luisait, et les oiseaux chantaient partout autour de lui, sur les arbres et dans les buissons. Il était tellement absorbé dans cette occupation, qu’il ne s’aperçut de la présence des trois cavaliers, quoiqu’ils fussent arrivés tout près de lui, que lorsque le Chevalier Fortuné lui adressa ainsi la parole : — Bonjour, mon vénérable père. Quel travail vous occupe et vous absorbe à ce point ?
Il leva la tête, et parut tout étonné. Il allait répondre, lorsqu’un merle se mit à siffler sur un arbre voisin. Vite, il traça quelques figures et signes étranges sur son petit livre, et prêta de nouveau l’oreille aux chansons folles d’une fauvette, sans se préoccuper d’autre chose. Saisissant un moment où il lui parut moins occupé, le Chevalier Fortuné lui répéta sa question.
— Mon enfant, lui répondit-il, — car vous me paraissez aussi jeune que vous êtes beau, je note les chants et les modulations des différents oiseaux, afin d’arriver, par l’étude comparée des sons, des articulations, des harmonies et des phrases musicales propres à chaque espèce, et même à chaque individu… — Un geai poussa en ce moment, au-dessus de leurs têtes, un cri ironique et moqueur. Le vieillard le nota sur le champ, puis reprit : — Afin d’arriver, dis-je, à la découverte et à la compréhension de la première langue, celle qu’Adam et Ève parlaient dans le paradis terrestre ; — laquelle langue est allée toujours s’altérant, se corrompant et dégénérant en articulations et en sons de plus en plus inharmonieux, rauques et barbares, jusqu’au jargon honteux et sans nom que parlaient les hommes quand je mourus, c’est-à-dire il y a six cents ans, — et qui est loin de s’être perfectionné, si j’en juge par les sons affreux dont vous avez blessé mes oreilles.
— Et c’est chez les oiseaux que vous comptez trouver cette langue primitive ? — Oui, mon enfant, chez les oiseaux, ces privilégiés, ces bien-aimés du bon Dieu, qui n’ont rien changé à leurs habitudes, à leurs mœurs, à leur langue, depuis le jour où ils sortirent de la main du Créateur. Ce merle, cette grive, cette fauvette, ce rossignol, que vous entendez chanter autour de vous, chantent et louent Dieu dans la même langue, avec les mêmes sons, les mêmes inflexions que le faisaient les merles, les grives, les fauvettes et les rossignols du paradis terrestre. Ces mêmes chants ont bercé le sommeil et salué le réveil de nos premiers pères pas une note n’y a été changée depuis. Mais les hommes ont la manie, la rage de tout changer, et ce n’est pas en beau Chaque peuple, chaque province, chaque village, chaque individu même a son grognement à lui particulier, qu’il n’a pas honte d’appeler sa langue. Les oiseaux ont conservé, sans altération ni modification aucune, la langue qu’ils parlaient dans le paradis terrestre, et qui ne devait être qu’une imitation plus ou moins parfaite de celle parlée par les premiers hommes. C’est donc aux oiseaux seuls qu’il faut demander quelle était cette langue primitive[3].
— En punition de quelle faute, — car ce ne peut être un crime,
— vous a-t-on condamné à poursuivre si longtemps un problème
et des études qui peuvent avoir leur charme, je n’en disconviens
pas, mais qui me paraissent durer trop longtemps, et qui, dans
tous les cas, ne valent pas le séjour des élus, dans le paradis de
Dieu et, enfin, quelle condition est mise à votre délivrance ? —
Hélas répondit le vieillard, je fus un de ces orgueilleux qu’on
nomme des savants sur la terre, et qui prétendent tout connaître et
tout expliquer. Je me plongeai corps et âme dans l’étude des problèmes
les plus ardus, les plus insondables ; je crus pouvoir tout
remplacer par la science, — la famille, le cœur et jusqu’à Dieu lui-même !…
Vanité des vanités ! Et voilà pourquoi, bien que-connaissant
l’impuissance de la science et de la philosophie, quand elles
s’attaquent à certains problèmes placés trop haut, ma punition est
d’être condamné à en faire mon étude unique, même après ma
mort ; et je crains que cela ne dure bien longtemps encore, puisque
je ne dois être délivré que par une jeune cavalière allant à la
guerre, aussi modeste que charitable, et belle et pure comme le lys
virginal. — Et vous doutez, à ce que je vois, que toutes ces vertus
et ces qualités puissent se trouver réunies dans la même personne ?
— Oh ! la bonté, et la modestie, et la beauté, et la pureté réunies,
mais ce serait la perfection dit le vieux savant, et…
Sans lui donner le temps d’achever sa pensée, le Chevalier Fortuné le toucha du bout de sa baguette et aussitôt le vieillard devint un jeune et beau cavalier, et se rangea avec les deux autres à la suite de leur chef. — Et de trois, et de poursuivre leur route.
Ici le conteur, avant de continuer son récit, eut de nouveau recours à sa chopine, qu’il vida d’un trait.
— Allons, lui dis-je, ne perdons pas de temps, nous entendrons bientôt les grelots des chevaux et le fouet du postillon, et, sûrement, il me faudra partir avant d’avoir entendu la fin de votre conte. Vous avez traité un peu trop complaisamment ce vieil original de savant ; songez donc qu’il nous reste encore quatre cavaliers à faire, quatre malheureux à délivrer ; car, d’après ce que je vois, ce sont autant d’âmes en peine.
— Arrivons donc sans autres détours au quatrième, reprit le conteur. Peu après avoir délivré et armé de pied en cap le vieillard aux oiseaux, nos cavaliers, en sortant de la forêt, rencontrèrent, près d’un étang vide, un homme, un géant étendu tout de son long à terre, sur le ventre, et la tête au-dessus de l’étang, dans le vide. — Que faites-vous là, dans cette posture, mon brave homme ? lui dit le Chevalier Fortuné. — J’attends que l’étang soit plein, pour le boire. Mais pourquoi, si vous êtes si altéré, ne buvez-vous pas à ce ruisseau, dont l’eau est si fraîche et si limpide ? — Vous moquez-vous de moi ? Je viens de dessécher l’étang en deux ou trois gorgées, et j’attends qu’il se remplisse, pour le vider encore. Et ce qu’il y a de plus malheureux, c’est que ma soif n’en sera pas apaisée ; la mer entière, je crois, passerait par mon gosier, sans éteindre le feu qui dévore mes entrailles. — Et qu’avez-vous donc fait, pour mériter un si cruel supplice ! — Hélas j’aimais trop le vin, et le cidre, et l’hydromel, et l’eau-de-vie ! Je fus riche un jour ; j’avais des fermes de belles prairies et des bois, des chevaux, des bœufs, des troupeaux de moutons ; tout a passé par mon gosier d’ivrogne, et j’ai mis ma femme et mes enfants sur la paille, réduits à la misère et obligés de mendier leur pain de porte en porte. Voilà six cents ans que cette soif cruelle me tourmente et ne me laisse aucun repos ! Le Chevalier Fortuné, pour être court, le touche de sa baguette et voilà aussitôt un quatrième cavalier…
À ce moment, nous entendîmes claquer le fouet du postillon sur la route : c’était la voiture qui arrivait. Il fallait partir au beau milieu du conte, et à l’endroit le plus intéressant. Je fis entrer le conducteur, et pendant qu’il faisait charger ma malle et buvait une chopine de cidre que je lui fis servir, pour gagner du temps, je pressai le conteur de questions. — Dites-moi vite ce qu’étaient les trois autres cavaliers, avant leur métamorphose. — Le cinquième était un gourmand, qu’ils rencontrèrent debout auprès d’un four, attendant que le pain fût cuit, pour dévorer la fournée tout entière. — Et le sixième ? — Le sixième était un homme aux yeux de feu. Il pouvait, rien qu’en les fixant avec ses yeux, incendier une maison, une forêt, faire bouillir l’eau des étangs et des rivières, et faire tomber l’aigle qui vole au-dessus des nuages. — Et le septième ? Le septième était un homme d’une force prodigieuse. Il avait souvent abusé de cet avantage sur les autres hommes, et même sur les animaux, en punition de quoi il avait été condamné à arracher de ses propres mains tous les arbres d’une immense forêt, de plus de trente lieues de circonférence, et à porter les arbres entiers, avec leurs branches et leurs racines, à l’antre d’une vieille sorcière qui, par un soupirail s’ouvrant dans sa caverne, les envoyait dans l’enfer, pour entretenir le feu sous les marmites et les chaudières des damnés.
— Et que fera maintenant le Chevalier Fortuné avec ses sept cavaliers, tous si formidables ? — Tous lui seront utiles et l’aideront à triompher des épreuves difficiles qu’il aura à subir, et des trahisons et des piéges dont la méchanceté et la jalousie l’entoure. ront bientôt, — et c’est là le plus beau du conte. — En un mot comment tout cela finit-il ? Le Chevalier Fortuné, sorti à son honneur de toutes ces épreuves, revient, au bout d’un an et un jour, à la maison de son père, le vieux jardinier Mogerou, accompagné des sept cavaliers que vous savez, et sans que personne se fût jamais douté qu’il était une jeune fille. Il retrouva, au même endroit qu’au départ, la même vieille femme chargée du même fagot. Il descendit aussitôt de cheval, la soulagea de son fardeau, comme la première fois, lui donna le bras, et l’amena jusqu’à la chaumière paternelle. En entrant dans la cour, la vieille fée (car c’était une fée) frappa de sa baguette la pauvre maisonnette du jardinier, et aussitôt un palais magnifique, brillant d’or et d’argent, s’éleva à sa place ! Marie toujours bonne et charitable, maria et dola richement ses deux sœurs et son frère, fit le vieux jardinier l’intendant et le gouverneur de son palais, et épousa, peu de temps après, le fils d’un roi puissant, d’un pays éloigné, que la renommée de ses exploits, de sa bonté et de sa beauté avait attiré auprès d’elle. Ils vécurent heureux et aimés de tous les habitants du pays, des pauvres gens surtout, dont ils étaient la providence.
— Ce qui prouve, ajoutai-je, qu’une jeune fille prévenante, modeste, douce et charitable, reçoit toujours, tôt ou tard, la récompense due à tant de qualités.
Voilà comme, en quelques phrases, le vieux conteur me donna le résumé de sa narration, qu’il continua de développer devant son auditoire attentif et charmé, pendant que moi je roulais vers Morlaix, tout en rêvant des merveilles que je venais d’entendre[4].
- ↑ Ce conte n’est qu’une variante bretonne du conte des frères Grimm : Les six compagnons qui viennent à bout de tout, et de La Veillée, ou l’homme large, l’homme long et l’homme aux yeux de braise, du recueil de M. Alex. Chodzko : Contes des paysans et dis pâtres slaves — M. Bladé en a également donne une version recueillie en Armagnac, sous le titre d’Étienne l’habile.
- ↑ Cette légende du lièvre de saint Gily est fort répandue dans le pays, et tous les chasseurs connaissent quelque vieux lièvre qu’ils ne peuvent jamais prendre, et sur lequel s’aplatit leur plomb. — J’ai vu ce saint anachorète figuré dans nos chapelles bretonnes avec un lievre entre les jambes.
- ↑ L’intelligence du langage des animaux est l’objet de plusieurs contes chez les peuples slaves.
- ↑ Je dois dire que ce conte, écrit de mémoire, huit jours après l’avoir entendu dans les circonstances que j’ai rapportées, diffère un peu, pour quelques détails seulement, du récit du jardinier de Plounevez-Moedec Quant aux personnages, aux aventures et à la marche du récit, je puis en garantir l’exactitude. J’ai recueilli une seconde version, qui s’éloigne sur quelques points de celle-ci. Dans cette variante, j’ai reproduit avec plus de soin et de fidélité la narration même du conteur, en breton. C’est, du reste, la méthode que j’ai suivie pour toutes les pièces que contiendra le recueil que je prépare sous le titre de Contes et récits populaires des Bretons-Armoricains. La présente version n’en fera pas partie.