Le crime du moulin au moulin du crime

Contes facétieux
Contes de Caliban (p. 54-61).

LE CRIME DU MOULIN AU MOULIN DU CRIME


La boîte au dos, la pipe aux dents, j’errais en quête d’un « motif » de paysage. La matinée était radieuse, — mon âme aussi. Je dois vous dire que, ce qui me l’illuminait d’allégresse artistique, c’était moins l’atmosphère féerique d’or fluide où baignaient les bois, les champs, les hameaux, que certaine garbure dont je m’étais lesté, en bon peintre, à une auberge de rouliers du carrefour des six routes.

Dans notre art — étudiez les maîtres, le père Corot surtout — le motif est le site synthétique où se résume le caractère d’une campagne circonscrite. Le motif, tranchons le mot, est une idiosyncrase, et je l’avais tranché devant l’aubergiste. Il avait paru me comprendre.

— Mais nous avons ça ici, s’était-il écrié, en me désignant l’une des six routes du carrefour, celle qui descend en lacet dans le vallon. Il y a là, sur un étang, un vieux moulin abandonné qui fera sûrement votre affaire. C’est, votre idio…

— … syncrase.

— Oui, à moins que vous n’ayez peur des revenants ?…

Peur des revenants, diable ! est-ce que le moulin était hanté ? Il ne m’en coûta pour le savoir qu’une autre tournée du vin topaze.

— Monsieur l’artiste devait avoir entendu parler d’un crime accompli, il y avait quelques années, dans le pays, et qui était aux causes célèbres ? Un enfant noyé par son oncle et sa tante, une affaire d’héritage ?… Ah ! il en était venu de ces journalistes !… Pour voir le chien surtout.

— Quel chien ?

— Mais le chien qui a repêché l’enfant dans l’étang et a ramené son cadavre… C’est moi qui en avais la garde.

— De qui ?

— Du chien. Mon auberge ne désemplissait pas.

Je n’avais point souvenance de cette histoire qui, d’après sa date, coïncidait d’ailleurs avec l’année que j’ai vécue en Norwège, dans les fiords, à travailler les effets de neige. Et comme, d’autre part, mon naturalisme appréhende peu les revenants, je pris congé de l’aubergiste et j’enfilai, la boîte au dos, la pipe aux dents, la venelle du moulin du crime.

Il ne m’en avait rien dit de trop, c’était l’idiosyncrase ! Imaginez un éboulis de solives et de pierraille retenues seulement par les sarments du lierre et le treillis des parasites ; sur l’amas de ces trous brodés, une toiture effondrée, crevée, comparable à une toile d’araignée en loque ; une roue morte sur le moyeu, embobinée de lianes aquatiques comme l’est un rouet de l’étoupe du chanvre ; l’écluse comblée, sans traces de margelles, talus d’urticées et d’herbes folles d’où surgissait un genêt sauvage aux grappes cuivrées, — et là-dessus, là-dedans, partout, des nids chantants et des vols d’ailes. Quant à l’étang, une vasque des jardins du paradis, bleu comme les ciels vénitiens de Ziem, où, dans le friselis d’une buée rose, bruissaient des nuées de névroptères aux élytres irisés et nacrés. À gauche, entre les glaïeuls lamellés, dressés en faisceaux d’épées, et les patènes vert-de-grisées des nénuphars, une barque dormait, à peine remuée, sans amarre…

L’inspection du « motif » ne fut pas longue. J’en trouvai tout de suite le point de vue sur la rive opposée de l’étang, en face du moulin croulant qui, reflété à angle droit, y doublait ses décombres. J’avais planté mon petit chevalet à l’ombre d’un castel Louis XIII, encadré d’une futaie de hêtres centenaires, dont l’abandon s’accordait au délabrement de sa dépendance domaniale, et je commençais à mettre bien en toile mon admirable paysage, lorsqu’il me sembla ouïr sur la route du vallon le bruit ouaté d’un roulement d’automobile. Et il en déboucha une, en effet, dans la solitude. « Des touristes, pensai-je, ils vont passer ? » Mais la voiture s’arrêta devant le moulin et il en sortit aussitôt deux hommes, une femme, un petit garçon et un chien de terre-neuve.

Toute superstition écartée, la composition du groupe était assez étrange, et je dus, pour ne pas en rester frappé, me souvenir que le troisième verre de vin topaze avait été suivi, sur le pas de l’auberge, d’un quatrième de surcroît, dit : coup de l’étrier. Sans doute il m’embrumait un peu la rétine ? Ma mise en toile cependant était d’un dessin ferme.

La femme, passable seulement de visage, se moulait élégamment dans un costume tailleur, net d’ornements, de teinte neutre. Les deux hommes, l’un brun, l’autre roux, tous deux quarantenaires, se signalaient, par l’allure souple et la carrure athlétique, sportsmen exercés et pratiquants. L’enfant était gai, vif, et il caressait le terre-neuve qui semblait l’adorer. Je les observais, sans être vu, de l’ombre du castel, et je m’assurai dans cette certitude que les « revenants » n’étaient que de simples photographes en chasse, comme moi-même, de vues pittoresques. L’homme roux en effet était allé retirer du fourgon de la voiture une boîte de forme usuelle et reconnaissable, et, venant droit au castel, il en avait ouvert la porte avec une clef que lui avait probablement confiée l’aubergiste, gardien de la double ruine, puis il avait disparu dans les chambres. Enfin, une fenêtre du premier étage s’était ouverte, à volets battants, et une voix avait crié :

— On voit l’auto… Ôtez l’auto !…

Sur cette indication de perspective, le brun avait poussé la roulotte derrière le moulin, en sorte qu’elle fut hors de l’orbe de l’objectif, et, passant sur la rive gauche, il avait sauté dans la barque qu’il amena, en ramant, au pied du genêt de l’écluse. Je commençais à ne plus comprendre, car, si photographe qu’on soit, pourquoi déplacer la barque dormante de son charmant lit de nénuphars ? Le motif y perdait sa plus jolie note peut-être. L’enfant regardait de côté et d’autre, comme indécis sur une besogne qui lui incombait. Enfin, il battit des mains, et tirant le bon terre-neuve docile par une oreille, il l’attacha, en riant, à la tige flexible du genêt, et, de la laisse, il lui fit une rosette. Ma vision d’art s’obscurcissait de plus en plus, lorsque, à ce moment, la femme monta dans la barque et y reçut l’enfant qui y bondit comme un chevreau léger.

— Allez, clama la voix de la fenêtre.

Et voici ce que je vis, paralysé par l’épouvante.

L’homme brun avait chassé la barque d’un coup d’aviron, sur l’étang. Elle avançait entre les gramens flottants. La femme souriait à l’enfant et elle lui montrait des libellules posées sur les plateaux d’or des nénuphars.

L’enfant extasié se penche pour en saisir une au vol… et la femme le pousse !… Oui, suis-je halluciné ?… la femme le pousse.

Par un rétablissement de clown, le petit garçon s’est redressé dans la barque. Il est debout. Il tremble de la tête aux pieds. Il a compris. Il se jette aux genoux de sa tante. Il lui demande grâce… Mais je n’entends pas ses cris, je ne les perçois que par les gestes. Silence inexplicable. Je suis gris, assurément ; le coup de l’étrier m’a-t-il privé du sens de l’ouïe ?

La tante s’est attendrie. Elle implore visiblement son complice, l’oncle. Mais il a surgi, terrible. Il a levé l’aviron sur la tête de la femme. Il la menace de l’assommer et de la jeter, elle aussi, dans l’étang, qu’il lui montre du doigt.

Il faut en finir. Elle se résigne. Elle l’aide à tirer du fond de la barque une pierre cordée… L’enfant s’abat, évanoui d’horreur, sur le banc de la barque. Elle lui attache elle-même la corde au cou, sur la collerette… Il n’oppose plus de résistance… Il est déjà mort… Elle l’embrasse sur le front… Oh ! la hyène !

Je veux hurler, m’élancer, empêcher l’abomination ; mais j’ai tout le poids de cette pierre aux pieds et, dans la gorge, tout ce silence.

Ils l’ont pris sur le banc ; elle, par la tête, lui sous les genoux ; ils le balancent, ils l’ont précipité dans la nappe d’azur de l’étang en fleurs… L’eau jaillit en gerbes, deux fois, l’une pour la pierre, l’autre pour l’enfant…

— Ah ! ah ! ah ! misérables ! J’ai tout vu !… j’étais là, dans l’ombre du château, en face.

— Vous n’auriez pas dû en bouger, maugrée l’oncle, sardonique.

Mais il faut sauver l’enfant. Je m’en charge, je suis bon plongeur, heureusement, en mer comme en eau douce. L’enfant d’abord, le reste après, assassins ! Et j’ai déjà dépouillé ma veste. La tante éclate de rire :

— Pas la peine de vous enrhumer pour le petit. Tenez, voyez !

Et elle me montre le terre-neuve, qui a dénoué sa rosette et qui nage droit à la place où a disparu l’enfant. Il le ramène par la ceinture, traînant en sus, au bout de la corde, la pierre qui flotte, car elle flotte la pierre. Je m’en saisis. Elle est en liège. Ou je deviens fou, ou je rêve !…

— Le film est raté, crie de la fenêtre l’opérateur.

— Comment, raté, le film ? Est-ce que vous êtes ?…

— De simples acrobates, monsieur. Nous reconstituons, d’après le procès, le fameux crime du moulin pour une maison de cinémas.

— Oui, et il n’a pas eu de témoin, le crime du moulin, vous le savez, pas même un peintre ! Recommençons tout, mon petit Jules.

— Si tu veux, maman, l’eau est très bonne.

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Note 1