Traduction par Renée Vivien.
Les KitharèdesAlphonse Lemerre, éditeur (p. 5-28).
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KORINNA




K orinna ! Ce nom a la sonorité glorieuse d’un cri de triomphe. C’est un nom prédestiné aux victoires. Il a quelque chose de vaillant et de magnanime, il évoque tout entière la Poétesse de Tanagra…

Son front porte sans faiblesse le noble poids des lauriers. Ses yeux noirs ont le regard inextinguible de ceux qui osèrent contempler les Dieux face à face. Ses membres sont vigoureux et souples comme les membres des éphèbes frottés d’huile odorante. Sa chair est ambrée de soleil. Héra, l’Orgueil Suprême, a dessiné la courbe de ses hautains sourcils. Pallas Athéné a sculpté fièrement le pli grave de ses lèvres. Les attitudes de Korinna ont la solennité des gestes de pierre. Elle est aussi belle qu’une statue.

Elle ne vint point effeuiller devant l’Aphrodita des guirlandes de roses lascives. Les langueurs du lâche amour n’amollirent point son âme invulnérable. Elle célèbre le retour par mer du Héros :

Il a vaincu, le vigoureux Orion, et a donné son nom à toute la contrée depuis l’aurore.

Elle évoque la splendeur terrible de l’Arès, le Dieu des rouges clameurs :

Et lui, s’étant montré, à la vérité détruisit la ville.

Parfois, un souffle de frais attendrissement traverse l’orage de ses strophes.

Elle vante la beauté de Thespia[1] :

Thespia, de belle race, hospitalière, aimée des Muses…

Nymphe aux yeux verts comme les roseaux, Thespia était fille d’Asopos, Dieu de ce fleuve. Elle donna son nom musical à la ville de Thespia, en Béotie. Elle fut une de ces Ombres à demi fabuleuses qui, divinisées par les Aèdes et par le folk-lore[sic], appartiennent plus étroitement à la Poésie qu’à l’Histoire. Elle vivra dans le vers marmoréen de Korinna qui fixe son incertaine image. La Béotienne se complaisait à célébrer dans ses parthénia[2] les Nymphes et les Héroïnes de son pays chantant.

Celle qui l’emporta cinq ou six fois sur Pindare nous apparaît ainsi qu’une Victoire prête à prendre l’essor. Elle frémit de l’orgueil sacré des Aèdes, quand elle dit avec ampleur :

… Et ma ville s’est grandement réjouie de mes chants au babil harmonieux.

L’impérieuse Poétesse de Tanagra, si elle négligea de tresser les hyacinthes de l’amour, cueillit pieusement les violettes de l’amitié. Conseillère affectueuse de Myrtis et de Pindare, elle les blâma et les encouragea tour à tour… Et tous deux la chérirent pour l’éloquence de ses paroles et la sagesse de ses pensées. Elle apprit à son illustre disciple les « lois des mythes ».

Korinna possédait le sens hellénique des belles épithètes. Cet art persiste chez le plus délicat des poètes modernes : Keats. Le chanteur de l’impérissable Ode to a Grecian Urn disait que la poésie n’était que la sélection savante d’adjectifs judicieux. L’Anglais de génie a peut-être exagéré la pensée grecque de Korinna. Elle aimait la ligne sévère de la Statue et du Poème. Pindare lui ayant un jour demandé son jugement sur des vers, elle lui reprocha d’avoir négligé les épithètes qui colorent la strophe. Disciple trop zélé, Pindare alourdit ses vers d’une prolixité d’adjectifs empanachés. La Musicienne le lui reprocha en une phrase célèbre : Je t’ai dit de semer avec la main, et toi, tu as ouvert le sac et tu l’as répandu dans le sillon.

Jamais de sages paroles ne furent prononcées avec autant de grâce. On devine, en les entendant, le demi-sourire qui les souligna. Korinna était digne de fonder, comme Psappha de Mytilène, une École de Poésie, et de dispenser les roses de Piéria aux Aèdes futurs.

La splendeur mortelle de Korinna fut perpétuée par l’Art. Pausanias vit, dans un temple de Tanagra, une image peinte de la Kitharède. Elle ceignait d’un bandeau triomphal sa chevelure olympienne. Pausanias, périégète inexact et critique médiocre, attribue à la seule beauté de Korinna ses victoires dans l’arène harmonieuse.

Plusieurs villes de l’Hellas furent honorées d’une statue d’elle. Les cinq livres de ses poèmes se composent de chœurs lyriques, de parthénia en l’honneur d’Artémis ou de Pallas Athéné, d’épigrammes[3] et de récits épiques, parmi lesquels Iolaos et Les Sept contre Thèbes.

Korinna ne fut point de ces Aèdes qui, franchissant les limites de leur contrée, appartiennent plutôt à l’univers qu’à une patrie. Elle aima fervemment la Béotie aux blés opulents, et ses hymnes furent composés afin d’être chantés par les femmes de son pays heureux, devant la foule de ses concitoyens. La couleur locale, si j’ose employer ce terme suranné, qui a survécu au romantisme, imprégnait ses odes béotiennes.

Le long séjour de la Tanagréenne à Thèbes fonda la croyance générale qui pare cette ville de la gloire de sa naissance. Ce fut à Thèbes que la Poétesse moissonna les lauriers de ses luttes mélodieuses. La Cité qui fut le lieu de ses triomphes lui plut par le souvenir. Thèbes honora et aima son illustre hôte féminin.

Fille de Procratia et d’Achélodoros, Korinna resplendit vers le ve siècle avant notre ère. Des commentateurs trop aventureux ont inventé l’existence d’une seconde Korinna, comme d’autres ont cru à une seconde Psappha et à une seconde Éranna de Télos.

On la surnomma Muia, la mouche, sans doute à cause de la petitesse ailée de son corps et de la malice de ses sourires légers. La Statue s’animait parfois et revêtait la grâce d’une enfant. Mais à l’instant solennel de l’hymne, la femme redevenait l’Immortelle.

Je me plais à l’évoquer, debout et frémissante, en ces jeux olympiques où elle vainquit Pindare…

Le Poète a puissamment chanté. Sa lyre a vibré du souffle impétueux des combats. Sa voix a retenti, comme un harmonieux tonnerre, jusqu’au plus lointain de l’arène. Et le peuple attentif l’a fervemment acclamé.

À son tour, Korinna se lève… Un silence auguste enchaîne la foule. Tous écoutent, comme seuls les Hellènes, perspicaces amoureux de musique et de poésie, savaient écouter… Le soleil teinte de reflets roses les blonds cheveux des vierges. Et les hommes oublient, devant l’art de la Musicienne, la beauté de la femme…

Korinna s’est levée, le front aussi ferme que le front d’un jeune héros aimé des Bienheureux. Elle chante… Elle loue les Dieux bienfaisants et terribles. La volonté des Piérides est en elle. Les vers s’entre-choquent, pareils aux boucliers splendides des Amazones. La multitude qui l’entoure est saisie d’extase…

La Tanagréenne s’est tue… D’un geste de Ménade ivre, elle écarte ses tresses où l’on croit voir bleuir des grappes. Ses paupières s’alourdissent et voilent la stupeur de son regard… La Tanagréenne s’est tue…

La voix unique et multiple de la foule la proclame victorieuse. Des parthènes aux blancs péplos s’approchent en pleurant d’amour et couronnent de noirs lauriers ses tempes glorieuses.

Ses yeux reflètent superbement la cruauté du triomphe. Pareille à une Niké, elle domine le peuple, et ses lèvres ont le pli hautain qui marque les lèvres des conquérants… Une voix de femme, s’élevant au plus profond de la foule, l’a nommée : Immortelle !

… Korinna s’est tue… Les siècles ont passé sur son œuvre et l’ont détruit. Ceux qui se souviennent d’elle et qui l’aiment pieusement retrouveront, dans les merveilleuses statuettes des femmes de son pays, cette grâce disparue de Tanagréenne. À travers les larges plis d’étoffe aussi beaux que les vagues, ils reverront les mouvements libres du corps. Ils ressusciteront les gestes et les attitudes, modulations de musique et frissons de poèmes… Et, devant ce néant, ils évoqueront la puissance d’ivresse et de vie que dégageait autrefois tout l’être inspiré de la Kitharède… Ils répéteront, comme une plainte et comme un reproche, ce vers :

Est-ce que tu dors sans interruption ? en vérité tu n’étais point avant, Korinna,…



I


καλά γεροῖ' ἀεισομένα
Ταναγρίδεσσι λευκοπέπλοις ·
μέγα δ' ἐμὰ γέγαθε πόλις
λιγυροκωτίλαις ἐνόπαις.



... devant chanter de belles récompenses pour les femmes de Tanagra aux blancs péplos : et ma ville s’est grandement réjouie de mes chants au babil harmonieux.



II

ΒΟΙΩΤΟΣ.


τὺ δέ, μάκαρ Κρονίδα, τὺ Ποτειδάωνος, ἅναξ Βοιωτέ



Béotien


Et toi, bienheureux Kronide[4], toi (fils) de Poséidon, prince béotien…



III

ΚΑΤΑΠΛΟΥΣ.

νίκασ’ ὁ μεγαλοσθένης
Ὠαρίων, χώραν τ’ ἀφ' ἑῶς
πᾶσαν ὠνύμηνεν.



Retour par Mer


Il a vaincu, le vigoureux Orion, et a donné son nom à toute la contrée depuis l’aurore.

III


οὐ γὰρ τὶν ὁ φθονερὸς δαίμων

Car la divinité jalouse ne te…

IV

ἰώνει (δ’) ἡρώων ἀρετὰς
χἠρωάδων

… chante sur le mode ionien la valeur des héros et des héroïnes.

V

περὶ τεῶς
Ἑρμᾶς ποτ’ Ἄρευα πυκτεύι.

Pour tes… Hermès lutte un jour contre Arès.


VI


δώρατος[5] ὥστ’ εφ’ ἵππῳ

… de la lance en sorte que, à cheval…


VII


κά[ρ]τα μὲν βριμώμενοι

Grondant[6] à la vérité fortement de colère…


VIII


πόλιν δ' ἔπραθ' μὲν προφανείς.

Et lui, s’étant montré, à la vérité détruisit la ville.


IX


γλυκὺ δέ τις ἀείδων

Et quelqu’un chantant de façon douce…


X

πελέκεσσι δονεῖται.

… est battu par des haches.


XI

παῖδα Ϝὸν θέλωσα φίλαις
ἀγκάλαις ἑλέσθαι

voulant prendre son enfant dans ses bras…


XII

μέμφομαι δὲ
καὶ λιγυρὰν Μυρτίδ' ἱώνγα,
ὅτι βανὰ φῦσ’ ἔβα
Πινδάροιο ποτ’ ἔριν.

… et je blâme aussi la mélodieuse Myrtis de ce que, étant femme, elle entra en rivalité avec Pindare.


XIII

ἢ διανεκῶς εὕδεις; οὐ μὰν πάρο ἦσθα, Κόριννα,…

Est-ce que tu dors sans interruption ? en vérité tu n’étais point avant, Korinna,…


XIV

Θέσπια καλλιγένεθλε, φιλόξενε, μωσοφίλητε

Thespia, de belle race, hospitalière, aimée des Muses…



Pour tes… Hermès lutte un jour contre Arès.

Grondant à la vérité fortement de colère…

Et lui, s’étant montré, à la vérité détruisit la ville.

…est battu par des haches.

Grondant en vérité d’une forte colère,
L’Arès un jour lutta contre l’Hermès ailé,
Pour ton rire, Aphrodite immortellement claire
Qui disposais ton corps sur le lit étoilé.

Les héros combattaient auprès des héroïnes,
Une pourpre de meurtre embrasait le Levant :
Mais toi, tu fis chanter les écailles divines,
Indifférente au choc des haches, et rêvant.

Les glorieux vaincus ensanglantaient l’argile :
La lance de l’Arès brûla, comme un éclair.
S’étant montré, terrible, il détruisit la ville.
Et toi, tu souriais de voir briller la mer.


Et quelqu’un chantant de façon douce…


La terre est comme un vase étrusque,
 Fond rouge et dessin noir :
Dans la plaine où l’ombre s’embusque,
 Déméter vient s’asseoir ;
La flèche du couchant s’émousse
Sur les lichens et sur la mousse.
Quelqu’un, chantant de façon douce,
 A traversé le soir.

La nuit hésite sur le porche
 D’onyx et de lapis,
Et la résine de sa torche
 A des parfums d’iris.
Du crépuscule vert émerge
Quelqu’un chantant comme une vierge,
Et le mélilot de la berge
 Connaît ton pas, Myrtis.

Tes doigts caressent la kithare,
 Cherchant le rythme exact :
Sous la langueur du toucher rare
 Surgit l’hymne compact.

Tu te plais au beau simulacre
De la victoire et du massacre,
Et, plus rayonnant que la nacre,
 Brille ton corps intact…

La terre est comme un vase étrusque,
 Fond rouge et dessin noir :
Dans la plaine où l’ombre s’embusque,
 Déméter vient s’asseoir ;
La flèche du couchant s’émousse
Sur les lichens et sur la mousse.
Quelqu’un, chantant de façon douce,
 A traversé le soir.





Est-ce que tu dors sans interruption ? en vérité, tu n’étais point avant, Korinna,…


Dors-tu docilement dans le lit des années,
Musicienne dont la harpe résonna
Jusqu’au Temple vengeur des noires Destinées ?
N’étais-tu pas, avant, l’ardente Korinna ?


Se peut-il que l’Hadès aveugle te possède,
Toi dont les yeux riaient du rire des bluets
Et des blés mûrs ?… Ô toi qui fus la Kitharède,
Dors-tu parmi les Morts et leurs paktis muets ?

Les champs, tumultueux comme de roux Priapes,
Te virent, dépouillant la grave anxiété,
Dénouer tes cheveux aussi lourds que des grappes,
Et célébrer la vigne où s’empourpre l’été.

Un souffle olympien soulevait ta poitrine ;
La magnanimité de ton vers étonna
La Parthène rigide et chryséléphantine…
En vérité dors-tu, toi qui fus Korinna ?





… devant chanter de belles récompenses pour les femmes de Tanagra aux blancs péplos : et ma ville s’est grandement réjouie de mes chants au babil harmonieux.


Des roses ont neigé sur la plaine éblouie.
Dans l’air résonne encore un triomphe subtil ;
Ma ville s’est hier grandement réjouie
De mes chants de femme à l’harmonieux babil.


Les échos de ma lyre animaient les silences,
J’étais déjà pareille aux rigides Paros,
Et mes strophes étaient vos belles récompenses,
Vierges ceintes de fleurs, femmes aux blancs péplos.

J’ai loué la valeur des graves héroïnes
Que l’immortelle main de Pallas consacra.
La foule aimait en moi les Piérides divines,
Et ma gloire épousait ta gloire, ô Tanagra.





Thespia, de belle race, hospitalière, aimée des Muses…


Effeuillons les lauriers noirs comme tes prunelles,
Thespia ! moissonnons le myrte et le cerfeuil,
Car, pour glorifier tes paupières très belles,
Les Piérides tressaient leurs roses sur ton seuil.

Les pâtres te louaient, femme de belle race,
Et t’apportaient les fruits dorés de la saison.
Les étoiles brillaient, moins claires que ta face ;
Tu fus hospitalière en ta noble maison.


Dans tout le glorieux pays, depuis l’aurore,
Les Aèdes ont célébré tes sourcils bruns.
La phorminx aux mains des Kitharèdes t’honore
Pour ta sagesse et ton sourire et tes parfums.





…et je blâme aussi la mélodieuse Myrtis de ce que, étant femme, elle entra en rivalité avec Pindare.


Oh ! les flots empourprés que frappent les rameurs,
Et la Mort qui grimace à travers les murailles !
Pourquoi, Myrtis, jeter les sanglantes clameurs
Des buccins dominant le fracas des batailles ?

La gloire est un flambeau que le silence éteint.
Ô Myrtis, la victoire est une courtisane,
Et celui qui la frappe est celui qui l’étreint.
Le sage a le dégoût de son baiser profane.

Chante le soir, l’ampleur des collines et l’air
Pacifique, le temple où pâlit la pensée,
Et le flot qui frémit, plus troublant que la chair…
Ta voix consolera l’Aphrodite blessée.


Car la voix d’une femme, ô Myrtis, doit savoir
Moduler lentement ses langueurs incertaines,
Elle doit s’allier au silence du soir
Et se mêler au frais murmure des fontaines.



Korinna triomphante


Ivre du vin des chants ainsi qu’une Bacchante,
Elle a loué la terre et les Dieux tour à tour,
La femme aux yeux d’amant, Korinna triomphante.

Sa voix a déchaîné les angoisses d’amour :
Les flammes du soleil ont brûlé dans ses veines.

Elle a chanté les jours aux rayons fabuleux,
L’écume de la mer où flottent les sirènes,
Et le lit de Léda parsemé d’iris bleus,
L’Ouranos aux palais d’opales et de jades
Où le soir vit fleurir les divines Pléiades.
Elle a chanté l’Hadès au fleuve illuminé
D’étoiles, et la paix des demeures funèbres
Où, lune de l’hiver, règne Perséphoné,
La Déesse endormie aux cheveux de ténèbres.
Elle a chanté l’Hadès où languissent les fleurs,
Elle a chanté l’effroi des êtres et des choses
Devant l’Aphrodita qui verse les douleurs
Et mêle le poison au cœur simple des roses,
L’Aphrodita, multiple ainsi que l’arc-en-ciel,


Vers qui monte l’essor des lyres inquiètes…
Elle a chanté Daphné dont les blondeurs de miel
Parfument le silence où rêvent les Poètes,
Fugitive éternelle aux lèvres sans amour !

— Ivre du vin des chants ainsi qu’une Bacchante,
Elle a loué la terre et les dieux tour à tour,
La Femme aux yeux d’amant, Korinna triomphante.


(Évocations.)


  1. Nom propre de femme qui signifie inspirée par les Dieux.
  2. Strophes chantées par des vierges.
  3. Courtes pièces propres à être inscrites sur un piédestal de statue, un sarcophage, un vase, etc.
  4. Descendant de Kronos.
  5. Wolf (qui réunit arbitrairement les fragments VI à XI), accepte l’hypothèse d’après laquelle δώρατος ferait allusion au cheval de Troie.
  6. Au pluriel.
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