Les Rôdeurs de frontières/Chapitre 19
XIX
LA CHASSE.
Le lecteur trouvera probablement que le moyen employé par Lanzi pour se débarrasser des Apaches était un peu violent et que, peut-être, il aurait dû n’y avoir recours qu’à la dernière extrémité.
La justification du métis est aussi simple que facile à donner : les Indiens bravos, lorsqu’ils passent la frontière mexicaine, se livrent sans pitié à tous les désordres, usant de la plus grande cruauté envers les malheureux blancs qui tombent entre leurs mains et pour lesquels ils professent une haine que rien ne peut assouvir.
La position de Lanzi, seul, sans secours à attendre de personne dans un lieu isolé, au pouvoir d’une cinquantaine de démons sans foi ni loi, était des plus critiques, d’autant plus que les Apaches aussitôt qu’ils auraient été échauffés par les liqueurs fortes, dont l’abus leur cause une espèce de folie furieuse, n’auraient plus reconnu aucun frein ; leur caractère sanguinaire aurait repris le dessus, et alors ils se seraient livrés aux cruautés les moins justifiables pour le seul plaisir de faire souffrir un ennemi de leur race.
Le métis avait, d’ailleurs, une raison péremptoire pour ne rien ménager ; il fallait, à toute force, assurer, n’importe de quelle façon, le salut de Carmela, qu’il avait solennellement juré à Tranquille de défendre, même au péril de sa propre vie.
Dans le cas présent, il savait que sa vie ou sa mort dépendaient seulement du caprice des Indiens, il n’avait donc rien à ménager.
Lanzi était un homme froid, positif et méthodique, qui n’agissait jamais sans avoir au préalable, mûrement réfléchi aux chances probables de succès ou d’insuccès. Dans la circonstance présente, le métis ne risquait rien, puisqu’il se savait condamné d’avance par les Indiens ; si son projet réussissait, peut-être parviendrait-il à s’échapper ; sinon, il mourrait, mais en brave habitant des frontières, en entraînant avec lui dans la tombe une quantité considérable de ses implacables ennemis.
Sa résolution prise, il l’avait exécutée avec le sangfroid que nous avons rapporté ; grâce à sa présence d’esprit, il avait eu le temps de sauter sur son cheval et de s’enfuir.
Cependant tout n’était pas fini encore, le galop que le métis entendait derrière lui l’inquiétait vivement, en lui prouvant que son projet n’avait pas aussi bien réussi qu’il l’espérait, et qu’un de ses ennemis, au moins, avait échappé et s’était lancé sur ses traces.
Le métis redoubla de vitesse, il fit faire à son cheval des retours et des crochets sans nombre, afin de dépister l’ennemi acharné à sa poursuite ; mais tout fut inutile, toujours il entendait derrière lui le galop obstiné de son persécuteur inconnu.
Quelque brave que soit un homme, si grande que soit l’énergie dont le ciel l’a doué, rien n’émousse son courage comme de se sentir, dans les ténèbres, menacé par un ennemi invisible et par cela même insaisissable : l’obscurité de la nuit, le silence qui plane sur le désert, les arbres qui, dans une course affolée, défilent à droite et à gauche comme une légion de fantômes sinistres et menaçants, tout se réunit pour augmenter les terreurs du malheureux qui fuit en proie à un vertige sans nom, sous le coup d’un cauchemar d’autant plus horrible qu’il a la conscience du péril, et qu’il ne sait comment le conjurer.
Lanzi, les sourcils froncés, les lèvres frémissantes le front inondé d’une sueur froide, courut ainsi pendant plusieurs heures à travers champs, penché sur le cou de son cheval, ne suivant aucune direction arrêtée, toujours poursuivi par le bruit sec et saccadé du galop du cheval lancé après lui.
Chose étrange, depuis que, pour la première fois ce galop s’était fait entendre, il ne semblait pas s’être rapproché sensiblement ; on aurait pu supposer que le cavalier inconnu, satisfait de suivre la piste de celui qu’il poursuivait, ne se souciait pas de l’atteindre.
Cependant, peu à peu la première exaltation du métis s’était calmée, l’air froid de la nuit avait mis un peu d’ordre dans ses idées, son sangfroid était revenu, et avec lui la lucidité nécessaire pour juger sainement sa position.
Lanzi eut honte de cette terreur puérile, indigne d’un homme comme lui, qui, depuis si longtemps, dans l’intérêt de sa sûreté personnelle, lui faisait oublier le devoir sacré qu’il s’était imposé, de protéger et de défendre au péril de sa vie la fille de son ami, ou du moins celle qu’il considérait comme telle.
À cette pensée qui le frappa comme un coup de foudre, une rougeur brûlante empourpra son visage, un éclair jaillit de ses yeux, et il arrêta court son cheval, résolu, coûte que coûte, à en finir une fois pour toutes avec son persécuteur.
Le cheval brusquement arrêté dans sa course fléchit sur ses jarrets tremblants en poussant un hennissement de douleur et demeura immobile. Au même instant, le galop du coursier invisible cessa de se faire entendre.
— Hé ! hé ! murmura le métis, ceci commence à devenir louche.
Et sortant un pistolet de sa ceinture il l’arma.
Il entendit immédiatement, comme un écho funèbre, le bruit sec de la détente d’un pistolet que de son côté armait son adversaire.
Cependant ce bruit, au lieu d’accroître les appréhensions du métis, sembla au contraire les calmer.
— Qu’est-ce que cela signifie ? se demanda-t-il mentalement en hochant la tête d’un air préoccupé, me serais-je trompé ? N’est-ce donc point à un Apache que j’ai affaire ?
Après cet aparté pendant lequel Lanzi avait, mais vainement, cherché à distinguer son ennemi inconnu.
— Holà ! cria-t-il d’une voix forte, qui êtes-vous ?
— Et vous ? répondit une voix mâle sortant du milieu des ténèbres, avec un accent au moins aussi résolu que celui du métis.
— Voilà une singulière réponse, reprit Lanzi.
— Pas plus singulière que la question.
Ces paroles avaient été échangées en excellent espagnol. Le métis, certain désormais qu’il avait affaire à un blanc, bannit toute crainte, et désarmant son pistolet, il le replaça à sa ceinture en disant d’un ton de bonne humeur :
— Vous devez, comme moi, caballero, avoir besoin de reprendre haleine après une aussi longue course ; voulez-vous que nous nous reposions de compagnie ?
— Je ne demande pas mieux, répondit l’autre.
— Eh ! mais, exclama une voix que le métis reconnut aussitôt, c’est Lanzi.
— Certes ! s’écria celui-ci avec joie, voto a brios ! doña Carmela, je n’espérais pas vous rencontrer ici !
Nos trois personnages se joignirent. Les explications furent courtes.
La peur ne calcule et ne réfléchit pas. Doña Carmela d’un côté, Lanzi de l’autre, emportés par une vaine terreur, avaient fui sans chercher à se rendre compte du sentiment qui les poussait, excités seulement par l’instinct de la conservation, cette arme suprême donnée par Dieu à l’homme pour lui faire, dans les cas extrêmes, éviter le danger.
La seule différence consistait en ce que le métis se croyait poursuivi par les Apaches tandis que doña Carmela les supposait devant elle.
Lorsque la jeune fille, sur la recommandation de Lanzi, avait quitté la venta, elle s’était élancée en aveugle dans le premier sentier qui s’était offert devant elle.
Dieu avait voulu, pour son bonheur, que, au moment où la maison sautait avec un bruit horrible, doña Carmela, à demi morte de frayeur et renversée de cheval, avait été rencontrée par un chasseur blanc, qui, ému de pitié au récit des dangers qui la menaçaient, lui avait généreusement offert de l’escorter jusqu’à l’hacienda del Mezquite où la jeune fille désirait se rendre afin de se placer sous la protection immédiate de Tranquille.
Doña Carmela, après avoir jeté un regard investigateur sur le chasseur, dont le regard franc et le visage ouvert lui avaient prouvé la loyauté, avait accepté son offre avec reconnaissance, tremblant dans les ténèbres de tomber au milieu des partis indiens qui sans doute infestaient les routes et auxquels son ignorance des localités l’aurait inévitablement livrée.
La jeune fille et son guide s’étaient donc immédiatement mis en route pour l’hacienda ; mais, sous le poids d’appréhensions sans nombre, le galop du cheval du métis leur avait fait croire à la présence d’un parti ennemi devant eux ; aussi avaient-ils, avec le plus grand soin, conservé une distance assez grande pour tourner bride et s’échapper au moindre mouvement suspect de leurs ennemis supposés.
Cette explication bannit toute inquiétude entre les trois personnages ; Carmela et Lanzi étaient heureux de s’être si providentiellement retrouvés.
Pendant que le métis racontait à sa jeune maîtresse de quelle façon il en avait fini avec les Apaches, le chasseur, en homme prudent, avait pris les chevaux par la bride et les avait conduits dans un épais fourré au milieu duquel il les avait caché avec soin, puis il revint auprès de ses nouveaux amis qui s’étaient laissés aller sur le sol, afin de prendre quelques instants de repos.
Au moment où le chasseur revenait, Lanzi disait à la jeune fille :
— À quoi bon, señorita, vous fatiguer davantage, cette nuit ? Notre nouvel ami et moi nous vous construirons en quelques coups de hache un jacal sous lequel vous serez parfaitement abritée ; vous dormirez jusqu’au lever du soleil, et alors nous reprendrons le chemin de l’hacienda. Vous n’avez, quant à présent, aucun péril à redouter, protégée par deux hommes qui n’hésiteront pas à sacrifier, s’il le faut, leur vie pour vous.
— Je vous remercie, mon bon Lanzi, répondit la jeune fille, votre dévouement m’est connu et je n’hésiterais pas à m’y confier, si j’étais en ce moment tourmentée par la crainte des Apaches. Croyez bien que la considération des périls que je puis avoir à courir de la part des païens n’entre pour rien dans ma détermination de me remettre en marche le plus tôt possible.
— Quelle plus importante considération peut donc vous obliger, señorita ? fit le métis avec étonnement.
— Ceci, mon ami, est une affaire entre mon père et moi ; qu’il vous suffise de savoir qu’il faut absolument que je le voie et que je cause avec lui cette nuit même.
— Soit, puisque vous le voulez, señorita, j’y consens, répondit le métis en secouant la tête ; c’est égal, vous avouerez que c’est là un singulier caprice de votre part.
— Non, mon bon Lanzi, reprit-elle avec tristesse, ce n’est pas un caprice : lorsque vous connaîtrez les raisons qui me font agir, je suis convaincu que vous m’approuverez.
— C’est possible ; mais alors pourquoi ne pas me les dire tout de suite ?
— Parce que cela m’est impossible.
— Chut ! fit le chasseur en s’interposant brusquement, toute discussion devient oiseuse en ce moment, il faut partir au plus vite.
— Que voulez-vous dire ? s’écrièrent-ils avec un mouvement d’effroi.
— Les Apaches ont trouvé notre piste, ils accourent rapidement, avant vingt minutes ils seront ici ; cette fois il n’y a pas à s’y tromper, ce sont eux.
Il y eut un long silence.
Doña Carmela et Lanzi prêtèrent attentivement l’oreille.
— Je n’entends rien, dit le métis au bout d’un instant.
— Ni moi, murmura la jeune fille.
Le chasseur sourit doucement.
— Vous ne devez rien entendre encore, en effet, dit-il, car vos oreilles ne sont pas comme les miennes habituées à saisir les moindres bruits du désert. Ayez foi en mes paroles, rapportez-vous-en à une expérience qui ne m’a jamais fait défaut : vos ennemis approchent.
— Que faire ? murmura doña Carmela.
— Fuir, s’écria le métis.
— Écoutez, reprit impassiblement le chasseur, les Apaches sont nombreux, ils sont rusés, mais nous ne pouvons les vaincre que par la ruse. Si nous essayons de résister nous sommes perdus, si nous fuyons tous trois ensemble tôt ou tard nous tomberons entre leurs mains. Pendant que moi je demeurerai ici, vous, vous fuirez avec la señorita ; seulement ayez soin de garnir les pieds de vos chevaux afin d’assourdir le bruit de votre course.
— Mais vous ? s’écria vivement la jeune fille.
— Ne vous ai-je pas dit que je demeurerais ici ?
— Oui, mais alors vous tomberez entre les mains des païens et vous serez inévitablement massacré.
— Peut-être ! répondit-il avec une inexprimable expression de mélancolie, mais au moins ma mort aura servi à quelque chose puisqu’elle vous aura sauvée.
— Fort bien, dit Lanzi, je vous remercie de votre offre, caballero ; malheureusement, je ne puis ni ne veux l’accepter, les choses ne doivent pas se passer ainsi : c’est moi qui ai commencé l’affaire, c’est moi seul qui prétends la terminer à ma guise. Partez avec la señorita, remettez-la entre les mains de son père, et si vous ne me revoyez pas et qu’il vous demande ce qui s’est passé dites-lui simplement que j’ai tenu ma promesse et que j’ai donné ma vie pour elle.
— Je n’y consentirai jamais, s’écria énergiquement doña Carmela.
— Silence ! interrompit brusquement le métis, partez ! partez ! vous n’avez pas un instant à perdre.
Malgré la résistance de la jeune fille, il l’enleva dans ses bras nerveux et la porta en courant dans le fourré.
Carmela comprit que rien ne pourrait faire changer de résolution au métis, elle se résigna.
Le chasseur accepta aussi simplement le dévouement de Lanzi qu’il avait offert le sien, la conduite du métis lui semblait toute naturelle ; il ne fit donc pas la moindre objection et s’occupa activement à préparer les chevaux.
— Maintenant partez, dit le métis dès que le chasseur et la jeune fille furent en selle, partez, et à la grâce de Dieu !
— Et vous, mon ami ? voulut encore dire doña Carmela.
— Moi, répondit-il en secouant insoucieusement la tête, les diables rouges ne me tiennent pas encore. Allons, en route !
Pour couper net à toute conversation le métis sangla rudement les chevaux avec son chicote ; les nobles bêtes s’élancèrent au galop et disparurent bientôt à ses regards.
Dès qu’il fut seul le pauvre homme poussa un soupir.
— Hum ! murmura-t-il avec tristesse, cette fois, j’ai bien peur que tout ne soit fini pour moi ; c’est égal, canarios ! je lutterai jusqu’au bout, et si les païens me prennent cela leur coûtera cher.
Après avoir pris cette énergique détermination qui sembla lui rendre tout son courage, le brave métis monta à cheval et se tint prêt à agir.
Les Apaches accouraient avec un bruit ressemblant au roulement saccadé du tonnerre.
Déjà on pouvait distinguer vaguement leurs silhouettes noires se profiler dans l’ombre.
Lanzi mit la bride aux dents, saisit un pistolet de chaque main, et, lorsqu’il jugea le moment propice, il enfonça les éperons dans les flancs de son cheval et s’élança à fond de train au-devant des Peaux-Rouges, qu’il coupa en diagonale.
Arrivé à portée, il déchargea ses armes dans le groupe, poussa un cri de défi et continua à fuir en redoublant de rapidité.
Ce que le métis avait prévu arriva. Ses coups avaient portés. Deux Apaches étaient tombés la poitrine traversée de part en part. Les Indiens, furieux de cette audacieuse attaque à laquelle ils étaient loin de s’attendre de la part d’un seul homme, poussèrent un cri de rage et se précipitèrent sur ses traces.
C’était, nous l’avons dit, ce que voulait Lanzi.
— Là ! fit-il en voyant le succès de sa ruse, les voilà ramassés, il n’y a plus à craindre qu’ils s’étalent ; les autres sont sauvés. Quant à moi !… bah ! qui sait ?
Doña Carmela et le chasseur n’avaient échappé aux Apaches que pour tomber au milieu des jaguars. Nous avons vu comment, grâce à Tranquille, ils avaient été sauvés.