Les aventures D’Iann ar-baz-houarn
Les maisons isolées sur les routes presque abandonnées qui traversent le Ménez-Arhez, maisons trop nombreuses encore pour le bonheur des paotred-kaled (durs garçons) de la Basse-Bretagne, tristes cabanes qu’une lourde vapeur de cidre environne et dont un fagot de gui orne toujours la façade lézardée ; ces maisons-là, vous en conviendrez, sont bien nommées, trop bien qualifiées par ces mots : chapel an Diaoul, chapelle ou station du Diable.
Hélas ! il n’est que trop vrai, nos paysans bretons y font de trop fréquentes stations le cidre détestable qu’ils y trouvent a pour eux un goût qu’aucune liqueur n’égale sur la terre. Pour ce liquide vraiment infernal, ils oublient peines, douleurs, misère ; ils oublient femme, enfants, famille ; ils oublient intérêts, affaires, religion ils oublient tout, — jusqu’à leur conscience.
C’est assurément un spectacle bien étrange en Basse-Bretagne que le retour d’une foire ou d’un pardon ; mais c’est un spectacle bien triste que ces hommes qui trébuchent dans les chemins creux, trop étroits pour leur marche louvoyante, pareille à celle d’une chaloupe qui tire des bords pour naviguer contre le vent ! Et ces pauvres femmes, épouses et filles, sœurs ou fiancées, qui essaient d’arracher de l’auberge leur mari, leur frère, leur fiancé, leur parent ivrogne (c’est le mot obligé, qu’un veuille bien nous le passer), ou qui souvent s’efforcent de soutenir leurs pas chancelants sur le chemin ; qui, parfois aussi, s’interposent entre deux camarades sur le point d’en venir aux coups… oui, c’est triste, bien triste, pour des créatures de Dieu !
Telles sont les impressions de mon âge, aujourd’hui ; mais, autrefois, je ne le voyais pas ainsi. Non, en vérité ! et qu’on me pardonne cet étrange aveu : je trouvais du pittoresque dans ces groupes chancelants, bruyants, chantants ; du dramatique dans ces luttes où le poing le plus dur faisait loi du comique dans ce désespoir des femmes qui, la pipe à la bouche, et trois ou quatre ensemble, relevaient du fond d’une douve, en unissant leurs efforts, un parent ou un voisin aviné ; je trouvais enfin un plaisir infini à voir l’ensemble animé, joyeux et assourdissant de nos pardons de Cornouaille.
Cela me remet en mémoire une petite anecdote de ce genre, qui me causa dans le temps (j’ose à peine le dire), une joie infinie.
Nous revenions du pardon de Lothéa, village situé près de la jolie bourgade qui étale ses bosquets, ses prairies, ses délicieux jardins, au confluent de l’Isole et de l’Ellé (de jolis noms, par parenthèse). J’ai déjà parlé ailleurs, je m’en souviens, du pardon de Lothéa, de la petite chapelle, de la fontaine, et surtout du chemin ravissant qui y conduit, au milieu des taillis, en côtoyant la Laita, — la Laita qui vient de naître au sein des eaux réunies de l’Isole et de l’Ellé… Mais passons, car je m’oublie au souvenir, hélas ! trop éloigné, de ces lieux alors charmants et d’une beauté presque primitive.
Ainsi, on revenait, sur le soir, du pardon de Lothéa. Cela se passait à peu près comme je l’ai esquissé au commencement de ces pages. Le sentier (car le chemin vicinal d’aujourd’hui n’existait pas encore, à l’époque arriérée dont je parle), le sentier serpentant dans les bois semblait être bariolé par les nombreux costumes des pardonneurs, comme un long ruban de couleurs diverses. C’était original, c’était intéressant et complétement breton. On entendait, dans le lointain, les sons de la bombarde et du biniou, les airs gais et harmonieux que jouait si bien Mathurin l’aveugle. Les paotred chantaient, les jeunes merc’hed (filles) riaient et cueillaient les derniers bouquets de lait ; mais le cidre de Perr Lichern avait bien généreusement coulé au pardon, à raison de deux blank la chopine aussi un grand nombre de retardataires attaquaient-ils en revenant les talus du chemin creux, sans souci des épines et de la lande qui garnissaient les bords. Nous regardions tout cela en riant, et ne suivions pas sans plaisir les évolutions des amateurs de cidre ou des meilleures pratiques de Perr Lichern, le cabaretier du Bois de l’Abbaye.
Il y en avait un surtout qui nous amusait singulièrement par les embardées étonnantes qu’il exécutait. Le chemin, assez large quoique fort inégal, à l’endroit où nous nous trouvions alors, se prêtait aux gambades forcées de notre ivrogne. Nous disons forcées, parce que, au moment où l’équilibre lui manquait, il ne rattrapait momentanément son centre de gravité qu’au moyen d’un soubresaut des plus comiques qui le portait alternativement d’un côté à l’autre de la route. Mais cette singulière pantomime ne pouvait durer bien longtemps, à cause de la pente et des inégalités de terrain, et surtout de l’ivresse croissante de notre homme. C’était le dénoûment prévu et inévitable que nous attendions pour achever ce divertissement, à peine avouable. Enfin le roulis qui agitait le paysan devint étonnant, insoutenable, fantastique. Son chapeau avait déjà mordu la poussière à cinquante pas plus loin ; il agitait encore le bras pour le ressaisir. On eût dit une chaloupe désemparée et en détresse sur des houles bondissantes. Hélas le naufrage était inévitable Un caillou au rebord du chemin fut l’écueil contre lequel notre homme alla sombrer, corps et biens. Et dans quelle position, juste ciel !…
Nous avons dit que les fossés étaient garnis de fortes touffes d’ajoncs, d’épines et de broussailles : ce fut au beau milieu qu’il alla donner, la tête la première, avec accompagnement de huées de tous les passants. Mais nul ne s’occupa de dégager le malheureux, de l’arracher aux pointes acérées des ajoncs qui devaient lui labourer la figure et la poitrine ; on riait, on le poussait du pied, puis on passait. « Il ne pouvait tomber mieux, disait-on sa tête est à l’abri du serein de la nuit, et ses jambes ne dépassent point l’ornière où le kariguel-Anankou (char de la Mort) pourra rouler ce soir sans lui rompre les os. »
Tel est le cas que l’on fait en Basse-Bretagne d’un misérable que le cidre couche sur le chemin. On rit et l’on passe, non sans dégoût, il est vrai ; mais on ne s’en préoccupe pas davantage, tant ces scènes sont communes au retour des pardons. Eh bien on me permettra de le dire mieux vaut l’ivresse du cidre que celle des mauvais écrits ! Mieux vaut un paysan ivre qu’esprit fort ! Mieux vaut pour lui la lie du vin que celle qui se trouve au fond de beaucoup de livres !
Mais me voilà bien loin du simple récit que je voulais raconter aujourd’hui. Toute cette longue et un peu rude digression sur le cidre n’a guère de rapport avec ma légende, et elle ne s’est présentée sous ma plume qu’au souvenir de l’endroit où la petite historiette qui suit me fut racontée, pendant une halte de voyage.
Un soir donc que l’excursion de la journée avait été plus longue que je ne l’avais prévu, j’étais entré dans une triste auberge, chapel an Diaoul, que l’on rencontre au bord de la route solitaire qui passe au pied du mont Saint-Michel[1]. Je fus bientôt reposé à la douce chaleur d’un feu de tourbe fumeuse ; je devrais ajouter séché, car la brume du marais, que j’avais côtoyé longtemps, m’avait pénétré, quoique le soleil d’un beau jour d’octobre perçât, de temps à autre, le brouillard toujours étendu sur ce grand lac comblé par des éboulements séculaires.
Il est bien rare, dans ce pauvre cabaret, d’entendre les chants joyeux des paotred. Du reste, nous ne sommes pas ici dans la gaie Cornouaille la montagne aride, sombre et haute, montre de tous côtés à l’horizon sa croupe noire et dentelée de rochers. Les rafales impétueuses de l’Océan, conduites par de longues coulées, y arrivent des grèves de Douarnenez et des anses de Daoulas et du Faou. Elles passent, avec de lugubres sifflements, détruisant et brûlant toute végétation dans la vallée maudite. Non ce n’est pas un lieu pour chanter et rire que l’auberge du Saint-Michel. Des postillons, des meuniers attardés, ou des paysans de La Feuillée, vêtus de peaux de mouton et revenant du marché de Braspartz, sont les seules pratiques de Larhantek, le vieux tavarnour de ce logis.
— Voilà un aimable feu ! lui dis-je, malgré l’odeur de la tourbe, qui était loin de m’être agréable.
— D’autant meilleur, répondit-il, que cela ne coûte rien, rien que la peine d’aller le quérir dans la forêt des pauvres.
— Dans la forêt ?
— Sans doute : le marais, c’est le bois du pauvre monde ; et puis, qui oserait venir ici de la ville nous disputer le seul bien qu’il plaît à Dieu de nous donner ?…
Je vis bien que Larhantek n’achevait point toute sa pensée, et je songeai, comme lui sans doute, que si un jour la spéculation pouvait utiliser cet immense marécage, où des forêts, dit-on, sont enfouies, la tourbe humide et fumeuse cesserait d’être le lot commun des malheureux d’alentour. On regarderait cela comme un nouveau progrès ; et qu’aurions-nous à y reprendre ?
— Vous désirez monter sur le Saint-Michel ? continua le tavarnour en soupirant… Je vais vous y conduire par le chemin le plus court, si vous voulez, car il se fait un peu tard par le chemin des chèvres…
Cinq minutes après, nous gravissions la pente rocailleuse et escarpée de la montagne ; au sommet se trouve la chapelle élevée en l’honneur de saint Michel Archange. Pour donner une juste idée de nos hautes collines, il ne faut point s’attacher à en peindre l’élévation, qui est réellement peu de chose en comparaison des montagnes renommées du globe mais je dirai seulement que les nombreux méandres des vallées, les circuits étranges, les contours arrondis des hauteurs qui, le soir, ressemblent aux flancs noirs de monstres gigantesques échoués ou endormis ; je dirai que les tons variés des vastes plaines, comme partagées en larges bandes brumeuses, claires, éclatantes, selon que le soleil voilé réussit plus ou moins à percer les nuages ; que les teintes de l’horizon, nuancées d’azur sombre ou lumineux, selon que l’on regarde du côté de l’Océan ou de la terre que tout cela, contemplé dans le silence de la solitude, ne peut être sans charme pour les yeux d’un artiste ou d’un penseur.
Le style moderne du modeste sanctuaire, qui couronne la montagne, n’a rien de bien digne de fixer l’attention de l’antiquaire. Quelques pierres de taille, qui ont la prétention de remplacer la tour, soutiennent une petite cloche verdie par la pluie des orages, et que les coups de vent font fréquemment tinter. Mais les traditions populaires racontent que jadis on y remarquait un antique oratoire que saint Miche ! Archange avait construit de ses mains. Nous nous assîmes un instant sur des débris ou ruines revêtues par le temps d’un tapis de mousse grisâtre. De cet endroit nos regards embrassaient toute l’étendue du grand marais et des crêtes bleues des longues collines de la Cornouaille et quand parfois une rafale venait à dissiper, pour un moment, l’épais brouillard dont le vent balançait lentement les ondes, nous pouvions distinguer vaguement à l’horizon de nombreux clochers et les pitons noircis du Ménez-Hom.
Larhantek, avant de quitter ces lieux, où il ne se serait pas aventuré, je crois, sans compagnie à une telle heure, me parla de la chienne noire que l’on aperçoit quelquefois sur le marécage, où viennent s’ébattre aussi tous les poulpiquets du canton. Tout en descendant assez rapidement la montagne, il me narra (car il était fort causeur) plusieurs histoires dont je pourrai peut-être un jour retracer les détails. Enfin nous rentrâmes à l’auberge, au milieu de l’obscurité et là, le feu de la tourbe me parut posséder une chaleur fortifiante que je ne lui connaissais pas. Assis au coin de la cheminée, qu’occupait déjà un paysan de Plonéour, Larhantek avait rallumé sa korn-butun et aspirait avec bonheur les bouffées humides de son tabac haché. Le bon tavarnour, bercé par le parfum des spirales échappées de sa pipe et par le bruit strident de la brise de mer dans la toiture, commença, à peu près en ces termes, un de ces récits qui, le soir, font rire et trembler les paotred kaled, autour de l’âtre où flambent en fumant des fagots de lande ou de genêt vert :
— Il y avait, une fois, dans le pauvre hameau de Pen-ar-Quenkis, du côté de Saint-Sauveur, un jeune pâtour, fils d’une pauvre veuve déjà sur l’âge. Il se nommait Iann Houarn : il était assez joli garçon, quoique louche de plus, fort comme quatre lurons de Komanna et simple autant que trois niais de Guiscriff. C’est pourquoi sa mère n’avait jamais pu lui faire apprendre aucun état. Au surplus, Iann, qui comptait dix-huit ans, n’aurait pas voulu s’en donner la peine, disant que le bon Dieu avait créé les êtres baptisés pour respirer, boire, manger et courir à l’aise par monts et par vaux, et non pour étouffer et s’ennuyer dans ces tanières que l’on appelle des maisons ; pour regarder en liberté le soleil, les champs, les arbres, et non pour se dégrader ou se creuser la cervelle afin de ramasser, par tous les moyens, des sous et des écus moisis, en hâtant le jour de l’ankou (la mort).
Iann disait, en vérité, mes amis, bien d’autres bettes choses ; mais comme la bonne femme Jeane avait grand peine, en filant, à gagner du pain pour deux, dont un dévorait plus que quatre, et que du reste Iann avait un bon cœur, il comprit qu’il était temps de filer de son côté et d’aller plus loin voir s’il irait butter sur une bonne chance ; car pour se donner le souci de la chercher, cette chance rare, en vérité, c’était fort au-dessous de notre camarade.
Le voilà donc parti, un beau jour d’automne, vêtu, aux trois quarts, d’un bragow de toile percé, de la moitié d’une chemise, d’un morceau d’habit à son défunt père, et… et c’est tout Iann ne portait jamais de chaussures. Quant au chapeau, c’était chose inutile, avec une chevelure inculte et aussi épaisse que la crinière d’un bidet de Saint-Thégonnec.
Jugez donc du bonheur d’Iann Houarn au commencement ! Il courait tout le long du jour dans les bois, tuant du gibier, dénichant des nids, se vautrant dans les ruisseaux, et, la nuit, s’endormait sur la mousse fraîche des pâtures, après avoir remercié son ange gardien de le rendre si heureux.
L’homme, hélas ! l’homme, inconstant, finit par se lasser de tout, en ce triste toul al laz (trou de douleurs) ! Ainsi en fut-il de notre vagabond, qui en peu de temps avait oublié la moitié de ses bragow sur les épines des buissons. Puis, l’hiver venait à grands pas ; l’hiver et son manteau de neige, feiz à Zoué ! (foi de Dieu !) Pas de culotte quand il gèle, c’est assez désagréable !…
Comment faire ? Revenir à la maison ? « Impossible, se disait le simplice, avant d’avoir ramassé quelque chose, dix-huit sous, par exemple ; ou avant qu’une bonne aubaine me tombe du ciel toute seule. »
Que de gens, mes amis, qui se croient plus fins que notre Iann, parce qu’ils n’ont pas de trous à leurs chausses et qui pourtant raisonnent tout comme lui !
Enfin, un beau soir, lann Houarn, en traversant une grande forêt, aperçut une petite lumière au fond d’un sombre fourré. Toc ! toc !
— Qui est là ? répondit une voix enrouée.
— C’est moi, Iann de Pen-ar-Quenkis.
— Il y a des Iann partout, fit l’autre, et plus de soixante Quenkis dans le diocèse de Léon. Au surplus, que veux-tu ?
— Ce que je veux, moi ? rien du tout, dit le nigaud en regardant autour de lui, la bouche ouverte.
— Tu ne veux rien, l’ami ? Alors pourquoi viens-tu déranger un honnête serviteur de Dieu ?
— Pourquoi, feiz à Zoué ! pourquoi ? je ne sais pas…
— En ce cas, détale au plus vite, dit le solitaire, qui dirigeait sa lumière par une fente de la porte sur la figure du malencontreux visiteur. Détale prestement, et laisse-moi continuer mes oraisons.
— C’est bien facile ! répliqua Iann, car j’ai les jambes pour le moins aussi longues que les dents. Bonsoir, vieux hibou !
— Hein ? fit l’ermite, intrigué malgré lui puis, remarquant l’air de franche simplicité du vagabond, l’homme charitable ajouta :
— Veux-tu souper avec moi ?
— Souper ? oui, assez, répondit le fils de la veuve mais j’ai encore plus affaire d’une veste et d’un bragow, si vous en avez de trop.
— Au fait, l’ami, tu en as bon besoin. Allons, entre ici et soupons d’abord.
Et voilà nos deux camarades en train de débrider, aussi bien que le recteur de Ker-Nitra[2] et son vicaire, avec du vin bouché, une cuisse de chevreuil et du jambon fumé. Quel souper de bénédiction ! Iann, n’ayant jamais été à pareille cuisine, se disait que la chance tournait bien, pour peu que cela pût durer jusqu’à la fin de ses jours.
Notre anachorète était charitable sans aucun doute, et cela ne l’empêchait pas d’être un jovial compagnon, lorsque l’occasion s’en présentait. Après avoir bien régalé son hôte, il voulut donc savoir ce que le simplice comptait faire.
— Dormir à présent, répondit Iann sans se gêner.
Là-dessus, il s’allongea tout de son long, sur un tas de fougère dans un coin, et au bout de trois minutes, il ronflait comme un sourd qui a le ventre plein.
L’ermite le laissa faire, ayant même fonction à remplir pour son compte si bien que toute la nuit il y eut dans la cabane un concert de ronflements à épouvanter les loups à une demi-lieue à la ronde.
Le lendemain, à l’aube, avant d’aller, selon sa coutume, assister les malheureux dans les villages voisins, le cénobite demanda encore au vagabond de quelle manière il emploierait sa journée et son temps à l’avenir.
— Mon temps ? ma journée ? répondit Iann étonné, je n’en sais rien ; mais, en attendant, mangeons un morceau ; nous verrons après.
On conçoit que le pauvre diable qui, pendant ses courses, ses tours et ses détours, avait jeûné un mois ou deux pour le moins, avait grand besoin de se réconforter un peu. Et, en effet, il faisait, chaque jour, de terribles entailles, des brèches incroyables aux provisions que l’anachorète de la forêt tenait de la libéralité du ciel (car c’étaient des corbeaux gris qui, presque tous les jours, venaient, à son appel, approvisionner son garde-manger).
Iann Houarn demeura donc pensionnaire de l’ermite pendant trois semaines environ, sans soucis, gai comme un meunier, fainéant comme un tailleur, heureux comme un prince. Ah disons mieux, mes amis, heureux comme un fermier qui a trois paires de bœufs et douze vaches laitières dans ses étables, car les fermiers sont plus heureux que les rois.
Au bout de ce temps, le serviteur de Dieu commençait à s’effrayer de la faim soutenue et de la soif croissante du gaillard de Pen-ar-Quenkis, lequel dévorait et buvait sans gêne tout ce que, dans sa charité, le bon ermite avait l’habitude de réserver pour ses pauvres ; c’est pourquoi il résolut de conseiller un voyage d’agrément à son pensionnaire.
— Il faut voir le monde quand on est jeune, lui dit-il, afin de trouver un bon état il faut faire un voyage…
— Un voyage ! un état ! interrompit Iann en ouvrant une grande bouche et en louchant d’un œil, ce qui était la preuve de sa stupéfaction un état, mon Dieu ! da ober pétra ? (pour faire quoi ?)
— Pour gagner ton pain, malheureux pécheur !
— Mon pain ! eh ! ne m’en donnez-vous pas ?
— Sans doute, sans doute, mon fils, mais remarque que tu manges la part des infirmes que je nourrissais autrefois.
— Ça m’est bien égal, à moi !
— C’est possible, l’ami ; mais le pain du bon Dieu n’est pas pour les fainéants. Tu es fort, bien restauré, bien engraissé je ne puis nourrir un vagabond qui ne veut rien faire pour se tirer de presse.
— Tiens, c’est drôle fit Iann en louchant encore plus. Et moi qui croyais que cela ne finirait jamais !
— Tu te trompais, mon fils il y a une fin à tout dans ce triste monde… Mais, écoute, ajouta le bonhomme après avoir ouvert la porte, voilà deux chemins : celui de droite conduit à Montourlez (Morlaix), où tu trouveras beaucoup de gens comme il faut, qui te vendront de l’esprit et autres vieilleries dont ils ne se servent plus…
Iann l’interrompit en disant : — De l’esprit Pourquoi faire ?
Le solitaire ne put s’empêcher de rire et reprit :
— Celui de gauche mène à la forêt de Laz, où il y a un beau château, avec des portes d’or et des fenêtres d’argent ; ce château est habité par le Roué-ar-barô-dir (le Roi à la barbe d’acier). C’est une belle aventure à tenter. Choisis tu n’as qu’à marcher devant toi.
— Pour lors, s’il ne faut que cela, je veux bien aller à l’aventure. Je vais à Laz de ce pas.
— Puisque te voilà si raisonnable, je veux te faire un cadeau tiens, voici un baz-houarn[3] ; ce bâton est fait pour toi, qui es déjà un homme de fer. Prends-le, mon ami. Sire Roué-ar-barô-dir est sourd comme une bûche et dort sans cesse d’un sommeil que rien ne peut interrompre. Finalement, comme ce roi voudrait aussi jouir de la vie et gouverner ses sujets (qui pourtant, dit-on, ne s’en trouvent pas plus mal), il a promis sa fille en mariage et la moitié de sa fortune à celui qui le réveillera.
— Sa fortune ! dit Iann ; da ober pétra ? (Pourquoi faire ?) sa fille ! une femme !… ça me gênerait pour…
L’ermite impatienté lança le baz-houarn sur le chemin et ferma la porte au nez du vagabond.
— Voilà qui est drôle ! murmura notre louche ; et moi qui croyais… Que ferai-je de ce pen-baz ?… Réveiller le roi sourd ? Mais si je tape dessus avec, je l’assommerai, c’est bien sûr.
Vous voyez que le gas de Pen-ar-Quenkis ne raisonnait point déjà si mal pour un nigaud fieffé. Pourtant, après avoir tourné et retourné la trique de fer, Iann, qui la maniait comme une plume, se décida à l’emporter ; et, jetant un dernier regard sur le séjour de bénédiction qu’il allait quitter pour toujours, il soupira dans son pauvre cœur et s’éloigna en sifflant un air de jabadao, qu’il avait appris en flânant à la foire de Landivisiau.
Notre garçon prit machinalement la route de la forêt de Laz. H se disait, chemin faisant, qu’il apprendrait du moins ce que c’est qu’une aventure ; car, pour ce qui était (quand il aurait réveillé ou assommé le roi), d’accepter sa fille ou sa fortune, pour sûr, il n’y consentirait pas, à cause des soucis que tout cela doit donner.
Remarquez pourtant que la curiosité commençait à pousser dans la cervelle fêlée du vagabond, et cela, vous le savez, a déjà conduit loin plus d’un sot. Il est vrai que, sans épouser la fille du Roué-ar-barô-dir, Iann pouvait songer à se procurer au château de Laz bien des choses plus utiles, telles qu’un couteau neuf, une ceinture de cuir, des…
Ma foi, Larhantek, marmotta tout à coup entre ses dents la vieille ménagère du tavarnour qui était rentrée sans bruit après avoir trait ses vaches, faut avouer que vous arrangez joliment les femmes, sans respecter les filles de rois ! On dirait que vous en faites n. Eh bien ! sachez que les fermières font tout dans les métairies et sont cent fois plus utiles que des fainéants d’hommes qui ne savent que bavarder, boire et fumer leur pipe. Ne l’oubliez pas ! sans quoi…
— C’est bon, c’est bon, interrompit Larhantek, un peu abasourdi par l’apostrophe conjugale ; apaisez-vous, Corentine : ce que je dis là, c’est histoire de rire et d’occuper les voyageurs pendant que vous irez faire leurs lits.
— Sans doute, grommela encore la bonne femme, je m’en vais les arranger, car ce n’est pas vous qui seriez capable de…
Le bruit des sabots de la ménagère, qui montait l’escalier ou plutôt l’échelle conduisant à la gambr’ unique de l’auberge, nous empêcha d’en entendre davantage. Le tavarnour continua, à notre vive sollicitation.
Pour lors, Iann fit une longue route sans s’arrêter. Le troisième jour, il entra dans la forêt de Laz. Le temps était dur ; la neige couvrait la terre. Les arbres du bois, couverts de glaçons, ressemblaient à des squelettes balancés par le vent et attendant le jugement dernier. Les ravins étaient remplis de glace et les sentiers, invisibles ou défoncés… N’importe, Iann, comme un vagabond sauvage qu’il était en vérité, ne s’arrêtait pas pour si peu de chose. Cependant, il avait beau marcher, beau courir, le château ne paraissait pas. Iann trouvait cela drôle, mais il allait toujours devant lui. Il aurait fini par trouver le bout du monde, si, un soir, il n’eût aperçu, à travers les branchages, la fumée qui sortait par le toit de la hutte d’un sabotier.
— Toc, toc.
— Qui est là ?
— C’est moi, Iann de Pen-ar-Quenkis,
— Eh bien, Iann pousse sur la porte et entre, si tu veux. Le camarade, qui sentait l’odeur d’un morceau de lard aux pommes de terre, chavira à moitié la porte vermoulue, d’un coup de poing, afin d’entrer plus vite, et dit au sabotier : — Me voilà !
— Que veux-tu ? dit le maître de la hutte.
— Moi ? nitra (rien du tout).
— Alors, décampe, et laisse-moi creuser mes sabots, car la chandelle brûle à rien faire.
— Il n’y a qu’à souffler dessus, et elle ne brûlera plus, dit le nigaud en louchant avec des contorsions extraordinaires, tant il était content de son idée. Le sabotier examina un moment son singulier visiteur et apparemment qu’il comprit à qui il avait affaire, car il se mit à rire de tout son cœur.
— À présent, faut souper, dit Iann et il s’approcha de la marmite où le ragoût rissolait à plaisir. Puis il posa dans le coin de la cheminée son baz-houarn et s’assit sur un billot de bois, qui se trouvait là fort à propos.
Il examina à son tour la hutte du sabotier. C’était une cabane faite de branches entrelacées de feuillages et de fougères sèches. Elle était ronde comme toujours et la couverture, qui commençait à trois pieds de la terre, se terminait en entonnoir, avec un trou au milieu pour laisser passer la fumée. Le foyer, placé à peu près au centre, se composait de quelques pierres plates, arrangées avec un peu de terre jaune. Tout autour de la hutte, on voyait des outils, des troncs de hêtre, des tas de sabots. Le lit de l’ouvrier solitaire, fait de paille et de fougère, se trouvait dans un enfoncement, appuyé contre une pile de sabots mal dégrossis ou mis au rebut. À côté, au-dessus, à droite, à gauche, il y avait une quantité de vieilles images enfumées, que le sabotier amateur avait attachées avec des pointes aux montants et aux solives de la cabane. C’est d’abord l’Enfant Jésus, saint Joseph et la sainte Vierge ; puis saint Crépin cousant des boutou-ler (sabots de cuir) ; saint Antoine, patron des solitaires, et son cochon (sauf votre respect), avec une pipe ; et Proserpina avec un régiment de diables et diablotins à faire trembler on y voyait aussi le Juif-Errant, son bâton et sa barbe, longue, longue d’une aune ; l’Enfant prodigue et ses pourceaux ; saint Hubert, patron des braconniers, et son chien courant ; et d’autres encore, que j’ai oubliés.
Le sabotier était garçon, et travaillait seul, la plupart du temps. Comme cela, il était quitte de se quereller avec sa moitié de ménage ou avec des fainéants d’ouvriers. Bref, pour en finir avec le mobilier de l’homme des bois, il n’y a plus qu’à parler de sa rouillarde à pierre[4] et à un coup, dont le canon percé était attaché avec du fil d’archal, et de son vieux briquet rouge et jaune, encore plein de feu, malgré son âge, son Ronflo fidèle dont le museau pointu roussissait et jambonnait chaque soir dans les cendres chaudes du foyer. Il paraît que le briquet avait encore du nez, et que le sabotier jouait passablement de la canardière à preuve des peaux de lièvres et de lapins fraîches ou desséchées, lesquelles pendillaient de tous les côtés de la hutte.
Nos camarades soupèrent de compagnie, firent dévotement leur prière du soir, ronflèrent ensuite côte à côte, et, le lendemain, se levèrent en même temps. Iann était de bonne humeur : il avait rêvé qu’il réveillait le roi à la barbe d’acier, sans l’assommer tout à fait ; que le roi enchanté le dispensait d’épouser sa fille, mais qu’il lui assurait une bonne pension, sans rien faire, pour le restant de ses jours. Quel sort ! C’est pourquoi Iann se réveilla en éclatant de rire.
— Tiens ! Mathurin fit le sabotier, qu’est-ce qui te jubile de la sorte ?
— Moi ! rien du tout, presque rien c’est la fille du roi qu’on voulait me donner en mariage, pour sûr.
— La fille d’un roi ! Toi, Iann ? Es-tu fou ?
— Non pas, l’ami, c’est l’ermite qui me l’a dit…
Et voilà notre nigaud de raconter au sabotier toute son histoire, de fil en aiguille. Le sabotier, lui, qui plus d’une fois apparemment avait été à Montourlez était un malin compère. Il réfléchit à cette aventure, se rappela qu’en effet il courait dans le pays d’étranges bruits sur le fameux roué ar baro dir, et résolut de voir s’il ne pourrait en tirer aile ou patte, pour son compte, à l’aide du baz-houarn de son compère.
— Ainsi, tu ne veux pas de la fille du roi ? dit le finaud ; tu n’as pas besoin de sa fortune, non plus ?
— Da ôber pétra ? répondit invariablement le diod de Pen-ar-Quenkis, en avalant coup sur coup trois pommes de terre et cinq bouchées de lard, arrosées de deux chopines de cidre. Da ôber pêtra ?…
— Sans doute, ça ne sert à rien reprit l’autre ; mais je crois moi, que la fille du roi ne voudra pas de cet arrangement, surtout quand elle aura vu un joli garçon comme le fils de ta mère.
— Hein ? fit Iann étonné.
— C’est mon avis, mais il y a moyen d’arranger la chose.
— Ah ! bon, bon ; voyons ton moyen.
— Je… je te le dirai, quand il sera temps.
— Moi, je trouve qu’il est temps ; car je vais me rendre tout de suite au manoir de ce roi dormeur. Adieu… mais montre moi donc le chemin.
— Il faut que j’aille avec toi ; sans cela tu ne t’en tirerais jamais. Surtout n’oublie pas ton baz-houarn ; nous en aurons grand besoin.
Là-dessus, les lurons burent un bon coup d’eau de feu ; le sabotier mit sa patraque en bandoulière, siffla son vieux Ronflo et, mettant la clef sous la porte, s’éloigna de la hutte, dont il rêvait déjà de faire bientôt un château de plaisance.
Les voilà donc partis, tous deux en quête du bonheur, quoique avec des projets différents. Vous voyez que le niais et le finaud vont bien de compagnie, et qu’ils n’ont pas plus de raison l’un que l’autre, quand ils veulent tenter le sort ou changer l’état que Dieu leur a donné dans sa sagesse… Pour revenir à nos aventuriers, Mathurin, connaissant tous les détours de la forêt de Laz croyait trouver sans peine le chemin du fameux kastel, attendu que plus d’une fois il avait vu passer des seigneurs, des valets, des soldats, des clercs, des procureurs, etc., tous aussi fous les uns que les autres, tous morts, ou revenus de ce voyage, un pied chaussé et l’autre nu. Mathurin marchait, courait si vite sur la neige que Iann, tout fort qu’il était, commençait à trouver lourd son bâton de fer, et que Ronflo, essoufflé, tirait une langue démesurée. N’importe, ils allaient toujours, toujours, Mathurin piqué par la tentation, Iann sans trop savoir pourquoi.
Enfin, un soir, au passage d’un carrefour encaissé, tout entouré de broussailles et de cavernes, voilà Ronflo qui renifle et s’arrête tout d’un coup en grognant sourdement.
— Attention, Iann ! dit le sabotier, prévenu par son limier ; (cric, crac), j’ai armé ma canardière toi, apprête ton baz-houarn… J’entends marcher ; cachons-nous dans cette brousse. Ici, Ronflo !
Nos deux camarades se cachèrent donc dans une brousse épaisse de lande et de houx et aperçurent, dans l’ombre, à cent pas sur le chemin… quoi, mes amis ? une chose abominable : quelque chose comme une femme énorme, de la forme de ce tonneau, qui est là dans le coin et grande, grande, autant qu’un moulin à vent ; une vraie géante, une affreuse ogresse, pour sûr, occupée à tendre, sur les sentiers qui passaient entre les roches, des collets à renard et des bourliquenn à bécasse, capables de prendre des chrétiens tout vivants.
— Da ôber pétra ? dit le nigaud en voyant cela.
— Tais-toi, malheureux ! fit l’autre ; c’est pour manger ceux qui sont pris.
Iann trembla d’être mangé tout cru, et se tint coi.
Dans ce moment-là, un Cornouaillais bien vêtu, jeune et d’un joli embonpoint, parut dans le chemin creux. L’ogresse se retira en faisant claquer sa langue. Le Cornouaillais, occupé à siffler une gavotte de Quimperlé, qu’il avait menée avec sa douce au dernier pardon, regardait voler les ramiers. Au surplus, le temps était sombre, le chemin couvert, le soleil se couchait impossible d’apercevoir les piéges. Le malheureux va y tomber. Que faire ? Va Doué !…
Pendant que nos camarades réfléchissent et regardent en retenant leur haleine, le voyageur avance toujours… Zac… le collet, attaché à un solide baliveau de chêne, se détend sous les galoches du pauvre diable, qui se trouve renversé sur le nez et pendu par la patte, ni plus ni moins qu’un merle. Fallait voir accourir la vieille ogresse avec une fourchette à trois dents pointues et plus longues qu’une fourche à fumier. Aïe ! par saint Christophe ! elle l’enfonce dans le gras du Cornouaillais, pour le remettre sur ses pieds, et puis.
— Voilà le moment ! dit Mathurin. Que saint Hubert soit pour nous Je vise à l’œil m’est avis qu’elle n’en a qu’un…
Pan !… La canardière à Mathurin n’est pas de travers et sa balle va, droit au but, se loger dans la prunelle de cette femelle du diable. — Pas de numéro deux, ma bonne femme ; faut amener pavillon ; et toi, lann, achève vitement cette harpie. Allons, Baz-Houarn, assomme ! assomme ! et puis, roulons-la au fond de la ravine, où les loups viendront s’en régaler.
Tout cela fut rondement terminé. On se remit en route ; mais le nigaud, auquel l’esprit commençait à pousser, imagina d’emporter une des bourliquenn de l’ogresse, afin de prendre du gibier quand il se retirerait à Pen-ar-Quenkis, pour y manger ses rentes. Le Cornouaillais, remis sur ses jambes presque au grand complet, vu qu’il ne manquait qu’un petit morceau, au-dessus du mollet, refusa d’accompagner ses sauveurs, ayant affaire d’un autre côté, et une peur rouge de tenter de nouvelles aventures. Il avait assez de la dernière, et s’éloigna clopin-clopant, frottant ses reins endommagés.
— Ma foi ! voilà une drôle d’histoire, dit le paysan de Plonéour que le chapitre des bourliquenn avait tenu éveillé. Tendre des collets aux lièvres, aux renards, c’est bon ; mais à des êtres baptisés !… Ah ! ah !… vous nous en dites de fortes, père Larhantek.
— Oui, s’écria la ménagère, qui venait de descendre ; moi je trouve ces contes-là trop longs, car il est temps d’aller se coucher, si vous êtes raisonnables. Y a-t-il du bon sens de brûler ainsi inutilement du tabac et de la chandelle ?… Je m’en vas toujours souffler dessus.
Je me hâtai de m’interposer en disant à l’aubergiste que je me chargeais de toute la dépense de la soirée et de celle d’un bon déjeuner, qu’elle nous préparerait à tous pour le lendemain matin. La bonne femme, convaincue par cet argument, alluma une nouvelle chandelle, la moucha proprement avec ses doigts, et alla se coucher, en grognant… pour la forme.
— Nous disions donc, reprit Larhantek enchanté, après avoir vidé une chopine — ou deux, je ne sais trop nous disions que nos voyageurs se remirent en route sans balancer et fort contents de leur première prouesse. Iann ne se possédait pas de joie en considérant sa grande bourliquenn, avec laquelle il comptait prendre… Ah ! il ne devait pas tarder à l’essayer pour autre chose que des lapins…
Pour lors, la nuit étant venue, ils s’arrêtèrent, pour dormir, dans les ruines d’un vieux moulin, sur le bord d’un joli ruisseau. On entendait le bruit de la chute d’eau sur les rochers. Le moulin paraissait abandonné, ou peu suivi ; on n’y voyait pas les meules ordinaires on n’y sentait point du tout l’odeur de la farine, et la grande roue, à laquelle pendaient de gros glaçons, semblait n’avoir pas tourné depuis longtemps. Nos deux compères ayant avisé, dans un coin, un tas de paille assez engageant, songèrent à y reposer leurs os.
Jésus, va Doué ! qu’est-ce que Iann regarde-là, sur la terre, à la lueur de la lune qui se lève derrière les rochers de la hauteur ? Qu’est-ce que Ronflo évente ? On dirait qu’il a peur aussi, car il vient se cacher entre les jambes de son maître. Ce qu’il y avait là, mes amis du bon Dieu ? des débris d’ossements humains et des sacs remplis d’une farine qu’aucun grain n’avait fournie. Ciel et terre !!… Mathurin s’est souvenu du moulin des ogres, dont on parlait alors un moulin où l’on broyait des os décharnés pour en faire le pain de ces mangeurs de créatures humaines. Juste ciel ! comment faire ? se sauver ?… Il n’était plus temps : quelqu’un descendait lourdement le sentier durci qui menait au moulin : voici l’affreux meunier. Cric, crac… Mathurin met sa patraque en joue et fait feu ; mais, fist, l’amorce seule a brûlé, en jetant une fatale clarté.
— Baz-Houarn, fais ton devoir à ton tour, s’écrie le sabotier furieux, en poussant Iann, qu’une peur stupide clouait sur place. Si tu assommes ce grand farinier de l’enfer, je te donnerai une pipe au prochain pardon de Lampaul. Allons, n’aie pas peur ; torr hé ben (casse-lui la tête).
À l’idée d’avoir une belle pipe, le nigaud se mit à faire le moulinet avec son pen-baz, et s’avança au-devant du meunier, lequel avait l’air d’un clocher bâti en pierres de taille. À mesure qu’il approchait, on l’entendait grogner comme un pourceau en colère, et puis il brandissait aussi, en guise de massue, un jeune chêne encore muni de sa souche. Rendu à quinze pas, le meunier voulut décharger, sur l’imbécile qui osait lui barrer le chemin, un coup de massue capable d’abattre une maison ; mais il ne faisait pas très-clair, en sorte que Iann put se garer, en sautant promptement de côté. Il allait riposter sans beaucoup de prudence, quand Mathurin lui dit : — Range-toi un peu, que je lui envoie aussi un échantillon de ma monnaie. Bon ! voilà la lune qui m’éclaire je puis viser à ses longues dents jaunes. Ne bouge pas surtout.
Et pendant que le géant relevait sa massue, le coup partit et la balle alla casser la moitié des crocs de ce sanglier abominable, qui poussa un rugissement à remplir la forêt.
— À toi maintenant ! s’écria Mathurin ; allons, torr hé ben… Bon ! bon ! Iann, profite du moment où il ramasse sa mâchoire. Ah ! ah ! quel fameux coup !… Il doit avoir les côtes défoncées… Prends garde, Iann, le voilà-qui va t’envoyer un coup de massue. On n’y voit guère, attention !… Allass ! Le nigaud est touché ; je ne le vois plus il est écrasé, mon Dieu ! Mais non, c’était une ruse il s’est relevé… Draou ! Le farinier est démoli…
Fallait voir Ronflo crocher dans le géant étendu à terre, perdant
sa cervelle, pareil à un gros têtard noirci et abattu par la foudre.
Vous pensez bien qu’ils ne restèrent pas une heure à considérer ce
hideux personnage. Ils lui lièrent les jambes avec la bourliquenn
en question et le traînèrent à eux trois (vu que l’aide de Ronflo
n’était pas à dédaigner), du côté de l’étang du moulin, où ils le
précipitèrent au-dessus du déversoir. Iann était de plus en plus
content, et Mathurin, pour l’encourager à continuer, lui promit,
en sus de la pipe, cinq sous de tabac à la foire de Guimilliau. Puis
on alla se coucher dans un hangar, où l’on ne sentait pas l’odeur de
la farine que vous savez, et, le lendemain, nos aventuriers reprirent
le fil de leur voyage.
Il est bien tard, mes amis, et je ne puis, en vérité, vous raconter la moitié des aventures de Iann de Pen-ar-Quenkis ; vous saurez seulement qu’à un passage, gardé par un aigle énorme, le sabotier sut si bien tendre la bourliquenn de l’ogresse, que l’aigle s’y laissa prendre par la patte et fut encore assommé par le Baz-Houarn.
Enfin, ils aperçurent les tourelles du manoir, dont les girouettes, garnies de givre, grinçaient comme une scie rouillée et brillaient comme de l’argent au soleil de janvier. Les tourelles étaient hautes, et les murs du parc entourant le kastel avaient douze pieds d’épaisseur. Il y avait, en outre, au-dessous des murailles, des douves profondes, remplies d’une eau noire et bouillante, malgré le froid de l’hiver ; et dans cette eau nageaient des monstres aquatiques, avec des têtes de requins, vomissant le feu et la fumée et d’autres abominations encore.
— J’ai bien envie de retourner à Pen-ar-Quenkis ! dit notre nigaud épouvanté.
— Oui, répondit Mathurin, en faisant faire cric, crac à sa canardière, regarde derrière toi.
Et Iann sentit tout son sang se figer, à la vue d’une demi-douzaine de loups énormes qui regardaient nos camarades, en ouvrant des gueules épouvantables, garnies de belles rangées de dents.
— Si tu veux manger encore de la galette à Pen-ar-Quenkis, reprit le sabotier, faut jouer du baz-houarn mieux que jamais. Allons, Iann, j’ajouterai une belle ceinture de cuir et une épinglette en perles aux cadeaux que je t’ai promis si tu m’assommes toute cette canaille. Allons, stard ! stard ! (courage !)
Et voilà la bataille commencée. Fallait voir Iann s’escrimer avec son terrible baz-houarn, qui, à chaque coup, écrasait un de ces gros monstres, que c’était déjà un carnage et une puanteur tels, que les gens du manoir vinrent en éternuant sur les murs voir ce qui causait tout ce tapage. Ajoutez à cela que Mathurin, de son côté, faisait un feu meurtrier sur les habitants des douves, afin de les empêcher du moins de sortir de leur élément. À ce spectacle, les officiers du château (et quels officiers ! d’affreux korigans velus, barbus, des nains avec des têtes d’ours et des pieds de boucs !) tous les officiers épouvantés s’en allèrent, en poussant des hurlements sauvages, trouver le Roué ar baro dir et lui dirent… c’est-à-dire qu’ils dirent à la princesse sa fille que deux démons, sortis du fin fond de l’enfer, et plus grands que le plus grand chêne de la forêt, venaient d’assommer toute la garnison du château ; que, pour sûr, ils pourraient renverser les murailles avec le tonnerre qui sortait de leur petit doigt ; qu’il fallait donc venir les apaiser et leur parler poliment ; qu’ensuite, on verrait par quel moyen s’en défaire et à quelle sauce on les arrangerait.
La princesse ne fit ni une, ni deux elle mit son chupen (jupon) garni d’argent, puis son bigouden, brodé d’or, et suivit les officiers sur les murs. Elle vit donc ce qui se passait, ou plutôt ce qui s’était passé, car tous les loups de la garnison étaient écrasés, aplatis, hachés comme chair à pâté ; et puis elle vit Iann et Mathurin au milieu de ce beau carnage, tranquilles comme Baptiste ; si bien qu’on eût dit qu’ils venaient de tuer une douzaine de labousédik (petits oiseaux), pas autre chose… Ouf !… »
Ici, un premier bâillement de Larhantek. La vieille pendule du cabaret sonna onze heures.
— Des labousêdik, pas autre chose ! reprit le tavarnour, bercé par le son monotone de sa propre voix. Finalement, je vous dirai que la princesse, après avoir reluqué nos deux compères, trouva que Mathurin était fort joli garçon, et que Iann, sauf la bagatelle de son œil de travers, ferait un cavalier magnifique. Son cœur, à vrai dire, balançait entre les deux vainqueurs, car la demoiselle se disait que, pour sûr, ces deux champions accomplis, des fils de rois déguisés sans doute, étaient venus pour réveiller son père et la demander en mariage. Elle se mit donc à leur parler beau et prit sa plus douce voix, une voix de chouette, dont le son argenté alla droit au cœur du sabotier, trop amateur de ce vil métal pour lequel tant d’humains ont perdu et perdront leur âme.
— Entrez, entrez, seigneurs, leur dit la princesse ; vous devez avoir soif après tant de besogne.
— Feiz à Zoué ! répondit le sabotier enchanté, voilà qui s’annonce bien : entrons sans compliment.
Il passa sur le pont, suivi de Iann et de Ronflo, la queue basse, et tous les trois se trouvèrent bientôt dans la cour, puis dans la grande salle du château. Il n’y avait guère de quoi rire en ce lieu maudit, dont les murs étaient tapissés d’habits de marquis, de vestes de Cornouaillais, de guêtres de mendiants, de bragou de Léonards et d’autres.
— Qu’est-ce que tout cela, itron (madame) ? dit Mathurin, déjà moins crâne.
La princesse se prit à rire, un quart d’heure durant, avec les korigans, qui ricanaient comme un tas de démons. Pourtant, c’était une belle personne, une peu forte, il est vrai, avec des lèvres épaisses et des yeux aussi gros que ceux d’un veau de cinq mois… de plus, elle pouvait bien peser autant que ma plus belle vache ; mais, n’importe, elle devait avoir de fameuses rentes, et Mathurin, pour de l’argent, le pauvre homme, eût passé par-dessus tout.
Quand la princesse eut donc fini de rire, elle répondit au sabotier : — Ces guenilles-là ont appartenu à mes nombreux prétendants, lesquels n’ayant pu réveiller le roi, mon noble père, ont été… ah ! ah ! ah !…
Elle rirait encore, je crois, si lann, ennuyé de ce manège et mourant de soif, n’eût frappé sur la table de chêne un grand coup de son baz-houarn, en disant « Da ôber pétra ! »
La demoiselle cessa de rire, et les korigans se ramassèrent dans les coins de la salle, car le coup du pen-baz avait démoli la table et fait un large trou dans le plancher. On entendit même un soupir au premier étage au-dessus, du côté de la chambre du roi.
— À boire, à présent ! ajouta Iann en colère.
Tous ces démons de korigans trouvèrent des jambes pour le servir de suite, pour chercher du vin, de la viande et de l’eau de feu et la princesse se dépêcha de rincer les verres… Iann et Mathurin se régalèrent plus que des princes et burent plus de dix fois à la santé du monarque et autant à celle de la princesse, qui trinquait avec eux, sans compliments. Enfin, ils allèrent se coucher, ou, pour vous dire la vérité, on les traîna dans une chambre garnie de rideaux de velours et meublée aussi bien, si c’est possible, que la chambre de monseigneur l’évêque au presbytère du Huelgoat. Arrivés dans ce paradis… ô mes amis, disons mieux : arrivés dans cet enfer (car leur âme élait bien près d’y tomber), ils essayèrent de se mettre sur leurs jambes. Impossible Leur tête, pleine de vin, était vide de raison, et cependant, à quelques pas d’eux, les korigans complotaient… ouf !…
Second bâillement de Larhantek, dont la tête battait la mesure en même temps que le balancier de l’horloge. Douze coups retentirent alors sur le timbre fêlé ; mais nous étions impitoyables : je poussai rudement du coude le malheureux dormeur, au risque de le faire choir sur les tisons. Le pauvre homme, rêvant sans doute au déjeuner du lendemain, reprit, en balbutiant d’abord : — « Une côte de lard au four… Les korigans… avec une chopine de Roué ar baro dir… »
À ces mots Larhantek tomba, le nez sur les genoux, et attaqua la plus formidable musique de ronflements que j’aie entendue de ma vie. Nous le disposâmes de notre mieux dans son fauteuil de bois ; la chandelle fut soufflée, les tisons écartés et souhaitant le bonsoir au ronfleur, aussi sourd que le héros de son histoire (assez endormante, j’en conviens), nous allâmes nous reposer dans la chambre commune de l’auberge, laquelle était loin de ressembler à celle du presbytère du Huelgoat.
Après avoir relu toutes ces marvailleries (patience que nul n’aura peut-être), l’auteur est demeuré convaincu de la vérité de l’assertion ci-dessus, et le confesse humblement, quoique ce soit peu poli pour la mémoire de Larhantek et celle de Iann de Pen-ar-Quenkis. Nous allons donc abréger toutes les digressions du tavarnour et finir en trois mots, s’il est possible.
Le déjeuner… inutile d’en parler. Notez seulement que le digne Larhantek avait la langue épaisse et les idées obscures en reprenant l’entretien de la veille. Voici, à peu près, comment il acheva son récit :
— Pour vous revenir, mes amis, nous dit-il, vous saurez que les korigans, jalom. de la force de notre nigaud, et craignant de le voir mettre une fin à la vie de cocagne qu’ils menaient dans le manoir, se mirent à comploter sa mort et celle de son compagnon. Mais le rusé sabotier, s’étant réveillé, sur le minuit, aux grognements de Ronflo, entendit un certain bruit de chaînes et de coutelas qu’on aiguisait ; alors il poussa son camarade qui ronflait à côté de lui.
— Hein ? fit Iann, de mauvaise humeur.
— Réveille-toi vitement !
— Da ôber pétra ?
— Donne-moi ta bourliquenn, je te dirai ensuite.
— Tiens, et laisse-moi dormir.
Le sabotier tendit le collet en travers de la porte et se l’attacha par l’autre bout au bras droit. Il commanda à Ronflo de se tenir tranquille et recommença à rêver à la fille du monarque. Voilà qu’au moment où il rêvait qu’on l’habillait en prince pour la noce, une forte secousse le tira de son sommeil. Il y avait du gibier dans la bourliquenn et le gibier essayait de se sauver ; mais la corde tenait une patte et Rontlo chatouillait l’autre.
— Tu es pris, mon failli gars, dit Mathurin en serrant la corde et battant du briquet dans sa korn-butun. La chandelle fut bientôt allumée et Mathurin aperçut, allongé devant la porte ouverte, le plus méchant des korigans, venu là pour tuer les voyageurs avec un grand coutelas. Les autres sans doute avaient pris la fuite, quand leur chef s’était trouvé pincé dans le collet. Le sabotier courut au monstre, lui arracha son coutelas et le menaça de lui couper le cou, s’il ne le conduisait tout de suiteà la chambre du roi… Iann s’était également réveillé pendant tout ce tapage, et, armé du fameux baz-houarn, il suivit Mathurin, armé de sa canardière ; Mathurin suivait le monstre attaché par les poings, et le briquet suivait la compagnie, la queue en trompette, je vous assure ; et puis la princesse, encore plus belle qu’auparavant, sortit de la chambre pour se joindre aussi à ce cortège, aussi superbe pour le moins que celui de aotrou (monsieur) le maire de Montourlez, quand il se rend à une fête patriotique, accoté de ses adjoints, du garde-champêtre et des gendarmes.
La compagnie se rendit, par une enfilade de trois quarts de lieue de corridors, à la chambre où le roi reposait sur son trône d’or et d’argent massif. À mesure qu’on approchait de la chambre, on entendait davantage les ronflements terribles du monarque endormi… Le roué ar baro dir ressemblait à un gros rounfl’ (ogre) en retraite, et quand on fut auprès de lui, nos aventuriers, peu accoutumés à un pareil vacarme, se demandèrent si ce ronfleur éternel n’avait pas un tonnerre dans le ventre. Sa tête de lion était renversée en arrière, et on voyait tout autour une barbe ou une crinière longue et brillante à la lumière comme de l’argent. Cette barbe était toute d’acier elle éétincelaità la clarté tremblotante de plusieurs milliers de vers luisants, qui couvraient les meubles et les rideaux de cette chambre magnifique. Mathurin était stupéfait, aveuglé presque ; Iann tournait et retournait ses yeux louches pour essayer de voir et commençait, pour sûr, à trouver qu’à Pen-ar-Quenkis on ne voyait pas de si belles choses.
Pourtant le sabotier se demandait comment sortir de là. Déjà, par trois fois, il avait crié à son camarade :« Tape donc dessus ! Réveille-le, ou nous deviendrons sourds aussi. » Peine inutile ! Iann n’entendait rien du tout. Mathurin fit craquer sa canardière, chargée à double charge… Nitra ! rien, mes amis, pas plus qu’un coup de bonnet dans l’eau. La princesse et les korigans riaient en dessous. AÀla fin, s’apercevant que le sabotier changeait de couleur et que Iann avait l’air de soupeser avec rage son terrible baz-houarn, la prudente fille jugea qu’il était temps d’arranger les aflaires. Elle détacha de la cloison un grand voile de fil d’or et le jeta sur la tête du roi, son noble père. Les ronflements continuèrent, mais considérablement amortis, en sorte que l’on pouvait s’entendre en causant haut.
À la bonne heure ! dit Mathurin, causons et faisons nos conditions. On nous a dit que celui qui réveillerait le monarque épouserait sa fille et aurait une belle dot avec. Est-ce vrai, itron ar baro dir ?
— C’est la vérité, répondit-elle.
— Si vous voulez, reprit Mathurin, nous donner la dot, nous vous laisserons volontiers avec votre bon papa, après que nous l’aurons réveillé.
— Vous êtes un sans-cœur, dit la fille en pleurant. Hi… hi… hi… Malhurin se sentit touché en voyant pleurer de si beaux yeux. Eh bien non, dit-il, moi je vous épouserai, si votre père y consent et si mon ami Iann m’en donne la permission mais j’aurai les rentes aussi, pour sûr. Veux-tu me donner la permission, mon petit Iannik ?
— Permission ? fit le louche étonné, da ôber pétra ?
— Il consent, dit le tailleur de galoches ; allons, Iann, tape sur la barbe du roi. Soulève bien haut ton baz-houarn. Bon, frappe, frappe fort…
Le bâton retomba lourdement sur la mâchoire du dormeur, et le manoir fut ébranlé par ce coup épouvantable. La baro dir éclata par morceaux en rendant un son formidable, comme sera l’appel du jugement dernier. Le roi, content d’être rasé tout frais, poussa un grand soupir et demanda son bonnet de nuit que Iann avait dérangé.
Quelle prouesse pour un pauvre innocent de village Et dire que depuis un siècle les plus célèbres aventuriers n’avaient pu en faire autant. Ah ! ah !
— Mon père et seigneur, dit la princesse, le coup que vous a si bien asséné ce fameux chevalier breton, ne vous a-t-il pas troublé la cervelle ?
— Ma foi, non ! répondit le bonhomme, je veux dire le monarque, à peu près réveillé d’une petite méridiennée qui durait depuis cent ans au moins, au contraire, ma fille, car je pourrai désormais entendre, boire, manger comme il convient à un ogre de mon rang, et puis ma barbe d’acier ne tardera pas à repousser, je l’espère. En attendant, j’ai un appétit d’ogre, comme on disait autrefois dans la bonne société, et je voudrais bien goûter un morceau… un petit morceau bien rôti… du jarret ou du gigot de ce grand veau, qui a l’air de loucher en me regardant. Hein ! ma fille, ça sera tendre à la daube…
Feiz a zoué ! fallait voir la figure du nigaud de Pen-ar-Quenkis, à cet agréable discours, bien facile à comprendre, d’autant plus que les korigans aiguisaient leurs coutelas et préparaient la broche.
— Pourtant, ajouta le roi, en examinant les mollets du seigneur sabotier, je crois que celui-ci est plus gras que l’autre : il sera meilleur en fricassée hein ! qu’en dis-tu, ma fille ?…
La fille ne répondit pas et se mit à rouler son tablier à la mode des penhérez[5] amoureuses. Le coquin de sabotier, à son tour, se sentit mal en équilibre sur ses jambes et pestait tout bas contre ses diables de mollets ; mais ce fut l’affaire d’une minute. Il se dit qu’il fallait parlementer et ruser, s’il y avait moyen, et que si l’affaire tournait mal, on verrait à jouer encore du baz-houarn.
— Laissez ça, dit-il aux korigans, en train de fourbir une rôtissoire aussi grande que la huche au blé noir ; laissez ça tranquille, tas de moricauds, ou nous allons voir ! D’abord, nous sommes venus ici pour réveiller le roi et puis pour avoir sa fille, en récompense, vu que la chose a été affichée partout en moulées, à Landivicho, à Montourlez et même à Pen-ar-Quenkis… Est-ce la vérité, itron ar baro dir ?
— C’est la pure vérité, lui répondit la princesse, subjuguée par l’esprit de Mathurin ; mais puisque c’est vous que je veux épouser, il faut bien que mon père se régale avec l’autre.
— Hein ! c’est bien parlé, tout de même, fit le monarque, à jeun depuis cent trois ans : allons, vous autres, embrochez-moi ce hareng ou je le croque sans beurre ni sel, et vous tous avec ; hein !
— Goustadik ! Doucement, mes mignons, dit Mathurin en faisant les yeux doux à la princesse, laquelle raffolait déjà du sabotier, doucement, mes agneaux, on ne mange pas ainsi un chrétien, sans boire un coup et vous, dame superbe et adorable, sachez que ce gentilhomme, dont le château est à côté de mon manoir, dans le beau pays de Pen-ar-Quenkis, que ce marquis est mon frère aîné alors, comment voulez-vous que je puisse me marier avec la fille du mangeur de mon frère ?…
— Boh ! fit l’ogre, cela se voit tous les jours dans la bonne société et puis vous commencez à me tarabuter joliment l’estomac ; allons, voyons : l’un ou l’autre, ça m’est égal…
— Pour lors, c’est moi qui serai mangé, reprit le tailleur de sabots, si la penhérez y consent…
La penhérez poussa des soupirs, que cela ressemblait à une musique de biniou qui perd son vent ; et des larmes, des larmes à faire tourner un moulin à tan. C’était pitié de la voir.
Oui, c’est moi qui le serai, continua Mathurin, touché comme de raison, parce que c’est lann qui a tapé sur la baro dir pour réveiller le roi. Personne ne peut dire le contraire, je pense : ainsi, mon ami, Iannik, tu es le vainqueur ; c’est à toi de commander ici.
— Da ôber pétra ? fit le nigaud, pendant que tout le monde restait interloqué par les raisonnements du farceur…
— Va-t-en embrasser mon beau-père… Et si vous le permettez, madame…
Notre galant sabotier s’acquitta en conscience de sa commission afin d’inaugurer ses fiançailles ; et je vous prie de croire que le pauvre Iann avait plutôt envie de déguerpir que de donner l’accolade à ce roi vorace, capable de l’avaler en l’embrassant. Mais la princesse, ménagère accomplie, envoya à l’office quérir la moitié d’un mouton et le servit à son illustre papa sur un plat d’or, avec un broc de cidre contenant quinze chopines. Ce léger à-compte à son déjeuner réussit à calmer un peu la vieille soif et la faim canine du monarque, tandis que nos fiancés purent se dire des choses tendres, si tendres, qu’aucun marvailher (conteur) ne pourra les redire. Iann, pendant cela, s’amusait à regarder la tapisserie représentant l’histoire de Geneviève de Brabant ; si bien que, fort indigné, il montrait le poing à l’infâme Golo. Enfin, Ronflo, assis sur son arrière-train, guettait les petits morceaux de kik (viande), à mesure qu’ils tombaient sur le plancher.
C’était joli, bien joli, en vérité, et c’est une tristesse de quitter tant de belles chosesà la fois. Par malheur, je ne fus pas invité à la noce… Non, mes amis, tant sont ingrats les hommes ! à preuve que, revenant de la foire aux marvaillérès, un soir que j’avais goûté le cidre du père Lichern pour me consoler, je rencontrai Iann de Pen-ar-Quenkis[6] et le briquet Ronflo, lesquels s’en revenaient maigres-Jean comme devant, fourbus, pelés, tondus. Iann dit alors, en louchant de plus belle, qu’il avait laissé Mathurin assez content de ses rentes et passablement heureux, si ce n’est qu’il courait risque d’être battu par sa femme ou dévoré par le roi, son beau-père que pour lui, préférant la liberté, et même la pauvreté, à de tels inconvénients, il avait pris ses jambes à son cou, en compagnie de Ronflo.
Vous voyez, mes enfants, que le nigaud de Pen-ar-Quenkis, en sa simplicité, avait du moins glané un brin de raison dans ses voyages, ce que n’avait pu faire son malin compagnon, malgré son ambition et son esprit ; car la fortune que le sabotier avait tant poursuivie, menaçait de le dévorer dès le premier jour. Il en est toujours ainsi quand on se livre aux ardentes tentations de ses rêves et que l’on prend les songes creux de son imagination pour des réalités.
Finalement, comme le pauvre Iann n’avait pas un sou vaillant dans sa poche et que son baz-houarn n’était plus qu’un mauvais pen-baz de klasker-bara (chercheur de pain), je lui payai à boire, afin de le consoler avant son retour au village, en lui conseillant de demeurer tranquille à l’avenir et de gagner, avec ses deux bras et l’aide du bon Dieu, son pauvre pain et celui de sa mère.
Saint-Guen, 31 décembre 1868.
- ↑ Saint-Michel, près Botmeur, route de Quimper à Brest.
- ↑ Ker-Nitra : village de rien.
- ↑ Baz-houarn, bâton de fer.
- ↑ L’anachronisme est curieux, car le temps des féeries est passé depuis plus de mille ans.
- ↑ Pen-hérez signifie héritière.
- ↑ Nouvel anachronisme dont on voudra bien ne tenir aucun compte.