Les fées des houles
La littérature populaire, — nos chansons et nos contes du foyer, naguère encore exclusivement abandonnés aux enfants et aux paysans les plus illettrés, — est entrée actuellement dans le domaine de la science. Les savants, en effet, recherchent aujourd’hui les moindres traditions orales. du peuple, avec un empressement et un intérêt d’autant plus grands que nous nous sommes trop longtemps laissé devancer, sur ce terrain, par presque toutes les nations de l’Europe. Chansons, simples refrains de danse, contes et récits de toute nature, proverbes, dictons, incantations magiques, formules et formulettes, devinettes même, sont partout recueillis et publiés avec de doctes commentaires et d’ingénieux rapprochements. Le mouvement est général, en France, et notre Bretagne, haute et basse, tient, comme toujours, honorablement sa place (ce qui ne doit étonner personne, notre président ayant été un des premiers à nous montrer le chemin), dans ces investigations patientes auxquelles on demande de nous faire connaître les mœurs, les croyances et la vie intellectuelle de nos ancêtres les plus reculés. La philologie et la mythologie populaire, — deux sciences à peu près nouvelles, — semblent, en effet, pénétrer plus avant dans le passé et vers les origines de notre civilisation que les documents écrits et trop souvent obscurs ou contradictoires que nous ont laissés les Grecs et les Romains.
Plusieurs publications importantes sur ce sujet ont déjà vu le jour, et je sais que d’autres, non moins dignes de l’attention de la critique savante et aussi de celle des gens, — et ils sont nombreux, — qui aiment les merveilleuses et aimables fictions de nos pères, plus consolantes, d’ordinaire, que la réalité, sont à la veille de paraître
M. Paul Sébillot, de Matignon, dans les Côtes-du-Nord, nous a donné, depuis deux ans, trois volumes très-nourris et des plus intéressants sur les contes populaires de la Haute-Bretagne, ou pays Gallot. Poursuivant avec persévérance et méthode, pour cette région jusqu’ici fort négligée sous ce rapport, l’enquête que moi-même j’ai entreprise, depuis longtemps, pour notre Basse-Bretagne, is nous a déjà révélé des trésors inattendus, et nous en promet de nouveaux. Ses récits attrayants, recueillis sur les lieux, de la bouche même des conteurs et surtout des conteuses (Facilius enim mulieres incorruptam antiquitatem conservant, nous a dit Cicéron, et je l’ai souvent éprouvé, dans mes recherches), — ses récits, dis-je, ont d’ordinaire beaucoup d’analogie et de points de contact avec nos contes bas-bretons, dont, du reste, ils semblent dériver. Les fables et les types y sont presque toujours les mêmes que chez nous, mais avec des différences notables pourtant, dans la manière de les traiter. Les conteurs bas-bretons ont, en général, plus de souffle et un cachet plus prononcé d’antiquité ; mais aussi leurs récits, qui s’attaquent plus volontiers à des sujets mythologiques et ont parfois l’étendue et l’allure de véritables chansons de geste, sont plus confus et plus mélangés d’éléments hétérogènes. Il n’est pas rare, en effet, de voir le conteur, quand il se sent maître de son auditoire, introduire dans la trame de ses narrations des épisodes absolument étrangers à la fable principale et qui ne font qu’embarrasser et allanguir la marche de l’action. Mais, les longs récits sont les plus goûtés ; les auditeurs sont insatiables de prouesses et de merveilles et le conteur, toujours jaloux de remporter leur approbation et leurs louanges, se laisse aller facilement à leurs exigences. Un des épisodes auxquels on a le plus souvent recours est celui de la princesse que l’on conduit au serpent à sept têtes et que le héros délivre du monstre et finit par épouser, après maintes autres épreuves.
Nos contes bretons sont certainement plus anciens que ceux des Gallots, lesquels semblent, le plus souvent, n’en être que des échos plus ou moins affaiblis. C’est, sans doute, à notre langue que nous devons la conservation, — au moins relative, — des anciennes fables de nos ancêtres, et cette conservation nous paraît devoir être en proportion de celle de l’idiome primitif dans lequel elles ont été d’abord formulées.
Une remarque qui n’échappera encore à personne, en comparant entre eux les contes gallots et bas-bretons, c’est que ces derniers ont ordinairement une allure plus grave, plus solennelle, et que le conteur a plus de foi dans les aventures et les merveilles qu’il déroule sous nos yeux, avec un sérieux imperturbable. Le conteur gallot, au contraire, laisse trop souvent percer une pointe d’ironie et de scepticisme, qui lui vient de son voisinage et de son contact immédiat avec le Français ou le Normand, naturellement railleur et malin, comme dit Boileau.
Telles sont les différences les plus sensibles ; quelques autres seraient encore à noter, mais cela m’entraînerait trop loin.
J’ai dit que les mêmes fables, les mêmes thèmes se rencontraient généralement chez les Gallots et les Bas-Bretons. Il est cependant toute une catégorie, tout un cycle de traditions et de récits originaux qui semblent appartenir, sinon exclusivement, du moins plus particulièrement aux populations gallaises situées sur les côtes de la Manche, entre Saint-Brieuc et Saint-Malo. Je veux parler des contes de fées et faitaux[1] habitants des houles ou grottes marines de ces parages. C’est tout un monde mystérieux, que M. Sébillot a, le premier, évoqué sous nos yeux et dont il s’est fait l’historien consciencieux, nous racontant par le menu les coutumes, les mœurs et les secrets de ces êtres intéressants et généralement amis de l’homme.
Je n’ai rien ou presque rien rencontré de semblable, dans mes explorations et mes recherches à travers le Finistère et les Côtes-du-Nord. Il est vrai que, sans négliger entièrement nos côtes et nos populations maritimes, mon enquête a porté de préférence sur nos populations de l’intérieur des terres, où la moisson a été abondante. Peut-être qu’une insistance plus prolongée auprès des conteurs de Crozon et de Douarnenez, par exemple, me vaudrait de meilleurs résultats, car je ne puis croire que les grottes de Morgat et du Ris n’aient pas aussi leurs habitants et leurs histoires merveilleuses. Je compte, du reste, m’en assurer, prochainement, et vous faire part du résultat de mes recherches.
Voici, en résumé, ce que nous raconte M. Sébillot des habitants des houles ou grottes marines de la région qu’il a étudiée, entre Erquy, Saint-Cast et Dinard ; j’emprunte ces détails à la préface de ses Contes des paysans et des pêcheurs de la Haute-Bretagne[2].
« Quand les fées habitaient leurs grottes, elles se montraient
assez fréquemment aux hommes ; mais, elles sortaient
plus volontiers la nuit que le jour. Avant le soleil
caché, elles n’étaient visibles que pour ceux qui avaient eu
le tour des yeux frotté avec la pommade qui rend clairvoyant.
Mais, à la nuit close, tout le monde les voyait,
paraît-il. »
« À part leur pouvoir surnaturel et leur immortalité, les fées et les faitauds vivaient comme les hommes et avaient presque les mêmes passions qu’eux. Comme eux, ils étaient sujets aux maladies. Elles se mariaient, soit avec des faitauds, qui jouent en général un rôle assez effacé, soit avec des hommes. Mais, il semble qu’en s’unissant aux hommes, elles cessaient d’être immortelles, soit par suite de leur baptême, soit simplement parce qu’elles vivaient parmi les hommes. Elles avaient des enfants ; quelquefois aussi, elles enlevaient ceux des hommes, et mettaient à leur place, dans le berceau, des enfants à l’air vieux et qui ne grandissaient point, ou elles emmenaient dans leurs grottes des jeunes filles, qui y restaient plusieurs années. Elles se livraient à des occupations semblables à celles des hommes. On les entendait bercer des enfants et même leur chanter des chansons. Elles lavaient leur lessive et étendaient sur l’herbe du linge, qui était si blanc, qu’on dit en proverbe, en parlant de beau linge : « Blanc comme le linge des fées. » Parfois, elles possédaient des animaux domestiques, des vaches qui étaient parfois invisibles pour tout le monde, excepté pour la pâtoure qui les gardait. Leurs moutons venaient pâturer avec ceux des fermiers ; parfois, ils étaient noirs et de grande taille. Les unes avaient des chevaux, d’autres, des oies, des chats ou des poules généralement noires. Elles empruntaient les animaux de leurs voisins les hommes, ou bien les leur achetaient. Mais, certaines trouvaient plus simple de les prendre et de ne pas les rendre. D’autres, encore, volaient ce qui était à leur convenance, et seules les personnes qui avaient eu le tour des yeux frottés pouvaient les voir.
« Cependant les fées, à part de rares exceptions, et celles-là on les nommait les mauvaises fées, tandis que les autres s’appelaient les bonnes dames, ou les bonnes mères, ― se plaisaient à rendre service aux hommes, et presque jamais elles ne demandaient de récompense. Elles filaient le lin des jeunes filles ; elles donnaient aux hommes des remèdes qui les guérissaient, ou une graisse qui, à la place des animaux disparus, en faisait revenir de plus beaux. Leur présent le plus habituel était un chanteau de pain, qui restait toujours frais et ne diminuait pas, si on avait soin de n’en donner à personne autre que ceux de la maison. Parmi les autres présents qui figurent dans les légendes des Houles, on peut citer : la poule noire qui enrichissait ceux qui la possédaient ; les vêtements neufs ; l’hameçon de chance ; la bourse inépuisable. »
« Souvent, les fées demandaient à être marraines des enfants des hommes, et elles faisaient alors de beaux présents à leurs filleuls ; quelquefois, mais plus rarement, c’étaient elles qui faisaient nommer leurs enfants par des jeunes filles. »
« D’après plusieurs légendes, elles avaient des vers dans la bouche, parce que le sel du baptême n’avait point touché leurs lèvres. Elles perdaient leur immortalité, quand elles avaient été baptisées ; on pouvait même les faire mourir, en leur jetant dans la bouche une poignée de sel. »
« Les fées étaient de belles personnes à l’air jeune et avenant ; il y en avait toutefois de vieilles, qui paraissaient âgées de plusieurs centaines d’années. »
Toutes ces remarques et ces réflexions sont motivées et justifiées par quelqu’épisode des nombreux contes (environ une trentaine) de fées des Houles que renferment les trois volumes de M. Paul Sébillot sur la littérature orale de la Haute-Bretagne.
Si, jusqu’à présent, je n’ai pas trouvé de contes concernant les fées des grottes marines ou des Houles, comme on les appelle dans les Côtes-du-Nord, j’ai pourtant recueilli quelque chose d’approchant, dans l’île d’Ouessant, où se sont conservées des traditions fort curieuses relatives aux Morganed et Morganezed, ou hommes et femmes de mer.
Après avoir longuement exploré le Finistère et la partie bretonne-bretonnante des Côtes-du-Nord, je voulus aussi visiter les principales îles de nos côtes, Bréhat, les Sept-Îles, Batz, Ouessant, Sein et Groix, persuadé qu’il devait exister quelques traditions anciennes, mieux conservées, ou peut-être même inconnues sur le continent. C’est bien ce que je constatai, en effet, et de chacune des îles que je viens de nommer je rapportai quelque chanson ou récit original et peu connu.
Le 27 mars 1873, j’étais à Ouessant, une île fort curieuse, sous bien des rapports, et assez peu visitée, même par les artistes et les collecteurs de traditions populaires, qui n’y perdraient pourtant pas leur temps et leur peine. On y chante peu, et je recueillis difficilement quelques lambeaux de chansons de noces et de refrains de danse. Je fus plus heureux du côté des contes, et j’eus la bonne fortune de rencontrer dans Marie Tual, pauvre femme qui avait perdu son mari et ses trois fils à la mer, une excellente conteuse, simple, illettrée et ayant foi dans ses récits les plus merveilleux, enfin de la bonne école. Ses histoires de Morganed et de Morganezed surtout, que je trouvais là pour la première fois, m’intéressèrent vivement. Je fus aussi très-frappé de sa langue, de sa prononciation et de son débit, qui ressemblaient à ceux des conteurs de Tréguier, au point que j’étais tenté parfois de me croire à Plouaret ou à Pluzunet, devant une de mes conteuses ordinaires.
« Les Morganed et Morganezed, me dit-elle, étaient autrefois très-communs, dans notre île ; aujourd’hui, on les voit encore quelquefois, mais rarement ; on les a trop souvent trompés. On les remarquait, surtout au clair de la lune, jouant et folâtrant sur le sable fin et les goëmons du rivage et peignant leurs cheveux blonds avec des peignes d’or et d’ivoire. Le jour, ils faisaient sécher au soleil, sur de beaux linceuls blancs, des trésors de toute sorte : or, perles fines, pierres précieuses et de riches tissus de soie. On jouissait de leur vue, tout le temps qu’on restait sans battre les paupières, mais, au premier battement, tout disparaissait, comme par enchantement, Morganed et trésors. Les Morganed et Morganezed sont de petits hommes et de petites femmes aux joues roses, aux cheveux blonds et bouclés, aux grands yeux bleus et brillants ; ils sont gentils comme des anges. Malheureusement, ils n’ont pas reçu le baptême, et, pour cette raison, ils ne peuvent aller au ciel, ce qui est bien dommage, tant ils sont gentils et ont l’air bons ! »
« J’ai entendu dire que la Sainte-Vierge étant un jour seule à la maison et ayant besoin de s’absenter un moment, pour aller puiser de l’eau, se trouvait fort embarrassée, car elle ne voulait pas laisser seul son enfant nouveau-né, qui dormait dans son berceau.
— Comment faire ?… La fontaine est un peu loin et je ne puis laisser mon enfant seul… se disait-elle, assez haut.
« En ce moment, elle entendit une petite voix claire et fraîche comme une voix d’enfant, qui dit :
— Je vous le garderai bien, moi, si vous voulez me le confier.
« Elle se détourna et vit, au seuil de la porte, un petit homme souriant et si gentil, qu’elle resta quelque temps à le considérer, saisie d’étonnement et d’admiration. Elle n’hésita pas à lui confier la garde de son enfant, et alla puiser de l’eau à la fontaine.
« À son retour, pour récompenser le fidèle gardien, elle lui dit de faire une demande, et elle la lui accorderait.
— Génet ha Morgéned, c’est-à-dire de la beauté et des
petits Morgans, répondit le petit homme.
« Ce qui lui fut accordé, et c’est pourquoi les Morgans sont si jolis et étaient si nombreux, au temps jadis. Mais il aurait mieux fait de demander le baptême, car alors, lui et les siens seraient allés au ciel avec les anges, auxquels ils ressemblent si bien. »
Ce contact de la Sainte-Vierge et des Morgans me parut curieux.
Marie Tual me donna encore les deux légendes qui suivent et où il est également question de Morgans.
« Deux jeunes filles de notre île, cherchant un jour des coquillages, au bord de la mer, aperçurent une Morganès qui séchait ses trésors au soleil, étalés sur deux belles nappes blanches. Les deux curieuses, se baissant et se glissant tout doucement derrière les rochers, arrivèrent jusqu’à elle, sans en être aperçues. La Morganès, surprise et voyant que les jeunes filles étaient gentilles et paraissaient être douces et sages, au lieu de se jeter à l’eau en emportant ses trésors, replia ses deux nappes sur toutes les belles choses qui étaient dessus et leur en donna à chacune une, en leur recommandant de ne regarder ce qu’il y avait dedans que lorsqu’elles seraient rendues à la maison, devant leurs parents.
« Voilà nos deux jeunes Ouessantines de courir vers leurs demeures, portant leur précieux fardeau sur l’épaule. Mais, l’une d’elles, impatiente de contempler et de toucher de ses mains les diamants et les belles parures qu’elle croyait tenir pour tout de bon, ne put résister à la tentation. Elle déposa sa nappe sur le gazon, quand elle fut à quelque distance de sa compagne, qui allait dans une autre direction, la déplia avec émotion, le cœur tout palpitant et… n’y trouva que du crottin de cheval. Elle en pleura de chagrin et de dépit !
« L’autre alla jusqu’à la maison, tout d’une traite, et ce ne fut que sous les yeux de son père et de sa mère, dans leur pauvre chaumière, qu’elle ouvrit sa nappe. Leurs yeux furent éblouis à la vue des trésors qu’elle contenait : pierres précieuses, perles fines, et de l’or et de riches tissus ! La famille devint riche, tout d’un coup ; elle bâtit une belle maison, acheta des terres et l’on prétend qu’il existe encore parmi les descendants, qui habitent toujours l’île, des restes du trésor de la Morganès, quoiqu’il y ait bien longtemps de cela. »
Marie Tual paraissait croire, en effet, qu’il existait réellement, dans une famille d’Ouessant, des bijoux et des tissus provenant des Morgans. « Dans cette maison, ajoutait-elle, rien ne manque ; ils sont riches ; quand ils vont à la pêche, leur bateau revient toujours chargé de poisson, à couler bas, et ils n’ont jamais perdu aucun des leurs à la mer, ce qu’on ne pourrait dire d’aucune autre famille de l’île. »
Voici une autre histoire de Morgans, de plus longue haleine, et que je dois à la même conteuse.
Il y avait autrefois (il y a bien longtemps, bien longtemps de cela, peut-être du temps où M. Saint-Pol vint du pays d’Hibernie dans notre île), il y avait donc à Ouessant une belle jeune fille de seize à dix-sept ans, qui s’appelait Mona Kerbili. Elle était si jolie, que tous ceux qui la voyaient en étaient frappés d’admiration et disaient à sa mère : Vous avez là une bien belle fille, Jeanne ! Elle est jolie comme une Morganès, et jamais on n’a vu sa pareille, dans l’île ; c’est à faire croire qu’elle a pour père un Morgan. — Ne dites pas-cela, répondait la bonne femme, car Dieu sait que son père est bien Fanch Kerbili, mon mari, tout comme je suis sa mère.
Le père de Mona était pêcheur et passait presque tout son temps en mer ; sa mère cultivait un petit coin de terre qu’elle possédait contre son habitation, ou filait du lin, quand le temps était mauvais. Mona allait avec les jeunes filles de son âge, à la grève, chercher des brinic (coquilles de patèle), des moules, des palourdes, des bigorno et autres coquillages, qui étaient la nourriture ordinaire de la famille. Il faut croire que les Morgans, qui étaient alors très-nombreux dans l’île, l’avaient remarquée et furent, eux aussi, frappés de sa beauté.
Un jour qu’elle était comme d’habitude à la grève, avec ses compagnes, elles parlaient de leurs amoureux ; chacune vantait l’adresse du sien à prendre le poisson et à gouverner et diriger sa barque, parmi les nombreux écueils dont l’île est entourée.
— Tu as tort, Mona, dit Marc’harit ar Fur à la fille de Fanch Kerbili, de rebuter, comme tu le fais, Ervoan Kerdudal ; c’est un beau gars, il ne boit pas, ne se querelle jamais avec ses camarades, et nul mieux que lui ne sait diriger sa barque dans les passes difficiles de la Vieille-Jument et de la pointe du Stiff.
— Moi, répondit Mona avec dédain, — car à force de s’entendre dire qu’elle était jolie, elle était devenue vaniteuse et fière, — je ne prendrai jamais un pêcheur pour mari. Je suis aussi jolie qu’une Morganès, et je ne me marierai qu’avec un prince, ou pour le moins le fils d’un grand seigneur, riche et puissant, ou encore avec un Morgan.
Il paraît qu’un vieux Morgan, qui se cachait par là,
derrière un rocher ou sous les goëmons, l’entendit, et, se
jetant sur elle, il l’emporta au fond de l’eau. Ses compagnes
coururent raconter l’aventure à sa mère. Jeanne
Kerbili était à filer, sur le pas de sa porte ; elle jeta sa quenouille
et son fuseau et courut au rivage. Elle appela sa
fille à haute voix et entra même dans l’eau, aussi loin
qu’elle put aller, à l’endroit où Mona avait disparu. Mais,
ce fut en vain, et aucune voix ne répondit à ses larmes et
à ses cris de désespoir.
Le bruit de la disparition de Mona se répandit promptement dans l’île, et nul n’en fut bien surpris : « Mona, disait-on, était la fille d’un Morgan, et c’est son père qui l’aura enlevée. »
Son ravisseur était le roi des Morgans de ces parages, et il avait emmené la jeune ouessantine dans son palais, qui était une merveille dont n’approchait rien de ce qu’il y a de plus beau sur la terre, en fait d’habitations royales.
Le vieux Morgan avait un fils, le plus beau des enfants des Morgans, et il devint amoureux de Mona et demanda à son père de la lui laisser épouser. Mais, le roi qui, lui aussi, avait les mêmes intentions à l’égard de la jeune fille, répondit qu’il ne consentirait jamais à lui laisser prendre pour femme une fille des hommes de la terre. Il ne manquait pas de belles Morganezed dans son royaume, qui seraient heureuses de l’avoir pour époux, et il ne lui refuserait pas son consentement, quand il aurait fait son choix.
Voilà le jeune, Morgan au désespoir. Il répondit à son père qu’il ne se marierait jamais, s’il ne lui était pas permis d’épouser celle qu’il aimait, Mona, la fille de la terre. Le vieux Morgan, le voyant dépérir de tristesse et de chagrin, le força de se marier à une Morganès, fille d’un des grands de sa cour, et qui était renommée pour sa beauté. Le jour des noces fut fixé, et l’on invita beaucoup de monde. Les fiancés se mirent en route pour l’église, suivis d’un magnifique et nombreux cortège, car il paraît que ces hommes de mer ont aussi leur religion et leurs églises, sous l’eau, tout comme nous autres, sur la terre, bien qu’ils ne soient pas chrétiens ; ils ont même des évêques, assure-t-on, et Goulven Penduff, un vieux marin de notre île, qui a navigué sur toutes les mers du monde, m’a affirmé en avoir vu plus d’un.
La pauvre Mona reçut ordre du vieux Morgan de rester à la maison, pour préparer le repas de noces. Mais, on ne lui donna pas ce qu’il fallait pour cela, rien absolument que des pots et des marmites vides, qui étaient de grandes coquilles marines, et on lui dit encore que si tout n’était pas prêt et si elle ne servait pas un excellent repas, quand la noce reviendrait de l’église, elle serait mise à mort aussitôt. Jugez de son embarras et de sa douleur, la pauvre fille Le fiancé lui-même n’était ni moins embarrassé ni moins désolé.
Comme le cortège était en marche vers l’église, il s’écria soudain :
— J’ai oublié l’anneau de ma fiancée !
— Dites où il est et je ferai prendre, lui dit son père.
— Non, non, j’y vais moi-même, car nul autre que moi ne saurait le retrouver là où je l’ai mis. J’y cours et je reviens dans un instant.
Et il partit, sans permettre à personne de l’accompagner. Il se rendit tout droit à la cuisine, où la pauvre Mona pleurait et se désespérait.
— Consolez-vous, lui dit-il, votre repas sera prêt et cuit à point ; ayez seulement confiance en moi.
Et s’approchant du foyer, il dit : « Bon feu au foyer ! » Et le feu s’alluma et flamba aussitôt.
Puis, touchant successivement de la main les marmites, les casseroles, les broches et les plats, il disait « De la chair de saumon dans cette marmite, de la sole aux huîtres dans cette autre, du canard à la broche, par ici, des maquereaux frits, par là, et des vins et liqueurs choisis et des meilleurs, dans ces pots… » Et les marmites, les casseroles, les plats et les pots s’emplissaient par enchantement de mets et de liqueurs, dès qu’il les touchait seulement de la main. Mona n’en revenait pas de son étonnement de voir le repas prêt, en un clin d’œil, et sans qu’elle y eût mis la main.
Le jeune Morgan rejoignit alors, en toute hâte, le cortège, et l’on se rendit à l’église. La cérémonie fut célébrée par un évêque de mer. Puis on revint au palais. Le vieux Morgan se rendit directement la cuisine, et s’adressant à Mona :
— Nous voici de retour ; tout est-il prêt ?
— Tout est prêt, répondit Mona, tranquillement.
Étonné de cette réponse, il découvrit les marmites et les casseroles, examina les plats et les pots et dit, d’un air mécontent :
— Vous avez été aidée ; mais, je ne vous tiens pas pour quitte.
On se mit à table ; on mangea et on but abondamment, puis les chants et les danses continuèrent, toute la nuit.
Vers minuit, les nouveaux mariés se retirèrent dans leur chambre nuptiale, magnifiquement ornée, et le vieux Morgan dit à Mona de les y accompagner et d’y rester, tenant à la main un cierge allumé. Quand le cierge serait consumé jusqu’à sa main, elle devait être mise à mort.
La pauvre Mona dut obéir. Le vieux Morgan se tenait dans une chambre contigüe et, de temps en temps, il demandait :
— Le cierge est-il consumé jusqu’à votre main ?
— Pas encore, répondait Mona.
Il répéta la question plusieurs fois. Enfin, lorsque le cierge fut presqu’entièrement consumé, le nouveau marié dit à sa jeune épouse :
— Prenez, pour un moment, le cierge des mains de Mona, et teneze, pendant qu’elle nous allumera du feu :
La jeune Morganès, qui ignorait les intentions de son beau-père, prit le cierge.
Le vieux Morgan repéta au même moment sa question
— Le cierge est-il consumé jusqu’à votre main ?
— Répondez oui, dit le jeune Morgan.
— Oui, dit la Morganès.
Et aussitôt le vieux Morgan entra dans la chambre, se jeta sur celle qui tenait le cierge, sans la regarder, et lui abattit la tête, d’un coup de sabre ; puis il s’en alla. Aussitôt le lever du soleil, le nouveau marié se rendit auprès de son père et lui dit :
— Je viens vous demander la permission de me marier, mon père.
— La permission de te marier ? Ne t’es-tu donc pas marié, hier ?
— Oui, mais ma femme est morte, mon père.
— Ta femme est morte !… Tu l’as donc tuée, malheureux ?
— Non, mon père, c’est vous-même qui l’avez tuée.
— Moi, j’ai tué ta femme ?…
— Oui, mon père hier soir, n’avez-vous pas abattu d’un coup de sabre la tête de celle qui tenait un cierge allumé, près de mon lit ?
— Oui, la fille de la Terre ?…
— Non, mon père, c’était la jeune Morganès que je venais d’épouser pour vous obéir, et je suis déjà veuf. Si vous ne me croyez pas, il vous est facile de vous en assurer par vous-même, son corps est encore dans ma chambre.
Le vieux Morgan courut à la chambre nuptiale, et connut son erreur. Sa colère fut plus grande.
— Qui veux-tu donc avoir pour femme ? demanda-t-il à son fils, quand il fut un peu apaisé.
— La fille de la Terre, mon père.
Il ne répondit pas et s’en alla. Cependant, quelques jours après, comprenant combien il était déraisonnable de se poser en rival de son fils auprès de la jeune fille, il lui accorda son consentement, et le mariage fut célébré avec pompe et solennité.
Le jeune Morgan était rempli d’attentions et de prévenances pour sa femme. Il la nourrissait de petits poissons délicats, qu’il prenait lui-même, lui confectionnait des ornements de perles fines et recherchait pour elle de jolis coquillages nacrés, dorés, et les plantes et les fleurs marines les plus belles et les plus rares. Malgré tout cela, Mona voulait revenir sur la terre, avec son père et sa mère, dans leur petite chaumière au bord de la mer.
Son mari ne voulait pas la laisser partir, car il craignait qu’elle ne revint pas. Elle tomba alors dans une grande tristesse et ne faisait que pleurer, nuit et jour. Le jeune Morgan lui dit un jour :
— Souris-moi un peu, ma douce, et je te conduirai jusqu’à la maison de ton père.
Mona sourit, et le Morgan, qui était aussi magicien dit — Pontrail, élève toi.
Et aussitôt un beau pont de cristal parut, pour aller du fond de la mer jusqu’à la terre.
Quand le vieux Morgan vit cela, sentant que son fils en savait aussi long que lui, en fait de magie, il dit : — Je veux aller aussi avec vous.
Ils s’engagèrent tous les trois sur le pont, Mona devant, son mari après elle et le vieux Morgan à quelques pas derrière eux.
Dès que les deux premiers eurent mis pied à terre, le jeune Morgan dit : — Pontrail, abaisse-toi.
Et le pont redescendit au fond de la mer entraînant avec lui le vieux roi.
Le mari de Mona, ne pouvant l’accompagner jusqu’à la maison de ses parents, la laissa aller seule en lui faisant ces recommandations :
— Reviens, au coucher du soleil ; tu me retrouveras ici, t’attendant ; mais, ne te laisse embrasser, ni même prendre la main par aucun homme.
Mona promit, et courut vers la maison de son père. C’était l’heure du dîner, et toute la petite famille se trouvait réunie.
— Bonjour, père et mère ; bonjour, frères et sœurs ! dit-elle, en entrant précipitamment dans la chaumière.
Les bonnes gens la regardaient, ébahis, et personne ne la reconnaissait. Elle était si belle, si grande et si parée !… Cela lui fit de la peine, et les larmes lui vinrent aux yeux. Puis, elle se mit à faire le tour de la maison, en touchant chaque objet de la main et disant : Voici le galet de mer sur lequel je m’assoyais, au foyer ; voici le petit lit où je couchais ; voici l’écuelle de bois ou je mangeais ma soupe ; là, derrière la porte, je vois le balai de genêt avec lequel je balayais la maison, et ici, le pichet avec lequel j’allais puiser de l’eau, à la fontaine.
En entendant tout cela, ses parents finirent par la reconnaître et l’embrassèrent en pleurant de joie, et les voilà tous heureux de se retrouver ensemble.
Son mari avait bien recommandé à Mona de ne se laisser embrasser par aucun homme et, à partir de ce moment, elle perdit complètement le souvenir de son mariage et de son séjour chez les Morgans. Elle resta chez ses parents, et bientôt les amoureux ne lui manquèrent point. Mais, elle ne les écoutait guère et ne désirait pas se marier.
La famille avait, comme tous les habitants de l’île, un petit coin de terre où l’on mettait des pommes de terre, quelques légumes, un peu d’orge, et cela suffisait pour les faire vivre, avec la contribution journalière prélevée sur la mer, poissons et coquillages. Il y avait devant la maison une aire à battre le grain, avec une meule de paille d’orge. Souvent, quand Mona était dans son lit ; la nuit, à travers le mugissement du vent et le bruit sourd des vagues battant les rochers du rivage, il lui avait semblé entendre des gémissements et des plaintes, à la porte de l’habitation ; mais, persuadée que c’étaient les pauvres âmes des naufragés qui demandaient des prières aux vivants oublieux, elle récitait quelques De profundis à leur intention, plaignait les matelots qui étaient en mer, puis, elle s’endormait tranquillement.
Mais, une nuit, elle entendit distinctement ces paroles prononcées par une voix plaintive à fendre l’âme : — O Mona, avez-vous donc oublié si vite votre époux le Morgan, qui vous aime tant et qui vous a sauvée de la mort ? Vous m’aviez pourtant promis de revenir, sans tarder ; et vous me faites attendre si longtemps, et vous me rendez si malheureux !… Ah ! Mona, Mona, ayez pitié de moi, et revenez, bien vite !…
Alors, Mona se rappela tout. Elle se leva, sortit et trouva son mari le Morgan, qui se plaignait et se lamentait de la sorte, près de sa porte. Elle se jeta dans ses bras… et depuis, on ne l’a pas revue.
Dans les traditions et les ballades du Nord, eddas et sagas, il est souvent question d’hommes et de femmes des eaux, — mer, lacs ou fleuves. On les appelle de différents noms : Nixes, Neks, Ondins et Ondines. Les Alfes ou Elfes, qui ont avec eux beaucoup de ressemblance, sont pourtant des esprits terrestres et tiennent davantage aux traditions celtiques, où ils s’appellent Corandoneds ou nains et lutins. Comme nos Morgans bretons, les Nixes et les Ondins et Ondines recherchent le commerce des enfants de la terre. Ils se présentent à eux sous les apparences les plus séduisantes, les engagent à la danse et finissent par les entraîner au fond des eaux. C’est ordinairement dans les vallées solitaires, près des cours d’eau, des étangs et des lacs, qu’ils mènent leurs rondes, au clair de la lune, comme les filles du roi des Aulnes, dans la ballade de Goethe. On les voit aussi danser à la surface de l’eau, la veille du jour où quelqu’un doit s’y noyer.
Dans les romans du cycle de la Table-ronde, les hommes et les femmes des eaux sont également connus, sous le nom de fées, et Lancelot, ravi à sa mère par une fée de mer, passa son enfance, jusqu’à l’âge de quinze ans, au pays de féerie, dans un palais merveilleux situé au fond d’un lac et entouré de tous côtés de murs infranchissables. La fée savait qu’il serait un chevalier sans pareil, et elle avait besoin de lui pour délivrer son fils, retenu captif et enchanté par un magicien puissant.
Il y a des femmes des eaux qui n’ont de forme humaine que jusqu’aux hanches et dont la partie inférieure se termine en queue de poisson ; c’est sans doute un souvenir des sirènes de l’antiquité. Et, à ce propos, je dirai qu’il est aussi question assez souvent de sirènes, sereines ou syréné, dans les traditions populaires de nos côtes, et qu’on en voit plusieurs figurées très-distinctement, en granit, dans des bas-reliefs fort curieux qui ornent le côté extérieur de l’abside de l’église de Sizun, dans le Léon. Il en est d’autres dont la partie supérieure est une belle femme, et l’inférieure un serpent, comme Mélusine, la bien-aimée du comte Raimond de Poitiers. « Heureux Raimond, dont la femme n’était serpent qu’à moitié ! » s’écriait à ce propos Henri Heine.
Il arrive souvent que les Nixes, quand ils ont avec les hommes un commerce amoureux, ne demandent pas seulement le secret, mais, qu’ils exigent en outre qu’on ne leur fasse jamais de question sur leur origine, leur demeure et leur parenté. Ils ne disent pas non plus leur nom véritable, mais, ils se donnent, vis à vis des hommes, un nom de guerre. L’époux de la princesse de Clèves se nommait Hélias. Etait-ce un Nixe ? Le cygne qui l’amena au rivage fait penser à ces êtres mystérieux que l’on appelle femmes-cygnes, et dont je dirai également un mot, parce que j’en ai aussi trouvé la trace, dans les traditions du peuple, à l’île d’Ouessant, comme sur le continent.
Voici, sommairement, le récit relatif à Hélias :
En l’année 711, vivait Béatrix, fille unique du duc de
Clèves ; son père était mort et elle était dame de Clèves et de beaucoup d’autres pays. Un jour, la jeune châtelaine
était assise dans le château de Nimègue ; il faisait beau,
le temps était clair, et elle regardait couler le Rhin. Un
cygne blanc descendait le fleuve et il portait au cou une
chaîne d’or. À la chaîne était attaché un petit vaisseau que
tirait le cygne ; dans le vaisseau était assis un beau jeune
homme ; il tenait un glaive d’or dans la main, un cor de chasse
pendait à son côté, et à son doigt brillait un anneau précieux.
Le jeune homme mit pied à terre, et il parla longuement
avec la demoiselle ; il lui dit qu’il protégerait ses
domaines et chasserait ses ennemis, et il lui plut si bien
qu’elle le prit pour époux. Mais, le mystérieux inconnu lui
dit « Ne me questionnez jamais sur ma race ou mon origine,
car du jour où vous m’en parleriez, je serais séparé
de vous et vous ne me reverriez jamais. » Et il lui dit encore
qu’il s’appelait Hélias. Il était grand de corps, tout comme
un géant. Ils eurent depuis ensemble plusieurs enfants.
Mais, au bout de quelques années, une nuit que Hélias était
dans le lit, à côté de sa femme, la princesse lui dit, sans
prendre garde : « Seigneur, ne voudrez-vous pas dire à
vos enfants d’où vous sortez ? » À ces mots, Hélias quitta
la dame, sauta dans son vaisseau de cygne, et ne fut plus
revu depuis. La femme fut désolée de son départ et mourut
de chagrin, dans l’année. Il paraît pourtant qu’il laissa à
ses trois enfants ses trois joyaux : le glaive, le cor et
l’anneau. Dans le vieux château de Clèves, s’élève encore.
une haute tour, au sommet de laquelle tourne un cygne, en
guise de girouette on l’appelle la tour du cygne, en mémoire
de l’évènement. Une tradition populaire veut même
que Godefroy de Bouillon, le héros chanté par Le Tasse,
dans sa Jérusalem délivrée, fût de la déscendance d’Hélias
et de la dame de Clèves[3].
Je pourrais multiplier les exemples et citer maintes traditions, scandinaves ou autres, où les Nixes s’allient aux habitants de la terre et toujours à peu près dans les mêmes conditions, comme, par exemple, les ballades de : Agnete, l’Homme des eaux, la Femme de mer, le Neck, la Fille de Marsk-Stig, du recueil de M. Xavier Marmier : Les Chants du Nord.
Il est question d’évêques de mer, dans le conte breton recueilli à Ouessant et qu’on a lu plus haut. C’est, en effet, une tradition bien répandue, et ailleurs qu’en Basse-Bretagne, que l’existence de ces prélats océaniques. On lit ce qui suit dans Johannes Prætorius[4]:
« En l’an 1433, on trouva dans la Baltique, vers les côtes de Pologne, un homme océanique, tout semblable à un évêque. Il avait sur la tête une mître épiscopale, une crosse à la main, et portait un vêtement sacerdotal. Il se laissa toucher, particulièrement par les évêques du pays, et leur fit des honneurs, mais sans parler. Le roi voulut le faire garder, dans une tour, mais, il s’y opposa par gestes, et les évêques prièrent qu’on le laissât rentrer dans son élément ; ce qu’on fit. Et il fut accompagné par deux évêques, et il se montra de bonne humeur. Aussitôt qu’il entra dans l’eau, il fit le signe de la croix et plongea. Depuis, on ne l’a pas revu. »
On trouve cette histoire dans les Chroniques de Flandre, dans l’Histoire ecclésiastique, de Spondanus, comme aussi dans les Memorabilia, de Volfius. Qu’y a-t-il d’étonnant à ce que le peuple ait cru à l’existence des évêques de mer, après des témoignages si graves et si respectables ?
J’ai aussi trouvé trace, dans l’île d’Ouessant, des femmes volantes ou femmes-oiseaux, si communes dans les traditions des peuples scandinaves, des Tatars, et généralement dans tout l’Orient. Je les ai également rencontrées, assez souvent, sur le continent. Il semble qu’une des choses qui frappèrent le plus vivement l’imagination des peuples primitifs fut l’aviation, suivant une expression moderne, c’est-à-dire la faculté de voyager librement à travers les airs, porté sur de fortes ailes, comme les aigles, les cygnes et autres grands oiseaux qu’ils voyaient journellement passer ou planer sur leurs têtes. Les expériences d’Icare se sont poursuivies jusqu’à nous, sans que la question semble avoir fait de grands progrès, si même l’on n’a pas reculé.
Sont-ce des esprits aquatiques, des esprits aériens ou des magiciennes, que les femmes-oiseaux ? La tradition ne les caractérise pas exactement. Elles descendent ordinairement des hauteurs de l’air, sur leurs ailes de cygne, déposent leur enveloppe empennée, et, comme de belles jeunes filles, se baignent dans les étangs ou les parties retirées des rivières. Sont-elles surprises par des curieux, elles s’élancent proprement, reprennent leur peau emplumée et remontent dans les airs, sous la forme de différents oiseaux, pigeons, canards, mais le plus ordinairement de cygnes. Nous lisons, dans un conte populaire du recueil de Musæus, la belle histoire d’un chevalier qui réussit à dérober un de ces vêtements de plumes. Quand les jeunes filles sortirent du bain et qu’après être rentrées dans leur enveloppe, elles s’enfuirent dans les airs, il en resta en arrière une qui chercha en vain son plumage. Elle ne peut s’envoler et verse des larmes abondantes ; elle est admirablement belle, et le rusé chevalier l’épouse. Ils vivent heureux, pendant sept ans ; mais, un jour, en l’absence de son mari, la femme retrouve sa robe emplumée, cachée dans une armoire ; elle s’y glisse et s’envole. La même fable se retrouve en Basse-Bretagne, et j’en ai recueilli plusieurs versions. Voici celle que j’ai trouvée à Ouessant :
Il y avait une fois un jeune garçon, nommé Pipi Menou, qui gardait tous les jours ses moutons, sur une colline, au bas de laquelle s’étendait un bel étang. Il avait remarqué que, souvent, quand le temps était beau, de grands oiseaux blancs s’abattaient près de cet étang. Mais, dès qu’ils touchaient la terre, chaque peau emplumée se fendait, s’entrouvrait et il en sortait une belle jeune fille, toute nue. Puis elles entraient dans l’étang et s’y baignaient et folâtraient au soleil. Un peu avant le coucher du soleil, elles sortaient de l’eau, rentraient dans leurs peaux emplumées et s’élevaient dans l’air, bien haut, avec de grands bruits d’ailes.
Le jeune berger regardait tout cela, de loin, du haut de la colline, et il en était fort étonné et n’osait pas s’approcher de l’étang. Cependant, cela lui paraissait si extraordinaire, qu’il en parla, un soir, à la maison.
Sa grand’mère, qui tournait son fuseau entre ses doigts, assise sur un galet rond (eur vilienn), au coin du foyer, lui parla de la sorte :
— Ce sont des femmes-cygnes, mon enfant, filles d’un puissant magicien, et qui habitent un beau palais, tout resplendissant d’or et de pierres précieuses et retenu par quatre chaînes d’or au-dessus de la mer, bien haut, bien haut.
— N’y aurait-il donc pas moyen d’aller voir ce beau château, grand’mère ? demanda le jeune garçon. Cela n’est pas facile, mon enfant ; cependant, on peut y aller, car du temps que j’étais jeune fille, on parlait d’un garçon de ton âge, à peu près, nommé Roll Dagorn, qui y avait été et en était même revenu, et c’est par lui qu’on a eu des nouvelles de là-haut.
— Et comment faut-il s’y prendre pour y aller, grand’mère ?
— Ah ! pour cela, il faut n’être pas peureux, d’abord ; ensuite, il faudrait se cacher dans les buissons qui bordent l’étang, s’y tenir bien tranquille et bien silencieux, puis, quand les princesses (car ce sont des princesses), auraient quitté leurs peaux de plumes, enlever une de ces peaux et ne la rendre ni pour prières ni pour menaces, qu’à la condition d’être transporté jusqu’au château aérien, d’être aidé et protégé par celle dont on tient le vêtement et de l’épouser ensuite. Il n’y a pas d’autre moyen.
Pipi écouta attentivement les paroles de sa grand’mère et ne fit que rêver, toute la nuit, des femmes-cygnes et de leur palais.
Le lendemain matin, il partit avec ses moutons, comme
à l’ordinaire, mais bien décidé à tenter l’aventure. Il alla se
cacher parmi les saules et les aunes qui bordaient l’étang
et, à l’heure accoutumée, le ciel s’obscurcit et il vit trois
grands oiseaux blancs, aux ailes énormes, qui planaient au-dessus
de l’étang. Ils s’abattent sur le rivage, leurs peaux
s’entrouvrent et il en sort trois jeunes filles, d’une beauté
merveilleuse, qui se jettent aussitôt à l’eau et se mettent à
nager, à se poursuivre et à folâtrer. Pipi était à son affaire ;
sans s’attarder à regarder les belles baigneuses, il s’empara
de la peau emplumée de l’une d’elles. C’était celle de la
plus jeune et la plus jolie des trois. Elles l’ont aperçu et,
sortant aussitôt de l’eau, elles se précipitent sur leurs vêtements
de plume. Les deux ainées/trouvent bien les leurs,
mais l’autre, voyant le sien entre les mains de Pipi, court
à lui en criant :
— Rends-moi mon vêtement.
— Oui, si vous voulez me porter jusqu’au palais de votre père.
— Nous ne pouvons pas faire cela, dirent les trois sœurs ensemble, — il nous battrait, et toi-même tu serais mangé par lui ; rends vite, le vêtement de plume.
— Je ne vous le rendrai que si vous me promettez de me porter jusqu’au palais de votre père.
Les deux aînées, déjà dans leurs peaux emplumées, vinrent au secours de leur sœur :
— Rends son vêtement de plumes à notre sœur, où nous allons te mettre en pièces ! crièrent-elles.
— Bast ! je n’ai pas peur de vous, répondit Pipi, bien qu’il ne fut pas très-rassuré.
Voyant que ni prières ni menaces ne pouvaient le fléchir, elles dirent à leur cadette :
— Il faut faire ce qu’il te demande, car sans tes plumes, tu ne peux retourner à la maison, et si notre père nous voyait revenir sans toi, il nous punirait sévèrement.
La jeune princesse pleura, mais promit. Pipi lui rendit alors sa peau de plume. Elle s’y introduisit et lui dit ensuite de monter sur son dos ; — ce qu’il fit. Alors, les trois sœurs s’enlevèrent en l’air, si haut, que le jeune garçon ne vit plus ni la terre ni l’eau. Mais, il aperçut bientôt le château du magicien, retenu au-dessus des nuages par quatre chaînes d’or.
Les princesses n’osaient rentrer avec le jeune pâtre. Elles le déposèrent dans le jardin, qui était sous le château, et le recommandèrent au jardinier. Elles rentrèrent, un peu plus tard que d’ordinaire, et leur père les gronda et leur défendit de retourner pendant quelques jours à l’étang, si bien qu’elles s’ennuyaient dans leurs chambres. Elles ne faisaient que rêver de Pipi, qui était un fort joli garçon, et celui-ci, de son côté, était aussi tout préoccupé d’elles, surtout de celle qui l’avait porté sur son dos, et, des deux côtés, ils songeaient aux moyens de se rejoindre. Tous les soirs, la mère des princesses descendait, au bout d’une corde, un grand panier dans le jardin, et le jardinier le remplissait de légumes et de fruits, pour la provision du lendemain, puis la vieille le remontait. Un soir, Pipi se plaça dans le panier, sous les choux, les carottes et autres légumes. Quand la vieille tira à elle : — Comme c’est lourd qu’avez-vous donc mis dans le panier ? demanda-t-elle au jardinier, qui ne répondit pas, car il avait, pour cette fois, confié à Pipi le soin de la provision journalière.
Mais, la jeune princesse était à sa fenêtre et elle avait reconnu Pipi dans le panier. Elle s’empressa d’aller porter aide à sa mère et lui dit : — Laissez-moi faire, ma mère, et ne vous donnez pas tant de mal, à votre âge ; je monterai désormais le panier, tous les soirs ; ne vous en inquiétez pas davantage.
La vieille s’en alla, satisfaite des attentions de sa fille pour elle. Pipi fut alors hissé en haut et caché dans la chambre de la princesse, où il passa la nuit. Et chaque soir, il montait ainsi, par le même chemin, et descendait le matin, de bonne heure. Mais, les deux aînées, ayant découvert la fraude, furent jalouses de leur cadette et menacèrent de tout dévoiler, si Pipi ne leur rendait aussi visite. Alors, Pipi et la jeune princesse résolurent de quitter ensemble le château et de descendre sur la terre. Ils remplirent leurs poches d’or et de pierres précieuses, puis, quand tout le monde dormait, la jeune magicienne revêtit sa peau de plume, Pipi lui monta sur le dos, et ils partirent. Le lendemain matin, le vieux magicien et sa femme se mirent à leur poursuite ; mais c’était trop tard, et ils ne purent les atteindre.
La princesse se fit baptiser, car elle n’était pas chrétienne, puis Pipi l’épousa et ils vécurent heureux ensemble et eurent plusieurs enfants. Mais, on dit que ces enfants leur furent tous enlevés par les Morgans. »
Cette fin est visiblement écourtée, car, dans tous les récits où le héros enlève la fille d’un magicien, il y a entre le père et sa fille, qui a lu ses livres et appris ses secrets, une lutte féconde en incidents pathétiques où les deux fugitifs, sur le point d’être atteints, se cachent sous différentes métamorphoses et finissent par mettre en défaut toute la science du vieux sorcier.
Voici encore, résumé en quelques phrases, un autre conte breton, que j’ai recueilli dans les Côtes-du-Nord, et où il est aussi question de femmes-oiseaux.
Les trois fils d’un roi vont à la chasse, dans une grande forêt. Le plus jeune des trois, nommé Charles, s’acharne à la poursuite d’un sanglier et s’égare. Il reçoit l’hospitalité dans la hutte d’un sabotier.
Un inconnu, un vieillard, égaré aussi, disait-il, y était déjà, quand il arriva. Ils font ensemble un frugal repas puis, comme il n’y a pas de lit à leur offrir, ils passent la nuit à jouer aux dés. Charles perd tout l’argent. qu’il avait sur lui, puis son cheval. Il joue alors sa tête, et la perd aussi. Le vieillard, qui se nomme Barbauvert, le laisse retourner chez son père, à la condition qu’il viendra se mettre à sa discrétion, dans son château, au bout d’un an et un jour… Le terme venu, Charles part à la recherche du château de Barbauvert. Il visite successivement trois ermites, qui lui donnent des conseils sur la manière de se conduire. Le dernier lui dit : — « Barbauvert est le plus savant magicien qui existe. Il habite un château qui est suspendu au-dessus de la Mer noire, retenu par quatre chaînes d’or. Il a trois filles, qui viennent tous les jours, sous la forme de cygnes, se baigner dans un étang qui est au milieu du bois, non loin d’ici… »
Bref, Charles doit dérober à l’une des filles du magicien son vêtement de plumes, pendant qu’elle sera dans l’eau, et ne le lui rendre qu’à la condition d’être conduit jusqu’au château de Barbauvert.
Il se conforme aux instructions de l’ermite et se fait transporter jusqu’au château aérien, sur le dos de la plus jeune des filles du magicien.
Pour racheter sa tête, qui appartient au magicien, il lui fait exécuter une série de travaux prodigieux, assez semblables à ceux imposés à Psyché, dans le conte d’Apulée. Il s’en tire à son avantage, grâce à l’aide et au concours de la jeune magicienne, qui a étudié les livres de son père, à son insu, et en sait aussi long que lui, en fait de magie. Enfin, Charles et sa protectrice quittent aussi le château enchanté, et échappent à la poursuite du vieillard et de sa femme, par une série de métamorphoses curieuses ; puis ils se marient et vivent heureux ensemble.
Outre les femmes-cygnes, on trouve des hommes-corbeaux, dans les traditions scandinaves. Dans un chant sombre et terrible comme le Nord lui-même, un de ces êtres mystérieux et mal définis joue un rôle infernal. Je résume la ballade ou saga, qui est fort longue. Ecoutez cette terrible histoire :
Un roi et une reine du Nord se promènent sur la mer. Soudain, leur vaisseau se trouve arrêté par une force magique. C’est un homme-corbeau qui l’empêche d’avancer.
— Laisse-nous aller, lui dit la reine ; ne me précipite pas dans l’abîme, et je te donnerai de l’or et de l’argent, à discrétion.
— De l’or et de l’argent je ne m’en soucie, répond le monstre ; il me faut ce que tu portes sous ta ceinture.
— Ce que je porte sous ma ceinture, je te le cède volontiers ; c’est ma petite clef d’or ; arrivée chez moi, j’en ferai faire une autre.[5]
L’homme-corbeau est satisfait, et le navire vogue de nouveau vers la mer profonde.
Mais, la reine était enceinte ; elle accoucha d’un bel enfant. L’enfant fut baptisé et nommé German. Et il grandit et devint un beau et fier garçon.
Mais, plus il avançait en âge, plus sa mère devenait triste et inquiète.
Le jeune homme l’interrogea un jour à ce sujet, et elle lui révéla le terrible secret.
Une nuit que la reine était couchée dans son lit, la fenêtre ouverte, l’affreux corbeau entra dans sa chambre et lui rappela sa promesse.
Elle jura Dieu et les saints qu’elle n’avait donné le jour à aucun enfant. Le monstre s’envola en poussant un cri effroyable.
German avait alors quinze ans, et il désirait épouser une jeune fille qu’il aimait : c’était la fille du roi d’Angleterre.
Mais, comment traverser la mer et aller en Angleterre ? Il se rendit auprès de sa mère et lui dit :
— Ma mère, prêtez-moi votre peau garnie de plumes, pour traverser la mer salée et aller en Angleterre, voir ma bien-aimée, la belle Adelutz.
— Ma peau garnie de plumes est en fort mauvais état, mon fils ; je ne m’en suis pas servie depuis longtemps, et je crains pour toi quelque accident.
— N’importe, il me la faut, ma mère.
— German revêt la peau emplumée de sa mère et part. Le
voilà qui plane au-dessus de la mer. Là, il rencontre l’affreux
corbeau, au milieu du Sund.
— Sois le bienvenu, German, le pieux héros ; où es-tu resté si longtemps ? lui dit-il, avec une joie féroce.
— Laisse-moi passer, laisse-moi voler vers ma bien-aimée.
— Alors, je veux te marquer ; je te retrouverai plus tard. Et il lui arracha l’œil droit, et but la moitié du sang de son cœur.
German continua de voler au-dessus de la mer profonde et arriva auprès de sa bien-aimée, et s’assit dans sa chambre, tout pâle et sanglant.
En le voyant, toutes les jeunes filles qui tenaient compagnie à la princesse quittent le jeu et le rire.
Adelutz, sa bien aimée, joignit les deux mains et lui dit :
— À quel jeu avez-vous été, German ? Vos habits sont sanglants et vos joues sont si pâles !
— Adieu, chère Adelutz, il faut que mes ailes m’emportent. Celui qui m’a arraché l’œil veut avoir aussi mon jeune corps.
Et la princesse lui peigna les cheveux avec un peigne d’or, et versa d’abondantes larmes.
Puis, elle l’attira dans ses bras et s’écria : — Maudite soit ta méchante mère, qui nous a jetés dans de telles souffrances !
— Ne maudissez pas ma mère, chère Adelutz, elle n’a faire comme elle voulait chacun est sous la volonté de son destin.
Et il se mit dans la peau de plumes de sa mère et vola au loin, sous le ciel bleu.
Et elle se mit dans une autre peau de plumes et vola toujours auprès de lui.
— Retournez, chère demoiselle Adelutz, oh ! retournez chez vous et ne me suivez pas plus loin.
— Je ne retournerai pas, German, mais, je vous suivrai
jusqu’au lieu où vous avez reçu votre blessure.
Et ils continuent de voler de concert, l’un près de l’autre ; et Adelutz était tellement en colère, que tous les oiseaux qu’elle rencontrait, elle les coupait en morceaux. Il n’y eut que l’affreux corbeau qu’elle ne réussit pas à rencontrer ; et, après l’avoir cherché vainement, elle s’abattit sur le rivage, où German était déjà descendu. Elle ne trouva pas German, mais elle trouva sa main droite coupée. Furieuse, elle remonta dans l’air à la recherche de l’affreux corbeau. Tous les oiseaux qu’elle rencontra, elle les coupa en trois.
Puis, elle rencontra aussi l’affreux corbeau, et le coupa en deux.
Et elle vola longtemps sur la bruyère sauvage, jusqu’à ce qu’elle mourut de douleur. »
On prétend que ces terribles femmes-cygnes sont les Walkyries scandinaves. L’homme corbeau est aussi, sans doute, un magicien de la même race. Les Walkyries du Nord, cousines germaines des Vilas des Serbes, fendent l’air sur leurs grandes ailes blanches. On les voit, ordinairement, la veille de quelque grande catastrophe, planant au-dessus des lieux de carnage et des champs de bataille, dont elles fixent le sort par leurs décisions secrètes.
Les filles-oiseaux des contes bretons, moins cruelles, mais aussi filles de magiciens, et magiciennes elles-mêmes, habitent, comme nous l’avons vu, des palais d’or et d’argent suspendus dans les nuages, au-dessus de la mer ou de la terre, et descendent sur la terre, à l’aide de vêtements de plumes, pour se baigner au soleil, dans les étangs et les rivières. Nous trouvons encore leurs analogues, chez les Tatars, sous le nom de Coudaïs. Les Coudaïs habitent aussi dans les nuages, sous un tabernacle ou grande jurte, à l’entrée de laquelle se trouve un poteau d’or, pour attacher les chevaux des visiteurs. Ils sont au nombre de sept ; ils ont sept fils et sept filles aux ailes de cygnes. Les fils et les filles de la terre, s’attachant aux épaules des ailes de cygnes, viennent parfois rendre visite à leurs dieux, jouer avec les jeunes déesses et nager avec elles, dans un lac d’or.
Les Femmes-cygnes des traditions scandinaves sont terribles ; mais, celles des Tatars sont cruelles et atroces, au-delà de toute expression. Trente de ces femmes se métamorphosent parfois en un seul loup-garou. D’autres fois, elles se mettent à quarante et concentrent leurs perfidies et leurs malices pour constituer une seule et diabolique Femme-cygne. Pour se défatiguer, cette dernière avale du sang humain par trois fois plein la main, après quoi elle peut courir et se rassasier de carnage, pendant quarante années, sans, désemparer. Voici, du reste, un chant Tatar qui donnera une idée de ces monstres :
« À la fin du troisième jour, le Garçon-nu et la Femme-cygne s’attaquèrent. Les montagnes éclataient sous leurs pas, la mer grossissante inondait la terre, qui s’enfonçait. Le démon d’en-bas eut peur ; et, au ciel, les Coudaïs eurent peur.
« Pendant sept années, ils luttèrent ; ils approchaient de
la neuvième année. Tandis qu’ils luttaient, une tempête
grondait autour de leurs épaules, qui renversait les oiseaux ;
une tempête grondait autour de leurs pieds, qui écrasait les
animaux.
« La terre ne les pouvait plus porter, elle s’effondra. Ils s’affaissèrent jusqu’à la troisième couche ; ils s’affaissèrent jusqu’à la dix-septième, pays de la Femme-cygne.
« Le Garçon-nu regarda autour de soi et aperçut un roc noir de corbeau qui, du fond de l’enfer, s’élevait jusqu’au pays du soleil.
« La terrible Femme-cygne le tira et le traîna contre le rocher. « C’est là qu’elle demeure, » pensa le Garçon-nu, et il la tirait et la traînait vers le pays du soleil. Ils luttèrent encore, pendant plusieurs lunes, pendant une année encore mais les forces du Garçon-nu étaient épuisées, et il s’évanouit.
« Quand il revint à soi, il était enfermé dans le rocher noir de corbeau. La Femme-cygne lui avait mis les fers aux pieds, avait rivé neuf chaînes autour de ses mains. Un bloc de cuivre se dressait jusqu’au ciel entre ses pieds, entre ses mains.
« La Femme-cygne regardait par côté le Garçon-nu et riait : « — Depuis quand l’homme et le rocher ne font-ils plus qu’un ?
Puis, elle saisit son épée émoussée, l’aiguisa contre le roc et s’en fouetta elle-même les grosses hanches, s’en frotta les chairs grasses et s’élança vers le pays du soleil. »
Quels êtres, quelle barbarie et quelles imaginations en délire, véritables œgri somnia !
Les femmes-oiseaux des contes bretons sont magiciennes et habiles à se dissimuler et à se métamorphoser sous les formes les plus variées et les plus inattendues, comme on le voit dans plusieurs des récits que j’ai recueillis. Dans les traditions tatares, Bousalay et une Femme-cygne se poursuivent à mort et cherchent à se tromper réciproquement en se cachant sous différentes apparences. La Femme-cygne se tranforme en mouche, puis en grain de cendre, et se laisse tomber dans une coupe de lait caillé qui est présentée à Bousalay par sa traitresse de sœur, et que celui-ci avale sans soupçon. Une fois dans son corps, la Femme-cygne tranche le cœur du pauvre Bousalay, avec un couteau.
Mais Bousalay ressuscite avec son grand fouet de héros, l’attache par les pieds à la selle de son cheval, la tête traînante sur le sol… La Femme-cygne accourt, mais d’un coup de fouet, il la partagé en deux…
Dans le conte breton de Coadalan, que j’ai recueilli à Plouaret, dans l’arrondissement de Lannion, on voit de même deux magiciens, le maître et son valet, qui a étudié en secret les livres du premier, qui luttent d’habileté à revêtir différentes formes. Coadalan, que le magicien emmène sous la forme d’un cheval, qu’il a prise pour procurer de l’argent à son père, lequel le vend ainsi métamorphose, Coadalan se jette dans une rivière et se change en anguille. Le magicien le poursuit, sous la forme d’un brochet. L’anguille, alors, devient colombe et s’envole dans l’air. Le magicien la suit, changé en épervier. La colombe se laisse tomber, sous la forme d’une bague, dans l’urne d’une servante, près d’une fontaine ; la servante se met la bague au doigt. Le magicien se présente en musicien ambulant au château où se rend la servante et, pour prix de sa musique, il obtient que la bague lui soit remise ; mais la servante la jette au feu ; le magicien s’y jette pour la saisir ; la bague devient alors grain de blé, dans un tas de blé, au grenier ; le magicien se fait coq pour l’avaler ; mais le grain de blé, c’est-à-dire Coadalan, devient aussitôt renard, se jette sur le coq et le croque ; et ainsi la victoire finit par lui rester.
On voit qu’en fait de métamorphoses, nos contes bretons n’ont rien à envier à ceux des autres nations ; même à ceux des Tatares ; seules, les horreurs et les cruautés barbares de ces derniers ne sont pas compatibles avec le génie celtique et breton.
Il existe encore, dans nos traditions bretonnes, tout un cycle de récits dont les héros sont ce qu’on appelle des corps sans âme, c’est-à-dire des êtres singuliers dont l’âme ou le principe vital ne réside pas dans leur corps, mais, ordinairement, dans un œuf, qui se cache dans une série d’animaux de différente nature, renfermés les uns dans les autres. Les corps sans âme ne sont pas particuliers à la Bretagne et on les rencontre fréquemment dans les récits de différentes autres nations, et plus particulièrement chez les peuples d’origine slave, les Lithuaniens, les Serbes et les Russes, par exemple. Dans les traditions Tatares, on en trouve également de nombreux exemples. Ainsi, l’âme de Tchoridoug-Lama se réfugie dans le corps d’une guèpe ; un géant à douze têtes cache la sienne dans une aiguille. Des héros, avant d’aller en guerre, renferment leur âme en lieu sûr, qui, dans des tiges d’herbes, qui, dans un anneau, qui, dans un serpent à douze têtes, qui, dans une épée enfouie sous terre. Bouydelay, héros Tatar, le champion des dieux, forgé de neuf héros soudés ensemble, monté sur un cheval, réunion de neuf chevaux, avait caché neuf âmes dans une cage, sous forme de neuf oiseaux. Dans nos contes bretons, tel géant a caché son âme dans la racine d’un arbre de son jardin, tel autre, dans un œuf, lequel œuf est dans un canard, le canard dans un renard, le renard dans un loup, et le loup dans un coffre cerclé de fer, au milieu de la Mer noire.
Mais revenons aux femmes-oiseaux qui, par tout ce que je viens de dire et ce qui va suivre, paraissent être de tradition universelle, répandue par tout le monde, mais dont le sens néanmoins reste mystérieux.
Les traditions relatives aux femmes-oiseaux se rencontrent un peu partout, mais principalement chez les peuples Scandinaves, les Serbes et les Orientaux. M. E. Cosquin, dans les savants commentaires et les nombreux rapprochements dont il accompagne la version qu’il en a recueillie à Moutiers-sur-Saulx, dans le département de la Meuse, signale presque toutes les références connues, parmi lesquelles nous indiquerons de préférence les suivantes : un conte du Tyrol italien (Schneller, no 27). Le héros s’empare aussi du plumage d’une des trois sœurs, descendue du haut des airs pour se baigner dans un fleuve. Il est de même conduit par la jeune magicienne chez son père, qui lui impose trois épreuves, où elle lui vient également en aide. Dans un conte grec moderne de M. de Hahn (n° 54), un jeune homme promis au diable, dès avant sa naissance, se met en marche pour l’aller trouver. Il voit trois Néraïdes (sic) qui se baignent dans un lac, après avoir déposé sur le rivage leurs vêtements de plume. Il s’empare d’un de ces vêtements et ne le rend que sur la promesse formelle que lui fait la jeune fille de l’aider à se tirer des pièges que lui tendra son père, et de ne pas l’oublier, « même dans la mort. » Ces Néraïdes (sic) sont aussi filles du diable, comme le sont également, dans un conte basque du même thème, (Webster, Basque Legends, p. 120) les trois jeunes filles à l’une desquelles le héros, d’après le conseil d’un Tartaro (ogre), dérobe ses vêtements de colombe. De même, dans un conte russe (Ralston, p. 120) le prince, promis par son père au roi des eaux, rencontre une Baba-Yaga (sorcière ou ogresse) qui lui dit de prendre les vêtements de l’aînée de douze jeunes filles qui arrivent sur le bord de la mer, sous forme d’oiseaux. Il le fait et ne rend ses vêtements à la jeune magicienne qu’à la condition qu’elle le protégera et l’aidera, dans les épreuves qui l’attendent.
Cet épisode des femmes-oiseaux appartient au thème très-répandu où le héros refuse de rendre à la jeune fille le vêtement de plume dont il s’est emparé, et il la garde elle-même comme sa femme ; mais, un jour, la jeune femme trouve moyen de reprendre son vêtement, et elle s’envole vers son pays, comme nous l’avons vu plus haut, dans l’analyse du conte de Musœus. Après diverses aventures, le héros parvient à la rejoindre, et désormais ils vivent heureux.
Ce thème se divise en deux branches, que l’on pourrait appeler la branche aérienne et aquatique, et la branche terrestre. Dans la première, en effet, on voit des jeunes filles qui, descendant du ciel, viennent se baigner dans un lac, un étang ou un fleuve de la terre, puis elles s’élèvent dans les airs, portées sur de fortes ailes artificielles : dans la seconde, ce sont des princes enchantés retenus captifs par des magiciens ou des fées, sous différentes formes animales, le plus souvent hideuses, jusqu’à ce qu’ils aient trouvé une jeune fille qui consente à les épouser, quelquefois à les embrasser seulement, sous cette apparence. Cette forme animale, ils ne la portent que le jour seulement, et la nuit, ils déposent leurs peaux de crapaud, de serpent, de loup, de poulain, etc., et entrent dans le lit de leurs épouses sous la forme de jeunes princes beaux et gracieux, ce qu’ils sont, en effet, comme on le voit au dénoûment. Il semble qu’il y ait là quelque affinité avec la fable grecque de Psyché.
Je signalerai encore, pour les femmes-oiseaux, des contes allemands (Simrock, no 65, Grimm, no 193) ; un conte italien (Comparetti, no 50), un conte bohème (Waldau, page 555), un conte grec moderne (Hahn, no 15), un conte valaque (Schott, no 19), un conte polonais (Tœppen, 2e édition, Dantzig, 1867, page 140), un conte finnois (Beauvais, Contes populaires de la Finlande, de la Norwège et de la Bourgogne, page 181), un conte lapon (no 3 des Contes lapons, traduits par F. Liebrecht, Germania, tome 15). On a recueilli également un conte de ce type, chez les Esquimaux du Groënland méridional (Tales and traditions of the Eskiens, by H. Rink, 1875, no 12).
La littérature européenne du moyen-âge présente aussi ce thème. Enfin, dans l’Edda scandinave, les rencontres de femmes ailées sont très-fréquentes. Là, elles s’appellent « Walkyries. » Trois frères, fils de rois, étant à la chasse, rencontrent sur le bord d’un lac trois femmes qui filaient du lin ; « auprès d’elles étaient leurs formes de cygnes. » Les trois frères les emmènent chez eux : ils passent sept hivers ensemble, puis les femmes s’envolèrent « pour chercher les batailles, et ne revinrent pas. »
Dans les Nibelungen (aventure 25), Hagen s’empare des vêtements de deux Ondines, pendant qu’elles se baignent, et il ne consent à les leur rendre, que si elles lui révèlent l’avenir[7].
En Orient, le nombre des rapprochements à faire, chez les Persans, les Arabes, les Birmans, les Thibétaiens, les Hindous, les Chinois, etc., serait encore plus considérable ; mais, il faut savoir se borner, et nous croyons en avoir dit assez pour montrer que la chaîne d’or des récits traditionnels, qui, depuis tant de milliers d’années, sont la poésie et la consolation du peuple, dans le monde entier, est continue et sans interruption, depuis l’extrême Orient jusqu’à nos pauvres chaumières de Basse-Bretagne.
- ↑ Faitaux ou Faitos est le nom que le peuple donne aux mâles ; Fée désigne le féminin.
- ↑ Un vol. in-12, chez G. Charpentier, éditeur, 13, rue de Grenelle-Saint-Germain, à Paris. — Prix 3 fr. 50 c.
- ↑ Hélias a donné son nom à l’une des branches de la chanson de geste du Chevalier du cygne qui, dans nos poëmes héroïques du moyen-âge, forme à elle seule le cycle des croisades. Cette légende du chevalier au cygne se trouve dans le Roman de Dolopathos, du moine Herbert, recueil de fables merveilleuses et de contes populaires du XIIe siècle. J’ai recueilli le même coute en Basse-Bretagne, avec quelques légères modifications.
- ↑ L’Anthropodemus plutonicus, ou Nouvelle description universelle de toutes sortes d’hommes merveilleux. — Magdebourg, 1666.
- ↑ Ce thème d’un enfant promis inconsciemment par sa mère ou son père à l’esprit du mal se rencontre, sous diverses formes, dans les contes populaires, et je l’ai souvent trouvé en Basse-Bretagne.
- ↑ Extrait des poèmes et traditions populaires recueillis, en 1847 et en 1855, par Castren et Titow, chez les Tatars du gouvernement du Yénisseï et de la steppe d’Ouibat (cercle du Minoussisn).
- ↑ Consulter, pour tout ce qui se rapporte aux femmes-oiseaux, les savants et nombreux commentaires dont M. Emmanuel Cosquin a accompagné son conte lorrain de la Chatte blanche, dans le recueil Romania, à la page 62 et suivantes, 5e partie, 1878, — de son tirage à part.