Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CXXXVII

Garnier Frères (p. 309-311).

LETTRE CXXXVII

Ce jeudi au soir, 19 octobre 1775.

Mon ami, je serais accablée de vos reproches, si mes résolutions ne les avaient pas prévenus. Je m’accusais hier, et je vous disais qu’il y avait de la cruauté et de la lâcheté à risquer de vous faire souffrir d’un malheur sans ressource. Il faut en vivre ou en mourir : mais surtout il faut se taire. Vous avez l’âme assez animée, vous avez assez connu et senti le malheur et la passion, pour concevoir les excès où l’un et l’autre peuvent porter : je les déteste et les abjure tous ; je voudrais être morte avant que d’avoir pu vous offenser. Je pressentais peut-être ce nouveau malheur, lorsque je voulais quitter la vie et vous fuir. Je sentais qu’après la cruelle perte que je faisais, mon âme ne pourrait plus se remettre en mesure ; en effet, je ne devais plus aimer, je ne pouvais plus aimer. Le principe de ma vie, le Dieu qui me soutenait, qui m’animait, n’était plus, je restais seule dans la nature. Ah ! pourquoi vous y êtes-vous trouvé ? Pourquoi vous rapprocher de moi ? Dans ce moment je n’avais besoin ni de consolation, ni d’appui. Pourquoi me disiez-vous des mots que mon âme était accoutumée d’entendre avec sensibilité ou transport ? Pourquoi preniez-vous le langage de l’homme qui venait de mourir pour moi ? Enfin pourquoi égariez-vous la raison de quelqu’un que l’excès du malheur avait déjà troublé ? C’était à vous de juger, de prévoir ; je ne pouvais que gémir et mourir. Vous voyez l’horrible suite qu’a eue ce moment d’oubli de votre part. Sans doute, dans cet instant, vous ne pouviez pas prévoir de quel genre de poison vous abreuveriez mon âme, mais vous saviez que vous ne m’aimiez pas assez pour faire votre premier intérêt de la consolation et du repos de ma vie. Ah ! c’est là la source et la cause de tout ce que je souffre. En devenant coupable, mon âme a perdu son énergie. Je vous ai aimé, et dès lors je n’ai plus été capable de rien de noble et de fort. Je juge ma conduite, mon ami, et je la blâme plus que vous ; lorsque vous avez prononcé mon arrêt, il fallait le subir, il fallait m’arracher à vous, ou à la vie : il y a de la bassesse à vouloir être plainte et soulagée par celui qui vient de vous frapper ; et cela est si vrai, que j’éprouve sans cesse un combat affreux : mon âme se révolte contre votre action, et mon cœur est rempli de tendresse pour vous. Vous êtes assez aimable pour justifier mon penchant ; mais vous m’avez trop mortellement offensée pour que je ne m’en sente pas humiliée. Mon ami, je vous l’ai dit souvent : ma situation est impossible à supporter : il y faut une catastrophe ; je ne sais si c’est la nature ou la passion qui la produira. Attendons et surtout taisons-nous. Vous avez assez de bonté, assez de délicatesse pour épargner ma sensibilité ; et vous me croyez, moi, assez cruelle pour vouloir exercer et alarmer la vôtre ! Ah, mon ami ! si le malheur rend quelquefois personnel, il rend aussi bien délicat : les malheureux ont pour l’ordinaire la main bien légère ; ils craignent bien de blesser, ils sont sans cesse avertis par leur propre douleur. Et vous croyez que lorsqu’à peine il me reste la force de me plaindre, je chercherai, je choisirai les expressions qui pourront vous faire le plus de mal ? Vous ne me connaissez pas : car si je pouvais m’arrêter avec vous, si je n’étais pas toute de premier mouvement, sans doute je mettrais du soin à éviter de vous faire de la peine ; mais songez donc que je vous aime. Voilà mon crime envers vous. Ah, mon ami ! la main sur la conscience, et je suis bien sûre que, sans un grand effort de générosité, vous me pardonnerez ? Mais je le jure, je n’aurai plus besoin de votre vertu : je veux élever mon âme au point de n’avoir plus besoin que vous me fassiez grâce. Adieu.


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