Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre XXXIV
LETTRE XXXIV
À coup sûr, mon ami, je n’observe pas la loi du talion dans ce moment-ci : car ce n’est pas de moi que vous êtes occupé. Eh ! mon Dieu, comment penseriez-vous à moi, au milieu de tant et de si charmants objets de distraction, tandis que je ne puis fixer votre pensée lorsque nous sommes tête à tête ? Savez-vous pourquoi j’aime mieux vous voir le soir que dans le reste de la journée ? C’est qu’alors l’heure arrête votre activité : il n’y a plus moyen d’aller chez Mme une telle, chez Gluck, etc., et de faire cent inutilités, auxquelles il semble que vous n’attachiez de l’intérêt que pour me quitter plus tôt : mais n’allez pas croire que ce soient là des reproches ; ce sont, et ce ne sont que des remarques, que je ne peux m’empêcher de faire avec le degré d’intérêt qui m’anime : mais je suis si éloignée de vouloir rien exiger, que je me dis cent fois par jour que c’est sur moi que je dois prendre de l’empire ; que je dois réduire mon sentiment à cette mesure, où n’ayant pas assez de force pour faire le tourment de l’âme, on ne prétend à rien, et où l’on sait gré de tout : c’est-à-dire que si, par hasard, c’était de la passion que j’eusse dans l’âme, il faudrait venir à bout de la vaincre, plutôt que de chercher à vous la faire partager. Et savez-vous, mon ami, ce qui peut me faire trouver cette force ? c’est la persuasion intime où je suis, qu’il n’est pas en vous de faire le bonheur d’une âme active et passionnée. Je ne vous dirai point ce qu’il serait si naturel de penser : c’est que je ne suis pas faite pour inspirer un sentiment profond ; c’est que je ne dois pas prétendre à plaire, à fixer. Tout cela est vrai sans doute ; mais ce n’est pas cela qui fait que je vous dis qu’il n’est pas en vous de faire le bonheur d’une âme forte et sensible. Je fais à cette âme-là le visage de Mme de Forcalquier à vingt ans ; je lui donne la noblesse de Mme de Brionne, les grâces d’Aglaé, et l’esprit de Mme de ***, orné ou enté de celui de Mme de B… ; et quand j’ai composé cet être parfait, je vous répète encore qu’il n’est pas en vous d’en faire le bonheur. Pourquoi cela ? Et pourquoi ? le voici : c’est que, pour vous, aimer n’est qu’un accident de votre âge qui ne tient point à votre âme, quoiqu’elle en soit agitée quelquefois ; c’est que votre âme est par-dessus tout, élevée, noble, grande, active ; mais qu’elle n’est ni tendre, ni passionnée. Ah ! croyez que je suis au désespoir d’avoir vu si profondément ; j’ai tant de besoin d’aimer, tant de plaisir à aimer ce que je trouve aimable ! Il m’est si impossible d’aimer modérément, que le plus grand malheur qui pouvait m’arriver, était de découvrir en vous ce qui seul pouvait arrêter et peut-être éteindre mon sentiment : car je vous l’avouerai naturellement, je ne trouve pas en moi de quoi aimer seule. Avec la persuasion contraire, j’ai la force du martyr : je ne crains aucun genre de malheur. En souffrant et en souffrant beaucoup, je pourrais encore chérir la vie, adorer et bénir celui qui me ferait souffrir ; mais c’est à condition que j’en serais aimée, mais aimée par attrait et non par reconnaissance ; par procédé, par vertu, tout cela est détestable, et n’est bon qu’à flétrir et abattre une âme sensible. Eh ! ne faisons point du plus grand bien que la nature nous ait accordé, une œuvre de commisération. Mon ami, il y a des moments où je me sens égale à vous : j’ai de la force, de l’élévation, et un mépris souverain pour tout ce qui est vil et malhonnête ; en un mot, j’ai le mépris de la mort si avant dans l’âme, que, sous quelque aspect qu’elle se présente, elle ne saurait m’effrayer un instant, et que presque toujours elle est un besoin actif pour moi. D’après cette connaissance que j’ai de moi, et de vous, je vous répète encore : aimons-nous, ou rompons à jamais ; mettons de la vérité et de la générosité dans notre conduite, et estimons-nous assez pour croire que tout nous est possible, hors de nous tromper et de vivre dans cet état de trouble et de crainte, que donne nécessairement l’incertitude d’être aimé. Dans cet état, mon ami, on n’a de confiance ni en soi, ni en ce qu’on aime ; on ne jouit de rien. Par exemple, dans ce moment-ci, je désire passionnément que vous reveniez ce soir d’Auteuil, et puis dans un autre instant, il me semble que je voudrais que vous y restassiez. Concevez-vous ce que fait souffrir ce combat entre le désir de l’âme, et cette volonté qui ne vient que de la réflexion ? Conclusion, c’est que je vous aime à la folie, et que quelque chose me dit que ce n’est pas ainsi que vous devez être aimé. Ce quelque chose fait tant de bruit autour de mon âme, que je suis toute prête à faire taire tout le reste, pour me livrer tout entière à cette affreuse vérité. Mon ami, je vous renvoie vos ouvrages, pour que vous ayez la bonté d’en être vous-même le censeur : mettez-y la dernière main, et soyez sûr que personne au monde n’attache autant de prix que moi à tout ce que vous faites, et à tout ce que vous êtes capable de faire. Sans être vaine, il me semble qu’on pourrait mettre sa vanité, son orgueil, sa vertu, son plaisir et enfin toute son existence, à vous aimer ; mais je ne disais pas cela tout à l’heure. Non, mais je disais ce que je pensais, ce que je savais ; et dans ce moment-ci je suis entraînée à vous dire ce que je sens. Mon âme est si forte pour aimer, et mon esprit si petit, si faible, si borné, que je devais donc m’interdire tout mouvement et toute expression qui ne viennent pas de mon cœur ; c’est lui qui vous parle quand je vous dis : je vous attends, je vous aime, je voudrais être toute à vous et mourir après. Adieu ; voilà du monde. Je suis si occupée de vous, je le suis si profondément de mes regrets, que la société n’est plus rien pour moi que de l’importunité et de la contrainte. Il n’y a que deux manières d’être qui me soient bonnes, vous voir et être seule, mais seule, sans livres, sans lumière et sans bruit. Je suis loin de me plaindre de mes insomnies, c’est le bon temps sur les vingt-quatre heures. Admirez, je vous en prie, combien il m’en coûte pour vous quitter, tandis que vous n’avez pas eu un retour vers moi, pas une pensée. Mon Dieu ! en êtes-vous plus heureux ? Oui.