Bureaux du Siècle (p. 279-295).


XIV

La famille Brou descendit, rue Saint-Dominique-Saint-Germain, à l’hôtel du bon La Fontaine, qui leur avait été recommandé par le chanoine comme un hôtel respectable et comfortable, au dire de plusieurs vicaires.

Mme Brou commença par visiter les draps. — Elle apportait à Paris un certain nombre de préventions invétérées contre la grande ville. — Disons tout de suite qu’elle les trouva nets et, selon toute apparence, fraîchement dépliés, mais ne sentant pas la bonne lessive. Elle trouva encore à redire à bien d’autres choses, qui ne se faisaient pas comme à Poitiers. Ce n’est pas qu’elle ne fut pleine de respect, pour Paris à d’autres égards, pour le Paris consacré par la gravure et la tradition ; bien au contraire, car elle s’apprêtait d’ores et déjà à tout admirer, et particulièrement les Tuileries, qu’elle estimait devoir être le plus beau des monuments, puisque c’était le palais des souverains.

Sur ce point, Emmeline était dans des intentions toutes pareilles ; cela n’admettait aucune discussion, c’était fait d’avance. Mais ce qui ne l’était point, où elle se promettait un plaisir plein de sincérité, de vraies jouissances et de raffinements d’admiration, c’étaient les beaux étalages des magasins de nouveautés, de modes et de bijouterie. Elle avait arrêté d’emporter, soit par la persuasion, soit de haute lutte, certaines emplettes dont la liste était faite dans sa tête, et sans lesquelles elle ne voulait point rentrer à Poitiers, à moins que… à moins qu’il ne s’agît de l’enchantement d’une parure complète et des délices d’un ameublement… sous les auspices d’un voile de mariée et d’une couronne de fleurs d’oranger…

Oui, en si grand secret que M. et Mme Brou eussent discuté le but de ce voyage, Emmeline, si elle ignorait le nom du prétendu, les détails, savait parfaitement à quoi s’en tenir sur le fond des choses : elle savait qu’il s’agissait de la marier. Comment l’avait-elle appris ? Elle-même eût été embarrassée de le dire ; mais ne lisait-elle pas à livre ouvert dans les physionomies de son père et de sa mère, ne savait-elle pas bien la signification de leurs réticences ? et l’habitude qu’on a dans les familles de parler devant les jeunes filles à mots couverts ne les rend-elle pas singulièrement aptes à tout comprendre ?

Mais Emmeline avait, comme sa mère, le culte des convenances ; la persuasion intime où elle était qu’il s’agissait pour elle d’un mariage soigneusement préparé n’avait donc en rien altéré la candeur de son ignorance au milieu de tous les préparatifs, et ne donnait même qu’une saveur plus ingénue à ses observations ou à ses réparties, sans apporter le moindre obstacle aux arrangements paternels et maternels. Marianne en tout ceci était la seule ignorante, bien qu’on n’eût d’autre raison de lui cacher ce secret que la crainte qu’elle en laissât percer quelque chose vis-à-vis de l’héroïne.

— Elle serait si embarrassée, cette pauvre petite, dans une pareille entrevue ! avait dit Mme Brou.

Ce n’était pas à son mari, seul confident légitime du complot, qu’elle disait cela, mais à son amie de plus en plus intime, la bonne Mme Touriot ; car cette chère Marthe était vraiment si attachée à la famille, elle aimait si tendrement ces demoiselles, surtout Emmeline. À l’égard de Marianne, elle était, sur bien des points, de l’avis de Mme Brou ; elle avait tant de déférence pour le jugement de la doctoresse, que celle-ci ne pouvait lui rien cacher. Il est si doux de se confier et d’être approuvée en toutes choses par une amie dévouée. On avait beaucoup calomnié cette petite femme, parce qu’elle était jolie et spirituelle d’abord, et puis qu’elle était un peu imprudente, ne mettant de malice à rien. Mais elle gagnait énormément à être connue, et elle avait aussi beaucoup gagné — Mme Brou, quoique modeste, était bien forcée de l’avouer — dans la société d’une mère de famille sérieuse et capable de donner de bons conseils comme l’était Mme Brou. Aussi la confiance de la femme du docteur en sa jeune amie était-elle complète, et bien que la jeune amie demandât continuellement des conseils à Mme Brou, c’était pourtant Mme Brou qui se conformait en tout aux inspirations de la belle Marthe.

Le docteur ne s’en apercevait pas : sa volonté, quand il l’exprimait, ayant toujours force de loi ; il était lui-même d’ailleurs enlacé par l’amabilité et les flatteries de la jeune femme, que Mme Brou, — pourtant ombrageuse encore en fait de jalousie, — laissait facilement en tête à tête avec lui. Emmeline, dont Marthe soignait les intérêts de toilette et de vanité, trouvait son compte à ce gouvernement occulte, et il n’y avait que Marianne, l’objet secret de l’intrigue, qui commençât à se défier de l’enchanteresse, après avoir subi le charme, elle aussi.

Les caractères droits ont une certaine fierté que la flatterie fatigue et inquiète : Marianne l’avait éprouvé. Puis l’obstination de Mme Touriot à parler d’Horace Fauque et à le présenter sous le jour le plus intéressant, bien qu’enveloppée de tant d’ingénuité, de tant de simplicité apparente ; cette obstination avait fini par la frapper et la mettre en défiance. Car était-il possible que vivant dans l’intimité de la famille Brou, Mme Touriot n’eut pas compris les liens qui existaient entre Albert et Marianne ou même peut-être n’en eût pas reçu la confidence ? En ce cas, c’eût été une trahison… D’autres pensées avaient traversé l’esprit de la jeune fille. Qui sait si Mme Touriot n’estimait pas, ne croyait pas que celui des deux qui aimait le plus Marianne n’était pas Albert ? Ne s’était-elle pas aperçue peut-être ?… Avait-elle appris ?…

De telles pensées ne s’achevaient pas, elles n’avaient pas même de contours précis ; mais elles n’en remplissaient pas moins l’esprit de Marianne d’une troublante inquiétude.

Moins que jamais, elle était satisfaite des lettres d’Albert. Ce n’est pas qu’il y eût rien à reprendre. Elles étaient fort bien faites ; il y avait de l’esprit, de la littérature, de l’amour, du moins des phrases amoureuses. Et cependant elle les sentait froides entre ses mains brûlantes. Elle les lisait et relisait, sans qu’aucune étincelle en jaillit, sans en sentir émaner aucune chaleur. D’où venait cela ?

Avec sa loyauté scrupuleuse, la jeune fille se demanda si la cause de ce phénomème n’était point dans son propre cœur. Mais elle ne pouvait le croire : les inquiétudes, les doutes qu’elle éprouvait, ne faisaient qu’irriter et développer encore son besoin d’aimer ; parfois elle était effrayée des étendues qu’elle découvrait en elle-même. Son aspiration élait ardente, autant que sa déception douloureuse, et toutes ses pensées d’amour se concentraient sur Albert.

Assurément elle ne pouvait s’en demander davantage. Un psychologue eût pu poser la question si le besoin d’aimer qu’éprouvait cette jeune fille, combiné avec la loyauté de son caractère, n’étaient pas les seules raisons de son attachement pour Albert : en d’autres termes, s’il existait entre eux des affinités particulières, un lien plus vivant que la simple parole donnée ? Ce qui eût été par le fait poser la question, plus vaste et plus difficile à résoudre, de la nature même de l’amour et du rôle absolu ou relatif qu’y joue l’être particulier. Mais Mlle Aimont n’en était pas à ces préoccupations métaphysiques. Elle croyait à l’amour unique, absolu, prédestiné ; du moins, elle le voulait tel dans son chaste et poétique rêve, et ne souffrait que des contradictions qu’elle percevait entre ce rêve et la réalité, entre elle-même et son fiancé. L’idée d’un autre choix ne lui venait même pas, les effets du doute se bornaient chez elle à la souffrance ; même elle le combattait, ce doute, avec énergie ; mais sans cesse il revenait.

Quelquefois, chez Mme Touriot, fréquemment, dans les réunions de leur monde, elle rencontrait Horace Fauque, fidèle à son rôle d’amant malheureux. Marianne était fort touchée de voir que sans aucun espoir, — elle le croyait ainsi, et c’était bien dans cette attitude que posait Hlorace, — il ne cessât point de rechercher sa présence, sa conversation, et les occasions d’un dévouement qui, s’il ne pouvait s’exercer qu’en de petites choses, se érait assurément signalé dans les grandes avec un plus grand bonheur. Ce prince des beaux-fils de famille poitevins, légers et dissipateurs, s’était rangé complétement, on ne citait plus de lui aucune fredaine locale ; seulement, les méchantes langues assuraient qu’il allait, de temps en temps, se dédommager à Paris.

— Ah ! madame, quelle indignité de prétendre pareille chose ! Ce pauvre garçon va tout simplement remplir des missions que lui donne son oncle. Il est devenu si travailleur, si rangé ! C’est une véritable conversion, un nouveau miracle du Père Eleuthère. Ne voit-on pas avec quelle dévotion il assiste aux exercices du soir dans la chapelle ? C’est pourtant bien beau et très-touchant, mais l’esprit du siècle est si douteur !

Ainsi parlaient pour le bel Horace les dévotes qui suivaient la bannière des jésuites, et assistaient aux cérémonies religieuses dans la chapelle de leur collége, rue des Feuillants.

C’est là que se rendait toute la belle société des bien-pensants. Et quel cœur n’eût été touché du luxe de l’autel, du bon goût de tout le programme, du choix de la musique et de sa bonne exécution ? Les mères y amenaient leurs filles et les plus jolies femmes y venaient toutes seules pour s’accouder, avec des grâces infinies, sur un prie-Dieu, pencher la tête et lever les yeux au ciel. On ne voyait là que volants, dorures et peintures ; on n’entendait qu’accents mélodieux, on ne respirait que parfums, et peut-être devenait-il assez difficile, au milieu de cet embaumement des sens, de séparer l’idéal mondain de l’idéal divin, qui était le prétexte de ces rendez-vous.

Le théâtre de la ville, sec, maigre, pauvre en décors, avait, à coup sûr, bien moins de prestige, et de plus le spectacle religieux avait l’avantage l’être gratis ; du moins on ne payait que les chaises, petit commerce lucratif, dont le cliquetis accompagne dans tous les temples la parole sacrée. Mais de combien la générosité des assistants, excitée par toutes sortes de mobiles, ne dépassait-elle pas les exigences d’un prix d’entrée ! Les constructions des pères jésuites, dans leur bonne ville de Poitiers, y compris leur église et leur couvent de la rue des Carmélites, sont évaluées à deux millions.

Il est vrai que les conseils distribués par les révérends pères à tant de consciences — particulièrement aux plus élégantes, aux plus mondaines et aux plus tendres, dit-on, — sont inappréciables. Et combien sont séduisants leurs sermons, qui allient une entente si délicate de la vie sociale avec les exigences du salut ! Aussi, après les familles légitimistes, les familles bourgeoises bien pensantes ont-elles à cœur de confier leurs enfants à des hommes si éclairés, et le collége des jésuites compte quatre cents élèves, en attendant que par la création d’une Faculté, il en compte bien davantage.

Mme Brou était des plus dévotes aux bons Pères, car cela était convenable et bien porté. Puis elle avait la joie de rencontrer là Mme la marquise de C…, Mme la baronne de T…, Mme de…, et de pouvoir causer ensuite des toilettes de ces dames, de leurs figures, de leurs enfants, etc., de corroborer du témoignage de ses propres yeux les commérages recueillis à la cuisine ou chez les fournisseurs sur la vie intime de ces nobles personnages. C’était là qu’on échangeait de petits saluts discrets avec les personnes les plus comme il faut de la ville ; on faisait pour y aller de jolies toilettes. Emmeline y était charmante dans le demi-jour, ou à la lumière adoucie des lampes ; on la regardait beaucoup. Tel et tel aussi regardaient fort Mmes X… Mlles Z… ; il y avait fort à voir. Eh mais, et Dieu le père et Dieu le fils ? et le Saint-Esprit ? et la vierge Marie ? ça, c’était l’affaire du livre de prières, qu’on marmottait entre deux coups d’œil. Après cela, il faut bien avouer qu’on ne connait pas assez ces gens-là pour s’occuper d’eux autant que des autres.

Dans ces soirées religieuses, le bel Horace parlait des yeux à Marianne, en évitant avec un art infini les regards d’Emmeline et surtout ceux de Mme Brou. Ces déclarations muettes et gênées n’en étaient que plus brûlantes et plus vives, elles inspiraient à Marianne un triste embarras ; pour les éviter, elle tenait les yeux baissés. Mais alors, en pensée, elle supposait et croyait sentir le regard d’Horace constamment fixé sur elle, et le don Juan comptait bien sur cette impression. Une chose sur laquelle il ne comptait pas, c’était l’inébranlable fixité du cœur jeune et sincère qui, s’étant donné, n’admettait pas la possibilité de se reprendre. Horace Fauque réussissait à se faire plain- dre, il obtenait des marques d’intérêt et de bonté ; mais cet intérêt n’aboutissait chez Marianne qu’au désir de le voir guéri de son amour, et non pas au besoin de le consoler.

La présence de Mlle Aimont aux cérémonies catholiques n’était déjà plus qu’un acte de déférence et d’obéissance envers sa famille. Née logicienne, comme beaucoup d’autres jeunes filles, mais ayant de plus qu’elles la volonté de l’être, depuis longtemps elle avait senti dans le christianisme l’opposition de l’acte et de la parole, sans parler des révoltes de sa raison contre le dogme lui-même. Son séjour à Poitiers, au milieu d’une société dévote, du moins en apparence, avait activé chez elle le travail, si fréquent à notre époque, et si pénible, et si inutilement imposé, par lequel l’être humain actuel doit rejeter la nourriture grossière et indigeste des civilisations primitives. Conduite par sa tante au confessionnal des bons pères, Marianne avait de bonne foi cherché dans leur parole des clartés sur les doutes qui l’agitaient ; elle avait été saisie d’indignation en ne trouvant dans cette prétendue morale que la sanction de toutes les injustices, l’absolution de tous les vices, la justification de tout fait produit par la force, l’obéissance et l’abnégation imposées aux faibles, les forts toujours bénis et encensés. Mais, au premier désir exprimé par elle de cesser tout exercice religieux, Mme Brou avait jeté de tels cris, et M. Brou avait fait valoir des considérations politiques si profondes, que Marianne avait dû se résigner à attendre sa majorité pour assumer la responsabilité de ses opinions.

Obligée de suivre aux églises sa tante et sa cousine, dont la ferveur ne valait guère mieux au fond que la sienne, mais qui eussent été désolées de ne pas afficher leur élégante dévotion, de plus en plus, Mlle Aimont avait pénétré les artifices de cette doctrine caduque qui, pour ne pas perdre ses adorateurs, affecte le langage nouveau, les allures nouvelles, se plie à toutes sortes d’accommodements et de maquillages ; sérieuse et pensive, elle écoulait les sermons, et ils n’avaient, le plus souvent, d’autre effet que d’éveiller en elle des idées contraires, d’asseoir dans son esprit des jugements opposés. Cette éducation contradictoire est, faute d’une meilleure, celle de la plupart des esprits robustes. Elle aida Marianne à progresser plus vivement qu’elle n’eût pu le faire par des réflexions solitaires, En ce qui concerne particulièrement le rôle de la femme, suivant l’esprit de l’Église (qui diffère si peu de celui du monde), la jeune fille avait reculé de dégoût devant ce type d’esclave abjecte et rusée, devant cette abdication de la dignité et de la sincérité, qui sont l’idéal du monde et de l’Église, et grâce auxquels l’Église gouverne le monde en faisant de la femme son instrument.

Elle comprit tout cela peu à peu, et ces deux années de solitude morale et de réflexion secrète murirent singulièrement son esprit, arrivé d’ailleurs, d’après les lois naturelles, à une époque sérieuse de développement. Toutefois, grâce au milieu qu’elle occupait, Mlle Aimont avait forcément tourné dans le même cercle, et les voiles des convenances, encore épaissis par Mme Brou, lui dérobaient en bien des choses la réalité. Elle le sentait, et éprouvait, quoique mêlé d’un peu de crainte virginale, le vif désir de savoir davantage. Cet aveuglement qu’on impose aux jeunes filles sur leurs plus proches intérêts n’avait chez elle du moins rien de volontaire ; mais sa curiosité, comme sa faculté de deviner, différaient du tout au tout de celles d’Emmeline, qui trouvait souvent sa cousine obtuse et prenait avec elle des airs de matrone. La curiosité de Marianne s’appliquait à des sujets où le bonheur de sa vie et le calme de sa conscience, elle le comprenait bien, étaient attachés. Cet amour d’Albert auquel elle vouait sa vie, qu’était-il ? Contenait-il vraiment les trésors d’affection et de vérité qui pouvaient alimenter une existence entière ? Ou bien cette tristesse, ce vide, cette inquiétude, qui l’envahissaient déjà, devaient-ils s’accroître et lui faire une solitude sans espérance ? Que devait-elle attendre ? Que devait-elle donner elle-même ? que se passait-il autour de ce fiancé, dont la vie lui restait cachée, tandis que la sienne à elle n’était qu’une attente de leur union ? Son cœur était-il trop exigeant ? Avait-elle raison ou tort ?

Pour cet inventaire, la réalité lui manquait. Elle était comme un prisonnier doué d’une excellente vue, enfermé dans une chambre sans fenêtres. Dans sa pensée confuse, dans son sein agité, mille idées, mille impressions naissaient et mouraient, sans vérification possible. L’annonce du voyage à Paris la fit tressaillir de joie. Qu’y verrait-elle ? qu’apprendrait-elle ? Elle ne savait pas, mais n’en espérait que davantage. Comme beaucoup de jeunes esprits, il y avait en elle un ardent mélange de timidités et d’audaces, d’incompréhension et d’intelligence. Elle arrivait émue, inquiète et vaillante, ouvrant largement ses yeux candides, et, si elle rencontrait sur sa route l’urne du destin, prête à y plonger la main, sans hésiter.

À la descente du train, Albert était là. L’émotion peinte sur ses traits, son empressement, firent battre doucement le cœur de la jeune fille. On prit deux voitures, Albert monta dans l’une avec sa mère et Marianne. Il était dix heures du soir ; à la faveur de l’ombre, il prit la main de sa fiancée, et, tandis qu’ils parlaient à trois des objets qui passaient devant leurs yeux, il la serrait doucement. Pour elle, cela ne pouvait signifier qu’une chose : amour ! ce qui voulait dire encore : amour éternel ! Et déjà elle se reprochait ses doutes. De temps en temps, quand un bec de gaz les éclairait, elle voyait briller une flamme d’amour dans les yeux d’Albert. Les quais se déroulaient sous leurs yeux. Il nommait tour à tour le pont d’Austerlitz, le jardin des Plantes, l’île Saint-Louis, la Cité, Notre-Dame ; la Seine, çà et là étincelante, glissait sous les arches ; de plus en plus épaisses, couraient les guirlandes de lumière. On entrait au cœur de Paris, on côtoyait le Pont-Neuf ; là-bas, c’était le Louvre. On tournait enfin la rue des Saint-Pères, on touchait au quartier latin. Marianne, toute émue d’impressions vraies et charmantes, souriait, avec de grands yeux demi-attentifs et demi-rêveurs. Que cela est bon d’être aimée ! Que cela est beau d’être à Paris !

— Au loin, ses études l’absorbent ; mais de près il est toujours le même, se dit-elle en s’endormant paisible et joyeuse, tandis que les mots tendres qu’Albert lui avait glissés bourdonnaient encore à son oreille.

Il y avait trois mois qu’Albert n’avait vu sa fiancée, et depuis trois mois il voyait Fauvette chaque jour. C’en était assez pour qu’un changement s’opérât. D’ailleurs, si le temps et d’autres impressions avaient altéré le premier enthousiasme de son amour pour Marianne, il n’avait jamais cessé de voir en elle la fiancée de ses rêves, l’objet le plus précieux de ses affections ; et près d’elle, à la regarder, à l’écouter, l’enthousiasme revenait aisément. Marianne ne se trompait point à la vivacité de ses regards, à la sincérité de ses déclarations.

On alla dans la matinée visiter le Louvre, les quais, et l’on se rendit, aussitôt après déjeuner, chez les Milhau.

— Elle a vraiment embelli dit à demi-voix Mme Milhau, en regardant Emmeline, qui, les yeux baissés, était tout oreilles.

Mme Milhau invita la famille à diner pour le lendemain.

— Oh ! mais, sans cérémonie, chère madame, n’est-ce pas ? dit Emmeline, parce nous courrons toute la journée, et nous sommes faites comme des provinciales en voyage.

— Sans cérémonie, assurément, répondit Mme Milhau. Cependant je vous veux en toilette, mes petites belles ; car j’entends vous mener ensuite au concert des Champs-Élysées.

— Au concert des Champs-Élysées ! Quel bonheur ! Oh ! alors, madame, je veux me faire très-belle… pour vous plaire, et pour le concert.

Ces messieurs échangèrent un demi-sourire d’intelligence.

— Chère enfant ! murmura Mme Brou à l’oreille de Mme Milhau, si elle savait…

— Vous voyez, cela s’arrange à merveille, répondit l’obligeante amie

À merveille ! en vérité ; car dès lors, en toute innocence, avec une adorable candeur, Emmeline ne fut plus occupée que de se composer une délicieuse toilette. Elle entraina ses parents dans les magasins et choisit un joli chapeau, un canezou de dentelle des plus gracieux, d’élégants brimborions ; Mme Brou, très-discuteuse à l’ordinaire sur les choix, ne la contraria pas trop, et M. Brou, très-regardant d’habitude sur les prix, cette fois ne refusa rien, condescendance qu’Emmeline ne sembla point remarquer. Elle était si préoccupée de… ce concert ! Elle voulut se faire coiffer et mit à sa toilette tout le soin et la perfection dont elle était capable.

— Tout cela s’arrange on ne peut mieux, disait Mme Brou à l’oreille de son mari ; elle sera ce soir ravissante.

Jamais en effet les intérêts de la coquetterie ne furent mieux servis par l’ignorance. Ce fut à peine si Emmeline fit attention à ce convive imprévu que le hasard sans doute avait placé près d’elle ; mais elle n’en fut que plus gaie, plus naïve et gentille. Le concert des Champs Élysées revenait à chaque instant dans ses discours, et toute sa contenance témoignait de sa préoccupation.

— Tu aimes donc la musique à Paris plus qu’ailleurs ? ne put s’empêcher de lui dire Marianne, un peu étonnée.

— Ma chère, tu sais bien, je l’aime partout, mais à Paris ce doit être plus beau qu’ailleurs. Et puis ce concert est un rendez-vous des Parisiennes élégantes ? N’est-ce pas, monsieur ? ajouta-t-elle en se tournant tout à coup pour attacher sur son voisin de beaux yeux candides.

— Oui, mademoiselle.

— Ah ! quel bonheur. Je vais donc voir ces belles toilettes qu’on imite partout et ces femmes qu’on dit si gracieuses !

— Je pourrai, mademoiselle, vous désigner un grand nombre d’entre elles et vous les nommer, si vous me permettez de vous offrir le bras, dit avec empressement M. Beaujeu.

— Quoi ! vraiment, monsieur ? Oh ! j’en serai si heureuse ! Vous me ferez un plaisir ! Vous les connaissez ?

— M. Beaujeu est un Parisien pur sang, dit Mme Milhau.

— Que c’est beau d’avoir toujours vécu à Paris s’écria Emmeline d’un air rêveur.

— Vous aimeriez beaucoup habiter Paris, mademoiselle ?

— Oh ! monsieur ! Est-ce une question ?… Je crois bien !… Mais un pareil bonheur ne m’arrivera jamais.

— Ce serait alors votre faute, car les Parisiens ont des yeux…

Emmeline baissa la tête avec une charmante pudeur :

— Oh ! monsieur, ce ne sont pas de pauvres petites provinciales qui peuvent prétendre à lutter avec des Parisiennes…

— Mademoiselle, permettez-moi de vous dire qu’il y a peu de Parisiennes qui valent certaines provinciales…

Un frémissement d’intelligence parcourut les visages des quatre instigateurs du complot ; M. et Mme Milhau, M. et Mme Brou ; Marianne elle-même jeta un regard attentif sur M. Beaujeu. Emmeline eut la chance de rougir, prit un petit air surpris et effarouché ; mais elle n’eut pas l’embarras d’une réponse. M. Beaujeu continuait :

— D’ailleurs toutes les Parisiennes ne sont que des provinciales.

— Vraiment ?

La conversation continua sur ce sujet entre M. Beaujeu et sa voisine, et, grâce à l’ingénuité de celle-ci, devint presque intime. Il est vrai qu’il ne s’agissait que de gracieux enfantillages ; mais ces enfants innocentes donnent tout de suite leur confiance, et il est évident qu’Emmeline avait donné la sienne à M. Beaujeu. Au reste, cela ne tirait pas à conséquence. Lorsqu’on se leva de table, elle planta là son voisin, et alla passer le bras autour de la taille de Marianne, à laquelle elle se mit à dire des riens en grand secret, riant ensuite de tout ce que disait son frère. M. Milhau s’approcha de M. Beaujeu.

— Eh bien ! mon cher, qu’en dites-vous ?

— Véritablement elle est charmante ; moins belle peut-être que sa cousine, mais beaucoup plus piquante. Et cela sans art, la pauvre enfant. Mais c’est cette naïveté même qui me touche. Ah ! quand on n’a connu que des femmes… du mauvais monde, cette simplicité, cette innocence, rafraichissent le cœur !……

— Très bien ! mon cher, très-bien ! Je vous l’avais dit…

On partit pour les Champs-Élysées. Pour descendre de voiture, Emmeline trouva la main de M. Beaujeu, qui lui offrit ensuite le bras, Tandis qu’ils se dirigeaient vers l’enceinte du concert :

— Eh bien ! ma chère dame, dit M. Milhau à Mme Brou, j’en étais sûr, notre parent est déjà charmé.

— Vraiment ?

— Il me l’a dit.

— Chère petite ! C’est que, voyez-vous, elle ne se doute de rien. Comme cela, point d’embarras : un naturel, une gaieté……

— Charmante, oui ; une simplicité, une candeur…

— Oh ! je l’avais toujours dit. Il faut qu’elle ne se doute pas, sans quoi elle serait gênée et ne paraîtrait pas à son avantage. Eh bien ! je suis contente. Mais voilà, quand elle saura… Il est très-bien, ce monsieur ; il s’exprime convenablement, il est très-poli. C’est un homme distingué… Mais il n’est pas jeune.

— Ah !… Je vous l’avais dit : il s’est laissé tout doucement arriver à la quarantaine…

— Hum ! n’a-t-il pas un peu plus ? J’ai remarqué… il a la patte d’oie, et puis il est bien jaune, il paraît fatigué…

— Dame ! que voulez-vous que je vous dise, un an de plus ou de moins… Enfin il s’est amusé… longtemps… Je ne vous ai rien caché. Cependant cela sera une garantie de bonheur de plus ; un homme de cet âge et las de plaisirs se donne facilement tout à sa femme et il ne sera pas difficile à Emmeline, pour peu qu’elle soit adroite, de lui faire faire tout ce qu’elle voudra. Du moins je le pense, vous savez ; car après tout je ne veux rien garantir.

— Oh ! la chère petite ; elle est si innocente et si sincère… Elle ne songera qu’à ses devoirs.

— Je le crois, mais la plus innocente des femmes a toujours ses petites malices. Eh ! eh ! eh !

— Ah ! monsieur Milhau, vous avez cette idée-là ?

— Je crois que c’est une affaire faite, si cela convient à Emmeline, disait Mme Milhau à M. Brou. La chère enfant, sans y songer, a été charmante.

— Ma fille fera ce qu’elle voudra, ma chère dame ; je ne prétends la contraindre en rien. Je crois M. Beaujeu un homme très-honorable, très-aimable, seulement… il est temps qu’il se range au moins !… savez-vous ? On ne cache pas ces choses à un vieux praticien comme moi : il se teint les cheveux.

— Oh ! vous croyez ? Bah ! qu’est-ce que cela fait ? Emmeline est trop raisonnable… Songez donc, mon cher monsieur, deux cent mille francs, et une préfecture quelque jour !

— Savez-vous pourquoi ce monsieur est venu diner avec nous ? demandait Marianne à Albert.

— Vous vous en doutez, je le vois. Eh bien ! oui, c’est un prétendant pour Emmeline. Mais ne le lui dites pas, elle est à cent lieues de s’en douter, et cela vaut mieux, jusqu’à ce que ce monsieur fasse une demande formelle.

Emmeline continua donc de ne rien savoir et d’être charmante sans y songer, et son innocence était si robuste qu’elle ne s’étonna pas de revoir M. Beaujeu, qui leur procura des cartes de faveur pour Cluny, la Sainte-Chapelle, le Luxembourg, les Gobelins, et leur offrit enfin une loge à l’Odéon.

Ces assiduités, pour rien au monde, Mme Brou ne les eût souffertes à Poitiers. On sait bien que lorsqu’un mariage se conclut, il est absolument convenable que les deux conjoints soient aussi étrangers que possible l’un à l’autre ; mais l’on était à Paris, et à Paris tout est permis, au dire des provinciaux, parce que rien ne se sait.

Au fond, le teint jaune et les cheveux teints n’ôtaient pas le prestige des 200, 000 fr. et de la préfecture en perspective. Emmeline n’avait que 60, 000 fr. de dot, c’est-à-dire l’équivalent d’une place de l’État ou d’une clientèle ; or, pour se marier richement, il faut bien sacrifier quelque chose, M. et Mme Milhau avaient eu le tort, quant à cette dot, d’en laisser le chiffre dans un vague qui avait pu permettre à M. Beaujeu de le croire plus élevé. Il n’était donc pas mauvais que l’effet des grâces naïves d’Emmeline fût aussi complet que possible, et l’on ne pressait rien pour tout mieux assurer…

Ils allèrent à l’Odéon ; on y jouait une pièce qui a depuis longtemps disparu de l’affiche, mais qui alors avait du succès, semblable d’ailleurs à beaucoup d’autres, faites auparavant et depuis. Il s’agissait des folies d’un jeune homme qui dissipait sa fortune et sa santé dans le monde des hommes de plaisir et des courtisanes, et d’une jeune fille aimable, belle, riche et honnête, qui l’aimait secrètement, sans se rebuter de rien, et qui, sans quitter ses ailes d’ange, le disputait à ses maîtresses et finissait par le leur arracher. Le jeune débauché tombait aux pieds de son ange gardien, se déclarait subitement épris des douceurs et des devoirs de la famille, et voyait sa vertu récompensée par son union avec la belle héritière.

C’était la pièce principale ; mais, comme elle n’avait que trois actes, deux petites pièces l’encadraient. L’une était la peinture des remords et du supplice d’une femme adultère que son mari exilait, en lui retirant l’éducation de sa fille ; l’autre était la réhabilitation d’une courtisane, qui se mourait d’un amour pur, c’est-à-dire du chagrin de sa rupture avec un amant dont elle n’était pas digne. Cet amant, il est vrai, était un jeune débauché ; mais, fils de bonne maison, et destiné, lui aussi, à passer de la pratique de la vie de bohème à l’exercice des vertus de famille.

Tout cela était dit en fort bons termes ; il n’y avait pas un mot dont une oreille délicate pût s’effaroucher. Mais les scènes étaient parlantes, et il fallait bien comprendre, à moins de ne pas entendre le français. Mme Brou ne tarda pas à s’agiter sur son siège et à rouler des yeux formalisés en regardant son mari. Le docteur haussa les épaules. Ils y étaient, il fallait y rester. Au foyer, dans l’entr’acte, Mme Brou s’en prit à M. Milhau.

— Mais en vérité, cher monsieur, ces pièces-là ne sont pas du tout convenables pour des jeunes filles. Vous m’aviez dit les connaitre et alors j’avais pensé…

— Ma chère dame, il n’y en a pas d’autres ; elles sont toutes comme ça. Il faudrait alors ne pas aller au spectacle. On y va tout de même. Il ne manque pas de jeunes personnes dans la salle, si vous avez remarqué. A Paris, ça ne fait rien.

— Ah ! si c’est ainsi…

— Il est certain, dit le docteur, que j’ai examiné l’affiche des spectacles depuis deux jours, et les titres seuls… ce ne sont que bâtards, ingénues, filles de marbre, pays latin, demoiselles, vie de bohème, femmes coupables ou autres titres plus enveloppés, mais non moins suspects. Ah ! les mœurs publiques sont tombées dans un triste état !

Mme Brou en parut affligée ; elle poussa un grand soupir.

— Après tout, dit-elle, Emmeline est si innocente que je suis bien sûre qu’elle n’y comprendra rien. Mais voyez-la donc avec M. Beaujeu ! Ils sont réellement fort bien en semble. Pourtant… cela est bien compromettant, cher monsieur Milhau, Si nous n’étions pas à Paris comme dans un désert…

C’était en effet au bras de M. Beaujeu qu’Emmeline marchait dans le foyer, suivie à deux pas d’Albert et de Marianne, et les deux couples ne paraissaient guère moins intimes l’un que l’autre, sauf qu’Emmeline, tout en recevant, avec une grâce charmante, les empressements et les compliments de M. Beaujeu, persistait toujours à n’y rien comprendre.

Tout à coup Mme Brou fit un soubresaut.

— Qu’avez-vous, chère madame ? lui demanda M. Milhau, au bras duquel elle venait d’imprimer une vive secousse.

— Anatole ! Anatole ! murmura Mme Brou d’une voix étouffée, en s’adressant à son mari, je viens d’apercevoir M. Horace Fau que. Il est ici.

— Horace Fauque ! répéta le docteur d’un air contrarié en cherchant des yeux.

— Bon Dieu ! chère madame, est-ce donc un personnage dangereux que ce monsieur-là.

— Il est de Poitiers, dit Mme Brou avec désespoir.

— Eh bien ! reprit M. Milhau, ne saisissant pas ce que les compatriotes des Brou pouvaient avoir de si terrible.

— Vous ne comprenez pas ? Il a vu Emmeline au bras de ce monsieur ; il est dans la salle et nous a déjà remarqués sans doute dans notre loge, Cela va faire des commérages là-bas !… Ah ! bon Dieu ! Et moi qui croyais qu’on ne se rencontrait jamais à Paris. Ah ! nous avons fait là une imprudence. Voyez-vous, monsieur Milhau, il faut que votre parent se décide tout de suite ou bien… Je n’entends pas que ma fille soit compromise.

— Tu te seras trompée, je ne le vois pas, dit le docteur après avoir dévisagé toutes les personnes qui se trouvaient au foyer.

— Je l’ai très-bien vu, mais il n’a fait que paraître et disparaître. Quand il a rencontré mon regard, il s’est immédiatement dérobé par cette porte là-bas. Il était avec une femme pâle. On a bien raison de dire que c’est toujours un mauvais sujet.

— Voyons, reprit M. Brou, tu n’en sais rien. Et puis peut-être ne nous a-t-il pas vus ? Nous allons rentrer dans la loge et je me placerai près d’Emmeline.

C’est ce qu’il fit, séparant ainsi sa fille du galant M. Beaujeu ; mais Mme Brou ne fut pas rassurée pour cela. Jugez donc ! Et si ce mariage venait à manquer ? Et quand bien même il réussirait, qui sait ce qu’on pourrait dire ? Qu’on était venu chercher ce monsieur, qu’on lui avait fait des coquetteries ; que Mlle Brou se promenait à son bras dans les théâtres !… Ô ciel ! Mme Brou, qui avait rêvé d’éblouir Poitiers de ce beau mariage, beau des 200, 000 fr. du prétendu, et de l’annoncer à son heure et dans toutes conditions favorables pour produire un bel effet ! Quoi ! pour un moment de relâchement, on pourrait avoir à lui reprocher une chose non convenable, à elle Mme Brou ! Et dans l’œuvre la plus délicate de sa tâche maternelle, le mariage de sa fille ! C’était horrible à penser. Ah ! cet Horace, comment, pourquoi s’était-il permis de venir à Paris ? Cela était indigne ! Il n’avait pu avoir que de mauvais motifs pour cela.

Elle le chercha obstinément des yeux dans la salle, mais ne put le découvrir. Du reste, on eût dit que M. Beaujeu devinait la gravité des circonstances ; car, au lieu de chercher à reprendre la conversation avec Emmeline, qui parfois tournait obligeamment la tête de son côté, il paraissait ne songer qu’à se cacher derrière l’abri que lui offrait le dos du docteur. M. Milhau, remarquant cette attitude, s’approcha de son parent :

— Qu’avez-vous donc ? lui demanda-t-il à demi-voix.

Elle est là répondit plus bas encore M. Beaujeu, et surement elle se doute de quelque chose ; voyez comme elle nous regarde.

— Où donc ?

— Là-bas, dans l’avant-scène de gauche.

— Ah !… oui, ma foi !

Et le regard de M. Milhau s’arrêta sur une femme pâle, aux grands yeux noirs, aux traits fatigués, mais animés d’une sorte de beauté passionnée, qui, le buste penché hors de la loge, lorgnait Emmeline avec une affectation impertinente. C’était Marina. Sa toilette sombre, assez étrange, relevée seulement par deux bouquets de fleurs de grenadier sur le sein et dans les cheveux, son attitude tout à la fois hardie et lâchée, où se devinaient toutes les audaces d’un être sans pudeur, son front orageux, ses yeux ardents, sa bouche mordante, lui donnaient quelque chose de fatal et de menaçant :

— Eh bien ! voyons, vous n’en avez pas peur, j’espère dit M. Milhau à l’oreille de son cousin. Qu’elle dise et fasse ce qu’elle : voudra, elle ne peut rien contre vous. Une femme qu’on abandonné n’a qu’à en prendre son parti, et voilà tout.

Malgré ces encouragements, M. Beaujeu restait pétrifié, et Emmeline n’était pas sans éprouver, de cette attitude embarrassée, un étonnement que partageait son père. Mme Brou semblait plongée dans des réflexions profondes, Marianne, très-sérieuse, suivait la pièce avec attention. Il n’y avait qu’Albert dont l’esprit fût parfaitement libre, et qui, lorgnant de temps en temps les actrices, écoutant la pièce, revenait sans cesse à regarder Marianne et se penchait souvent à son oreille pour lui adresser quelques mots.

Le rideau se baissait à peine, que Mme Brou sortit de sa préoccupation pour émettre cette phrase :

— Si nous allions souper dans la chambre d’Albert ?

— Dans ma chambre ! exclama le jeune homme stupéfait.

— Pourquoi pas ? Ce serait charmant. Je ne connais pas encore ta chambre ; tu m’as dit qu’elle était grande. Eh bien ! il n’y a qu’à y faire porter le souper commandé au restaurant. C’est tout près ; nous serons là chez nous, en famille. Ce sera bien mieux. Moi, je ne peux pas me souffrir dans ces restaurants où il y a toute sorte de monde.

Le souper était une galanterie de M. Beau jeu, qui, à l’abri du nom de M. Milhau, avait voulu prolonger la soirée. Un mot de Mme Brou, demandant si les magasins de pâtisserie seraient ouverts à la sortie du spectacle, avait fait naître cette idée, et avait rendu la proposition toute naturelle. Mme Brou, quand elle veillait, ne pouvait se coucher sans prendre quelque chose. On avait donc commandé un souper et Mme Brou n’avait rien trouvé à redire. Mais à présent qu’elle savait là Horace Fauque, il ne manquait plus, pensait-elle, qu’on les vit entrer au restaurant pour souper en compagnie de M. Beaujeu ! Mais alors, grand Dieu ! ce voyage à Paris, transporté à Poitiers, allait y devenir une orgie échevelée ! Justement le restaurant était à la porte du théâtre ; Horace Fauque ne manquerait pas de les épier. Jamais !… Non !… Mme Brou serait morte de faim plutôt !

On ne pouvait pourtant pas faire l’affront à ces messieurs, — car M. Beaujeu transparaissait ici clairement sous le pseudonyme de M. Milhau, qui ne se livrait pas d’ordinaire à de pareilles fantaisies, — on ne pouvait pas faire au prétendant l’affront de refuser ce souper commandé, accepté… Le moyen proposé par Mme Brou aplanissait tout ; Horace Fauque ne les suivrait pas rue des Écoles.

Elle fit en peu de mots comprendre à son mari les avantages de ce plan, qui d’abord avait paru au docteur assez fantastique, et furent très-surpris l’un et l’autre de voir M. Beaujeu l’adopter avec empressement ; lui aussi craignait d’être vu de Marina, ou plutôt de subir une scène dont il la savait capable. Les jeunes filles applaudirent : elles étaient charmées d’aller chez Albert. Dans la journée même, elles avaient voulu monter chez lui, il les en avait empêchées sous un prétexte. Pourquoi ? Sa chambre n’était pas prête, il y voulait faire une revue auparavant ; puis il éprouvait une grande répugnance à faire entrer Marianne dans cette chambre où d’autres avaient passé, Albert était du nombre des gens à conscience instinctive, que les objets impressionnent plus que le fait moral et qui changent d’idées avec les lieux. Hors de cette chambre, ses torts à l’égard de sa fiancée étaient beaucoup moindres que dans cette chambre ; que dis-je ? hors de cette chambre, il n’y pensait plus. Mais là, vis-à-vis d’elle !!!

Albert était donc le seul à qui le plan ne sourit pas. Le voyant déconcerté, son père inquiet lui dit :

— Je parie que la chambre est en désordre. Va l’arranger.

— C’est juste, dit Albert.

Il se leva, sans se laisser arrêter par les assurances de sa sœur et de Marianne, que ce n’était pas la peine, et partit au moment où le rideau se levait sur la dernière pièce.

Après avoir prévenu le traiteur, comme il en avait reçu la commission, Albert ne fit qu’une enjambée jusqu’à la rue des Écoles, et entra dans sa chambre de fort mauvaise humeur. Pendant qu’il cherchait sa bougie, il vit une raie de lumière à la porte qui donnait chez Pierre et l’idée lui vint de l’appeler, Pierre l’aiderait, il n’y avait pas de temps à perdre, et puis il ne serait pas seul, chose qu’il ne pouvait supporter quand il avait des sujets d’ennui, Il frappa donc à la porte de communications.

— Pierre, si vous n’êtes pas trop occupé, voulez-vous m’aider ? D’ailleurs vous serez dérangé, bon gré, mal gré ; ma chambre va devenir tout à l’heure une salle de réception.

Ayant reçu une réponse affirmative, Albert dérangea la commode et ouvrit la porte ; puis il mit Pierre au courant de sa situation, Pierre écoula sans mot dire et se prit aussi 101 à regarder autour de la chambre. Il y avait des gravures bêtes, cocasses ou impudiques, dont plusieurs avaient été accrochées là par Armantine ; il les enleva, pendant qu’Albert arrangeait les livres et les papiers dont la table était encombrée.

— Elles n’ouvriront pas les livres, j’espère, dit-il.

Cependant il en confia, plusieurs à Pierre pour qu’il les abritât dans sa chambre. C’étaient des livres érotiques. Un plâtre qui était moins une nudité qu’une indécence, laissé par un ami, fut également porté chez Pierre. Ensuite, ils ôtèrent tant bien que mal la poussière accumulée sur les meubles, rangèrent sous le lit en bon ordre une armée de souliers vieux ou neufs, qui traînaient dans tous les coins, s’efforcèrent enfin de donner à la chambre un air élégant. Ils avaient fini par se piquer de goût artistique et Pierre travaillait avec ardeur à un trophée d’armes, tandis qu’Albert coiffait d’un vieux chapeau une tête, phrénologique et lui nouait une cravate, quand un coup fut frappé à la porte.

— Sapristi ! s’écria Albert en tressaillant, déjà !

— Ce n’est que moi, dit en entrant Florentine.

Elle s’approcha d’Albert d’un air mystérieux.

— Savez-vous ce que je suis venue vous dire ? Vous devriez aller voir. Fauvette. Elle est dans un état, cette pauvre petite ! Nous venons de l’Odéon, c’est elle qui est venue me chercher pour l’accompagner. Elle avait des soupçons, voyez-vous depuis deux jours qu’elle ne vous a pas vu ! Nous sommes donc allées à la comédie ; nous étions à l’amphi-théâtre aux places d’en face, et nous vous avons très-bien vu, et, dame ! il est clair que vous courtisez cette demoiselle, qui est très-bien d’ailleurs. Fauvette vous a vu sortir ; elle a attendu encore un moment, mais elle était vraiment malade, et c’est moi qui lui ai dit :

— Venez, ma chère, vous vous trouveriez mal ici. Je vous dis qu’elle est dans un état à faire pitié ; je l’ai laissée au pied de son escalier ; elle n’a pas voulu que je l’accompagne. Alors, comme j’ai vu de la lumière chez vous, je me suis dit : Je vais lui parler. Vraiment, Albert, vous n’avez pas de cœur pour cette pauvre enfant, qui est si gentille ! Ah ! vous êtes bien comme votre père ! lui aussi se souciait peu de briser un cœur fidèle. Quand je l’ai revu ce soir, ça ma donné un coup !… Et qu’il est changé !… j’ai eu bien de la peine à le reconnaître, si je n’avais pas su que c’était lui… Hélas ! c’est comme cela que vous faites tous avec les pauvres femmes qui se fient à vous……

Albert avait écouté ce monologue avec un mélange d’irritation et de contrariété. Ne sachant que répondre, il prit le ton de la raillerie, et regardant Florentine, dont les épaules maigres étaient affreusement décolletées :

— Vous devez avoir produit un effet superbe là-haut. Hein ? Je parie que vous avez fait des conquêtes.

— Non, pas une seule, dit-elle en minaudant, il n’y avait là que des croquants. Mais qui donc est-ce que vous attendez dans votre chambre que vous faites tout si beau. Est-ce que vous allez donner à souper ?

En disant ces mots, sa poitrine efflanquée se gonfla sous une aspiration, sa bouche s’ouvrit sur ses dents longues et ses yeux brillèrent d’un éclat famélique.

— Fâché de ne pouvoir vous inviter, dit Albert ; ce sont mes parents que j’attends ; et même, si vous n’avez plus rien à me dire, je vais continuer mes préparatifs.

— C’est bon, je m’en vais, dit-elle en soupirant, puisque je vois que c’est inutile… Oh oui, vous êtes bien tous les mêmes !

Elle fit quelques pas jusqu’à la porte, et puis, revenant, d’un ton plaintifs :

— Vous n’auriez pas quelque chose pour me réchauffer l’estomac, dites ? J’ai là, un creux… On ne trouve plus rien, il est trop tard…

— Allez au diable ! murmura Albert, qui cependant alla ouvrir un placard et remit à Florentine une bouteille contenant un reste de liqueur.

— Là, merci ! dit-elle tristement.

En se retournant, elle vit Pierre qui avait couru dans sa chambre et lui rapportait en souriant un morceau de pain.

— Ah ! merci, reprit-elle ; vous êtes bon, vous.

— Et elle sortit, rayonnante.

— Ce n’est pas malheureux ! dit Albert en la voyant disparaître. Il n’aurait plus manqué…

— Cette femme meurt de faim, dit Pierre gravement.

— Parbleu ! avec son âge et son métier, ça peut-il être autrement ? À moins qu’on ne leur bâtisse un hôtel des Invalides…

— Il vaudrait mieux supprimer le métier, répondit Pierre.

— Vous en parlez bien à votre aise, vous qui êtes un puritain. Je suis sûr que vous me blâmez beaucoup, bien que vous ne disiez rien, ou plutôt c’est à cause de cela que j’en suis sûr. Eh ! que voulez-vous, mon cher, la nature est faible ou forte.

— La nature est forte, parce que la volonté est faible, ou plutôt parce que la volonté, en tant qu’obstacle, n’existe même pas. Comme d’avance vous croyez ne pouvoir et ne voulez pas faire autrement…

— Oh ! mon cher, quel moraliste vous faites !

— Vous me rendrez cette justice, que je ne fais pas de morale sans provocation. Je n’aime pas les choses inutiles.

— C’est vrai, c’est moi qui ai parlé le premier… mais aussi votre silence, mon cher, est plus lourd que des paroles. Je n’aurais pas dû vous prier de m’aider. Ces choses-là sont indignes de vous…

— Je n’ai fait aucune réflexion quand vous m’avez appelé, dit Pierre ; mais à présent je crois que vous n’avez plus besoin de moi. Bonsoir, Albert.

Il se dirigea vers sa chambre. Albert courut à lui.

— Pierre, je vous en prie !

Pierre s’arrêta, et, voyant Albert ému qui lui tendait la main, il y mit la sienne.

— Mais je ne suis pas fâché, dit-il avec un sourire.

— Je le crois, vous êtes un excellent camarade ; c’est moi qui ai de l’humeur malgré moi. Vous allez que c’est la conscience, tout ce que vous voudrez. C’est vrai que j’aimerais mieux recevoir ma cousine ailleurs qu’ici. Aidez-moi cependant jusqu’au bout, je vous en prie. Quand je vous ai appelé, c’était, bien entendu, pour vous prier de souper avec nous.

Pierre parut étonné, presque troublé, de la proposition.

— Non, certes, je connais trop peu ces dames… Et pourquoi… Je vous remercie. J’ai beaucoup à étudier cette nuit.

— Bah ! vous avez aussi besoin de repos. Mlle Aimont sera enchantée de vous voir, elle vous estime beaucoup. Quant à moi, vous me ferez le plus grand plaisir, ça animera la conversation…

La porte qui s’ouvrait lui coupa la parole, et il leva les bras et retint un cri en voyant entrer Fauvette.

— Pour le coup… dit-il en lançant à Pierre un coup d’œil désespéré.

La jeune ouvrière entrait d’un air sombre ; elle avait les yeux rouges, les traits altérés.

— Tu es étonné de me voir si tard ? dit-elle ; mais depuis deux jours je ne puis te rencontrer. Tu es donc bien occupé ?

Pierre avait fait un pas vers sa chambre ; Albert l’arrêta, et prenant Fauvette de l’autre main :

— Écoute, ma petite Fauvette, je te promets, je te jure d’aller le trouver bientôt, dans une heure, deux heures au plus tard ; je t’en donne ma parole d’honneur ! Mais tu vas partir tout de suite. Tu vois Pierre. Il attend avec moi quatre internes de l’hôpital et nous allons ensemble disséquer un cadavre. Tu ne voudrais pas être là, hein ? Et moi non plus, je ne veux pas qu’on te voie. Ce ne serait pas convenable. Va-t-en donc bien vite. Aussitôt qu’ils seront partis, le temps de me laver les mains et je cours chez toi.

Elle le regardait d’un air indigné et, pour la première fois il vit bien qu’elle ne le croyait pas.

— Comment, tu ne crois pas cela possible ? reprit-il. C’est pourtant vrai. Seulement, c’est un cadavre de singe ; mais il est effroyable et je ne veux pas. Cela te ferait peur. Allons, viens, je vais te conduire.

Il passa le bras autour d’elle et voulut l’entraîner ; elle se dégagea brusquement.

— Ta parole d’honneur, n’est-ce pas ? dit-elle en le regardant fixement.

— Certainement, répondit-il avec un léger frisson, mais sans hésiter.

Alors Fauvelle regarda Albert avec plus d’indignation encore, et, tendant le bras pour le repousser :

— Ah ! dit-elle, c’est comme ça que tu jures… toi aussi ?… Oui, oui, tout ce qu’on m’a dit est vrai. Ah !… non, je ne l’aurais jamais cru !…

— Qu’est-ce qu’on t’a dit, reprit Albert avec inquiétude. Voyons, ne sois pas comme ça, petite Fauvette ; je te promets de t’expliquer tout… dans une heure. Va seulement…

— Oui, je vois bien que tu ne penses qu’à une chose, à me renvoyer, parce que c’est peut-être ta fiancée que tu attends ?

— Ma fiancée ? répéta-t-il.

— Je sais tout ! s’écria-t-elle.

Et ce visage, à l’ordinaire si doux, éclatait, au travers de sa douleur, d’une sorte de haine.

— Je l’ai vue ! Je t’ai vu près d’elle. Tu peux mentir, va ; tu ne me tromperas pas !

— Tu viens de l’Odéon ? demanda-t-il d’un air calme, comme s’il devinait à l’instant : même.

— Oui.

— Eh bien ! tu m’as vue près de la femme de ce monsieur qui était avec nous. Je devais être poli avec elle, je l’ai été.

C’était avec malaise que Pierre assistait à ce colloque ; il sembla n’y pouvoir tenir davantage et se glissa dans sa chambre. Quant à Fauvette, elle jeta ses mains sur ses yeux et poussa un gémissement ; puis, regardant Albert tout à coup par un brusque mouvement :

— Tu mens ! tu mens ! tu mens ! cria-t-elle.

— Fauvette !… Vous croyez, s’écria-t-il ensuite, que je me laisserai insulter ainsi ? Je vois que vous voulez une rupture, eh bien !…

La pauvre fille laissa échapper un cri de douleur qui semblait sortir de ses entrailles ; puis elle recula, se laissa tomber sur une chaise et fondit en larmes.

Ce n’était pas le compte d’Albert de la voir s’établir ainsi dans sa chambre, et il n’avait pas le temps d’être touché. Il s’approcha d’elle.

— Écoute, Fauvette, lui dit-il ; tu te fais un mal énorme, et pourquoi ? Parce que des gens, qui évidemment sont nos ennemis, t’ont dit des mensonges. Quelles sont ces personnes, dis ? Je les confondrai.

Elle secoua la tête.

— C’est une femme, dit-elle ; tu n’as pas besoin de la menacer, elle se moquerait de ta colère.

— Son nom ? Je veux lui parler devant toi.

— J’ai promis de ne pas le dire.

Il prêta l’oreille du côté de l’escalier, Non, ce n’était rien encore. Mais ils tardaient, il n’y avait pas un moment à perdre.

— On t’a trompée, dit-il à Fauvette, et je te le prouverai ; mais encore une fois il faut que tu partes sur-le-champ. Tu veux savoir la vérité ; cette fois la voici : ce sont mes parents que j’attends, c’est ma mère et ma sœur qui vont venir ici. Comprends-tu maintenant qu’il faut que tu te hâtes ? Vous ne devez pas même vous rencontrer sur l’escalier ?

— Ah ! vraiment ! je suis méprisable à ce point ? s’écria-t-elle.

Albert laissa échapper un geste d’impatience. Mais il n’avait pas le temps de se fâcher, il embrassa Fauvette.

— Méchante ! tu sais bien que je t’adore, et tu sais bien aussi que je ne suis pas libre vis-à-vis de ma famille ? Si l’on savait… On emploierait tous les moyens pour me séparer de toi, et je ne le veux pas ; car je t’aime, Fauvette, ma petite Fauvette ! mon cœur ! mon amour !

— Tais-toi, dit-elle en frémissant ; ne mens pas.

— Je ne mens pas, je t’aime ! Tout à l’heure, si je t’ai dit autre chose, ne comprends-tu pas que c’était par délicatesse pour toi ? Je ne voulais pas te dire : Ma mère et ma sœur viennent ; il faut que tu t’enfuies. Mais cela est pourtant nécessaire, ma pauvre chérie ; car ils vont venir, oui, et je tremble à tout moment.

— Je le vois bien que tu trembles, répondit la jeune fille, dont les larmes s’étaient arrêtées ; mais, dis-moi, pourquoi parles-tu seulement de ta mère et de ta sœur, et ne parles-tu pas de ta fiancée ?

— Elle n’est pas ma fiancée, mais seulement ma cousine. Est-ce ma faute, à moi, si ma famille a des vues que je n’approuve pas, dans lesquelles je n’entrerai jamais, entends-tu, petite ingrate ? Oui, ingrate ! Douter que je l’aime ! elle, mon amour !… Ah !…

Il l’avait soulevée de sa chaise, et, entourée de ses bras, l’entraînait vers la porte. Silencieuse, inquiète encore, mais à demi gagnée elle se laissait faire, quand Albert tressaillit et pâlit. Il entendait monter… des voix… Oui, c’était… c’était bien eux. Ah ! malédiction ! Que faire ? il n’avait plus le temps… S’ils allaient la voir sortir… Marianne !… Jamais !… Un mouvement de rage le prit, et il l’eût volontiers brisée, anéantie, cette créature qu’il venait de nommer des plus doux noms, car elle le perdait ! Tout à coup, il eut une inspiration, et, se rejetant vivement en arrière, il poussa Fauvette dans la chambre de Pierre en lui disant :

— Les voici ! Il ne faut pas, à aucun prix, qu’ils te voient. Prends garde ! pas d’imprudence ! pas de folie ! ou je ne te pardonnerai jamais ! Prends garde ! répéta-t-il d’un ton plein de menace.

Et il referma la porte de Pierre.

On frappait à la sienne l’instant d’après. Il alla ouvrir et, tout en couvrant ses traits d’un sourire de satisfaction, il se dissimulait dans l’ombre, derrière la porte, pour achever de se remettre.

Mme Brou, Marianne, MM. Brou, Milhau et Beaujeu entrèrent.

— Le souper n’est pas encore arrivé, dit Albert ; j’ai pourtant scrupuleusement fait la commission.

— Nous venons d’y passer aussi, dit M. Milhau ; le garçon nous suit.

— Voici donc ta chambre ? mon pauvre enfant, s’écria Mme Brou en promenant les yeux autour d’elle ; mais elle n’est vraiment pas mal.

— Je l’ai préparée de mon mieux pour vous recevoir, dit Albert, qui, le masque hilarant, et plein d’empressement, se donnait l’aspect d’un maitre d’hôtel en fête.

— Est-ce pour cela que tu as mis la commode au milieu de la chambre ? demanda Emmeline en riant.

Marianne aussi se mit à rire.

— Mais oui ; reprit Mme Brou, qu’est-ce que cela veut dire ?

M. Brou, tout le premier, avait attaché un œil inquiet sur cette commode hors de sa place, qui livrait passage sur une porte fermée, mais il n’avait rien dit.

— Ça, répondit Albert, qui seulement alors s’aperçut de son oubli, c’est une surprise !

— Agréable ? demanda le docteur.

— Certainement.

— Alors c’est bien.

— Mesdames, messieurs, prenez place, reprit Albert, s’empressant de nouveau avec une affectation, due à l’émotion qu’il n’avait pu dominer encore, dans son rôle de maitre de maison. Il est vrai que nous manquons de siéges, mais voici un fauteuil pour maman ; ces demoiselles, sur le divan avec papa, en se gênant un peu, seront fort à l’aise. Voici les commodités de la conversation, messieurs, ajouta-t-il en offrant à M. Milhau et à M. Beaujeu les deux chaises qu’il possédait.

— Et vous ?

— Et toi ? lui dit-on.

— Moi ! dit-il.

Prenant deux gros dictionnaires, il les mis au milieu de la chambre et s’assit dessus.

— Voilà !

— C’est charmant ! s’écria Emmeline.

Marianne souriait…

— Eh bien ! ce souper ne vient pas ?

— Je meurs de faim, dit Mme Brou, et puis il est tard.

— Il n’est que minuit.

— Bah ! nous nous lèverons à midi demain.

Les yeux de Marianne erraient doucement autour de la chambre. C’était là qu’Albert passait sa vie loin d’elle ! C’était là ce lieu inconnu qu’elle tant de fois cherché dans sa pensée ! Elle en parcourait les détails, et, sans trop se l’avouer, y cherchait, y sondait les mystères pressentis. Elle se leva pour aller voir les photographies qui décoraient la cheminée, et bientôt un frisson passa dans les veines d’Albert : elle avait pris le portrait de Fauvette et le regardait avec une attention pleine de sympathie. Quoi ? justement celui-là ! Il y en avait plu- sieurs autres, des amis, de simples amies… Après tout, qu’est-ce que cela faisait ? Il n’y avait pas de nom, pas de dédicace, rien qui pût révéler… Pourtant il souffrait de lui voir dans les mains ce portrait, et, contre toule raison, il avait peur. En même temps, il prêtait une oreille inquiète du côté de la chambre de Pierre, où il lui semblait entendre parler. Oh ! quand ce supplice aura-t-il cessé ?

— Quelle douce et gentille figure ! dit Marianne. Quel est ce portrait, Albert ?

— Ça, dit-il en feignant de se tromper, c’est un de mes bons camarades…

— Mais non ; c’est une femme, une jeune fille plutôt.

— Ah ! celle-là c’est…, oui ; c’est Mme Carvalho…, dans son rôle de Marguerite.

— Quelle charmante expression ! Est-il possible qu’elle soit encore si jeune et qu’une célèbre actrice ait cet air simple et naïf ?

Et Marianne voulant faire partager son admiration, passa le portrait à son voisin le plus proche, M. Milhau. Il ne put retenir un sourire en regardant le portrait, et le passa de même à M. Beaujeu, qui pinça les lèvres en jetant un regard très gai sur Albert, Mme Brou et sa fille admirèrent également, la charmante cantatrice ; le docteur demanda :

— Est elle à Paris ?

— Oh non ! en Angleterre, dit Albert.

Et M. Milhau sourit encore.

À ce moment, arrivèrent les garçons porteurs du souper. Pendant le mouvement qu’ils occasionnèrent, M. Brou s’approcha de son fils, et, lui montrant un petit fichu bleu en crèpe de Chine, évidemment féminin, qu’il avait caché dans sa poche après l’avoir cueilli sur le bras du fauteuil, où Fauvette l’avait jeté en entrant :

— Qu’est-ce que c’est que ces bêtises-là ? Il me semble que ce n’est ni le lieu ni le moment… Je te croyais plus prudent… Et qu’est-ce qu’il y a aussi derrière cette commode ?

— Pierre Démier, répondit Albert avec assurance.

— Ah ! à la bonne heure !

Marianne contemplait toujours, la photographie de Fauvette.

La table était servie et les garçons se retiraient lentement, de cet air qui demande une gratification, quand M. Brou, ne payant pas le souper, crut devoir se charger du moins de donner les pièces. Il mit donc ostensiblement, et malgré l’opposition de M. Beaujeu, une monnaie dans la main de chaque garçon. L’un d’eux fit la grimace, mais se retira en silence ; l’autre, plus effronté, ouvrant sa main toute grande pour y laisser voir les 5 sous déposés par M. Brou, dit d’un air à la fois insolent et piteux :

— Monsieur croit peut-être avoir donné 3 francs ?

Le malappris fut chassé avec indignation, mais ce petit incident mortifia tout le monde. Cependant, au regard embarrassé de M. Milhau, M. Beaujeu répondit par un sourire plein d’indulgence, qui disait clairement :

— Après tout, un beau-père avare n’est pas à dédaigner.

Il fallait une diversion ; de plus, il fallait bien donner la surprise annoncée. Albert, non sans inquiétude, alla frapper à la porte de Pierre. Celui-ci entre-bâilla.

— Eh bien ! mon cher, on vous attend pour se mettre à table.

— Mais non, je vous prie, n’insistez pas.

— Il le faut, je vous assure. Maintenant j’ai promis : Venez, je vous prie.

Et tout bas, il ajouta :

— Elle est partie ?

— Non, répondit Pierre.

— Ah ! sac… Il le faut pourtant. Mettez-la à la porte, que diable !

Pierre ne répondit pas, et la porte se referma.

— Eh bien ; qu’est-ce que ces pourparlers ? demanda Mme Brou. Tu as donc un voisin ?

— Oui, et une connaissance. Nous allons mettre un couvert de plus.

— Mais, mon enfant, il n’y a déjà pas moyen de ranger à table.

— Il y a les malles, maman.

Et Albert, trainant gravement une grosse malle au bout de la table, y mit une serviette et trois couverts ; après quoi, il posa par terre les deux coussins du divan et le dictionnaire.

— À la turque ! dit-il ensuite en s’asseyant, les bras et les jambes croisés ; luxé oriental !

Les jeunes filles riaient. Emmeline s’empressa de s’asseoir à la petite table, et M. Beaujeu se plaça près d’elle.

— Ah ! M. Pierre Démier !

C’était Marianne qui s’exclamait ainsi, et l’accent de sa voix et l’expression de son visage disaient tout le plaisir que lui causait cette surprise.

Pierre était là en effet, saluant en silence ; Il avait l’air réservé et même étrangement triste.

— M. Pierre Démier ! répéta Mme Brou. Et d’où sort-il ?

Le docteur, plus au fait, mais qui semblait toujours flairer quelque anguille sous roche, vint donner la main à Pierre, très-cordialement ; Marianne arrivait en même temps que lui.

— Oh ! monsieur Pierre, que je suis contente de vous trouver ici ! Il y avait bien longtemps que nous ne nous étions rencontrés !

Variabilité des jugements humains ! Cette phrase naïve et sincère, et la poignée de main qui l’accompagnait, qui l’une et l’autre rafraîchirent le cœur de Pierre, furent extrémement désagréables à Mme Brou.

— Non, jamais elle ne sera convenable, se disait-elle de sa future belle-fille avec désespoir.

Elle voyait si bien, elle, Mme Brou, comment Marianne aurait dû recevoir ce jeune… homme, le fils du charpentier, leur voisin ! avec une légère inclination de tête, gracieuse mais affable, c’est-à-dire condescendante, une bonté marquée… si marquée, qu’elle eût marqué en même temps la différence des rangs. Et ce fut justement ainsi que Mme Brou salua Pierre d’une façon quasi-royale. Il ne sourit pas, et sans doute il ne vit pas même cela ? Qu’avait-il donc ?

Il n’était pas non plus convenable qu’Emmeline restât assise à la petite table ou, si l’on veut, à la grosse malle, à coté de M. Beaujeu. Mais vraiment tout le monde, à l’exception de Mme Brou, avait perdu la tête ce soir-là. Quelle idée avait eue Albert d’inviter ce… garçon, pour être témoin de leur intimité avec M. Beaujeu ? Il est vrai que ce… garçon n’était sans doute pas fort sur les usages et n’y verrait rien… Ce n’était guère plus inquiétant que l’observation des domestiques, dont Mme Brou s’inquiétait si peu ; et puis elle avait décidément grand faim, ce qui coupa court à ses réflexions, et, sur l’indication de son mari ; elle s’assit sans protester entre M. Milhau et Pierre, qui eut à sa gauche le docteur et en face de lui Marianne.

Le souper était fin quoique simple : un chapon, des perdreaux truffes, une galantine, quelques condiments, une crème à la vanille, un gâteau, un panier de fruits confits, une boîte de bonbons, du pomard et du champagne : Mme Brou et la plupart des convives firent largement honneur au festin. La petite table était dans son rôle, elle faisait l’enfant ; on y riait fort.

— Qu’avez-vous donc, mademoiselle Marianne ? vous voilà de nouveau préoccupée, dit M. Milhau.

— De nouveau répéta-t-elle pour répondre quelque chose.

— Oui, vous l’étiez déjà beaucoup au theâtre, pendant les entr’actes, et même en venant ici ; vous m’avez avoué que la pièce ne vous plaisait pas et vous m’avez promis de m’expliquer pourquoi.

— La pièce, mais d’abord laquelle ? demanda le docteur.

— Elles me semblent toutes la même, dit Marianne.

— Comment ? pas du tout. La première est une leçon à l’adresse des épouses légères ; la seconde, une conversion de l’enfant prodigue, la troisième… ma foi ! c’est assez difficile à dire : la Fille aux jasmins. La connaissez-vous, monsieur ? dit M. Milhau s’adressant à Pierre.

— Oui, monsieur, je l’ai vu jouer. C’est — permettez-moi de parler comme un étudiant en médecine c’est un des nombreux produits de la maladie littéraire de notre temps, l’étude de l’insanité, la préoccupation de la courtisane !

— Il est certain, reprit M. Milhau, qu’on s’en occupe un peu trop ; il n’y a plus que ça dans le théâtre et dans les romans. D’où cela vient-il ?

— De ce que la plupart des littérateurs ne connaissent pas d’autres femmes ni d’autres amours.

— Oh ! cependant… jeune homme, vous êtes sévère ; je connais plusieurs de ces messieurs, ils sont mariés.

— Le sont-ils vraiment, répliqua Pierre, voilà la question : Vivent-ils dans la famille ou en dehors ? Ne sont ils pas de ceux qui prétendent ou répètent qu’il y a deux sortes de femmes, celles qu’on épouse pour le pot-au-feu et celles qu’on a pour son plaisir ?

— Décidément vous faites le procès aux littérateurs.

— Oh ! la plupart, ne sont que des imitateurs inconscients. Sur toutes les routes de l’esprit humain, il y a les quatre cinquièmes au moins de gens qui suivent les autres, simplement parce que ceux-ci ont pris les devants. Ce qui se passe aujourd’hui est la queue de la vie de bohème et des échevelés de 1839. Mais c’est bien le cas de dire : Dans la queue, est le venin.

— Vous semblez avoir des idées très-arrêtées sur ces questions, monsieur, dit le docteur en intervenant d’un ton important.

— Oui, monsieur le docteur, et je vous demande pardon de les exprimer avec autant de sans façon, répondit Pierre. C’est une histoire que je viens de lire qui m’a échauffé la bile là-dessus. Mais ce n’est pas une raison…

Et il s’interrompit pour offrir à boire à Mme Brou.

— Mais pas du tout. Ce que vous dites nous intéresse beaucoup, reprit le docteur.

— Oui, dit M. Milhau, d’autant mieux que je ne vois pas encore où vous voulez en venir ou du moins je vois bien, c’est aux pièces morales…

Pierre ne put s’empêcher de sourire. Il allait laisser tomber la conversation, quand il rencontra un regard éloquent de Marianne qui le suppliait de continuer.

— Les pièces de théâtre, dit-il, sont surtout des effets de la corruption régnante. Elles peuvent augmenter la corruption en la répandant, mais elles sont produites elles-mêmes par des idées formulées déjà. On n’innove pas au théâtre, sauf dans la forme ; car un livre choisit son public, mais il faut qu’une pièce plaise à tout le monde. C’est pour cela que le théâtre actuel est à la fois dissolu et réactionnaire…

— Réactionnaire ! s’écrièrent à la fois M. Brou et M. Milhau.

— Oui, réactionnaire. Permettez que je m’explique, dit Pierre, dont le regard vague à l’égard de ses, deux interlocuteurs, ne se posait éloquent et rapide, que sur Marianne, pour laquelle seule il parlait, et avec laquelle seule, il le sentait bien, il pouvait s’entendre.

— Il n’y a pas, dit-il, que la politique dans les idées modernes, et vous savez, bien la litanie des accusations qu’on porte contre elles : religion, famille, propriété. Au théâtre, qui n’admet que la reproduction de la vie, que la peinture des mœurs, c’est de la famille qu’il s’agit toujours, plus ou moins, dans la pièce la moins raisonnée comme dans la plus sérieuse, et par cela seul que les personnages y sont posés en de tels rapports plutôt qu’en tels autres.

Le mouvement philosophique du 18° siècle, repris par les socialistes sous la Restauration, éclate dans la littérature en 1830. Le mariage est une tyrannie ; on réclame la liberté de l’amour. Opprimée, désabusée, trahie, la femme, naturellement, aime un autre que son tyran, et tout l’intérêt est pour l’amour adultère, le mari est détesté comme despote ; ne le fût-il pas, l’amour est déclaré supérieur à la loi. C’est surtout dans le roman que cette protestation s’étale, car elle n’est pas assez générale pour être admise au théâtre. Cependant, elle y retentit dans Antony, Henri III, Ruy Blas, Angelo, et bien d’autres pièces moins célèbres. Là revivait le souffle révolutionnaire ; là, malgré tout, était le progrès…

— Quoi ! interrompit timidement Marianne, vous approuvez ?…

— Mais, monsieur… disait le docteur.

— Non, mademoiselle ; assurément il y avait mieux à faire que de détruire le mariage, il y avait à l’établir sur des bases justes et saines. Mais, que voulez-vous ? l’homme n’est pas fort, il ne voit le vrai que peu à peu, et la première action de sa critique est de tout abattre. Ce n’en était pas moins une juste protestation contre l’esclavage de la femme dans l’amour, et remarques bien — ce qu’on ne veut jamais voir — c’est qu’on n’inventait rien ; on donnait, à la femme la même liberté qu’à l’homme, voilà tout. C’était l’égalité dans l’immoralité ; on ne s’avisa pas de la mettre dans la vertu.

— Oui, dit M. Milhau ; c’était le beau temps des romans de George Sand.

— George Sand ! reprit Pierre vivement, voilà justement l’esprit qui préside à tous les jugements en ces choses. Parce qu’au premier rang de cette école, figurait l’œuvre d’une femme, il a fallu que ce fût cette œuvre, ce nom, qui fussent chargés de tout l’anathème. On l’a crié, répété ; tout le monde le croit encore, et encore aujourd’hui, de temps en temps, la plume lâchée de quelque écrivailleur plus ou moins libre dans ses mœurs et déshabillé dans ses écrits, osera jeter sur ce nom des gouttes d’encre sale. C’est une énorme injustice, et je n’en sais pas de plus propre à caractériser la partialité, l’aveuglement absolu de l’opinion sur ou plutôt contre la femme. Je ne défends pas l’œuvre de ce temps-là, remarquez-le bien. Elle fut belle d’élan, de talent et d’énergie ; mais elle était engagée dans une voie fausse, et la morale relâchée qu’elle prêcha et popularisa est pour beaucoup dans la corruption actuelle. Il n’en est pas moins certain que l’œuvre de George Sand, cette étude ardente, inquiète, qui proteste contre la servitude et le mensonge, qui s’égare parfois, mais avec sincérité, cette œuvre est chaste et le plus souvent morale. Elle a pour but la recherche de l’amour vrai ; tandis que les productions de tant d’autres romanciers, dont beaucoup lui jettent la pierre, n’étalent que l’amour des sens et posent en principe le droit de l’homme à la débauche. On ne trouve dans George Sand aucune des dépravations accumulées dans beaucoup d’ouvrages de ses contemporains, qui jouissent à cet égard d’une étrange immunité : Balzac, Mérimée, Théophile Gautier, etc. N’ai-je pas trouvé l’autre jour, dans le même journal, une insulte nouvelle à George Sand et une glorification de ce livre impur, Mlle de Maupin, qu’on vante à l’envi, sans pudeur, comme un chef-d’œuvre, sans même ajouter que c’est un chef-d’œuvre d’insanité ; en sorte que le lecteur honnête va tomber sans défiance dans cet égout, et qu’à la faveur de cette recommandation, le nombre doit être grand des imaginations qu’un tel livre a dépravées. Mais, pardon ! madame, dit Pierre en offrant à boire à Mme Brou, qui étouffait, je parle beaucoup trop, et j’oublie peut-être…

— Vous parlez très-bien, monsieur, répondit-elle non sans un air étonné, car elle ajoutait intérieurement : — Il parle comme comme ferait un garçon de bonne famille !

Mais cet éloge ne s’adressait qu’à la forme et à l’abondance ; car Mme Brou, très-occupée d’une part à déguster le souper, et de l’autre à surveiller la petite table, n’avait fait aucune attention au fond du discours.

— Je vois, monsieur, observa le docteur avec ironie, que vous êtes pour l’émancipation de la femme. C’est un camp bien restreint actuellement.

— Oui, nous sommes en pleine réaction, dit Pierre.

— Ah ! dit M. Milhau, vous avez oublié de nous expliquer comment, à votre avis, le théâtre actuel est réactionnaire.

— C’est bien évident. Tout ce que nous voyons maintenant au théâtre est la réponse du conservatisme aux protestations d’avant 1848, à cette revendication de la liberté et de l’égalité dans l’amour, à cette justification ou du moins à ce plaidoyer des circonstances atténuantes de l’adultère. Les pièces sérieuses n’ont guère d’autre but — à part l’idéalisation de la courtisane — que d’intimer à la femme ses devoirs, que de représenter, comme le plus grand des crimes l’adultère commis par elle et de le châtier, tandis que les pièces légères ne sont en général qu’un éclat de rire autour de l’adultère des maris ou des bonnes fortunes des jeunes gens. C’est enfin d’une part la sujétion de la femme honnête, et d’autre part la poétisation de la femme vénale, par un monde qui parle toujours de la femme, de sa vertu, mais qui n’en veut pas moins deux sortes de femmes toutes différentes : l’une dévouée à ses intérêts, l’autre à son plaisir. Non-seulement l’héritier de 93 entend être roi dans sa maison, mais il lui faut aussi des joies de sultan. C’est donc bien, ainsi que je le disais, la réaction du vieux despotisme et du préjugé sur la recherche de la justice, réaction analogue en morale à celle que nous subissons en politique, et cela est si vrai que les coryphées du théâtre actuel, ceux qui le dominent de leurs succès, sont en général d’outrés réactionnaires.

Non, ce ne pouvait être pour M. le Dr Brou, ni pour M. Milhau, que Pierre avait ainsi parlé. M. Milhau était bien de l’opposition, manteau commun qui recouvrait alors tant de partis divers ; mais il n’en était pas fait davantage pour goûter de telles considérations. Quant à M. Brou, franchement ami de l’ordre et du pouvoir, il écoutait les sourcils froncés, et prit aussitôt la parole pour dire, en phrases très-longues et très-solennelles, que les lois de la société étaient conformes à celles de la nature et par conséquent éternelles, que sans approuver l’excès, il fallait excuser les erreurs inévitables de la jeunesse. Il y avait réaction peut-être dans le sens propre du mot ; oui, réaction juste et légitime, et les réactions vont toujours plus loin qu’elle ne devraient aller ; mais réaction dans le sens opposé au progrès, non parce que… et il répéta ce qu’il avait déjà dit. Pierre semblait peu soucieux de convaincre le docteur ; il ne répondit pas, et M. Milhau, bonhomme complètement dépourvu de talent oratoire, qui s’était donné pour spécialité de faire parler les autres, dit alors :

Mlle Marianne n’a pas donné son avis sur la pièce de ce soir, malgré sa promesse.

— Oh ! dit-elle, je crois que mon oncle aura raison, tant qu’il y aura des jeunes personnes aussi parfaites que celle dont la pièce de ce soir nous donne le modèle.

Un sourire ironique achevait sa pensée ; mais Pierre seul, aidé du regard qu’elle avait en même temps jeté sur lui, la comprit, et, chose étrange, les deux hommes, appesantis peut-être par l’heure ou par le souper, s’y trompèrent complètement et crurent que la jeune fille se rangeait du côté des bons principes. Cela dissipa toute l’humeur que M. Brou avait conçue contre Pierre, outre que le silence du jeune homme avait été interprété par lui comme un hommage plein de déférence à l’autorité, de, ses opinions, si bien qu’au champagne, ce fut d’un air paternel qu’à demi-voix il railla Pierre Démier sur sa partialité en faveur des femmes.

— Eh ! cela dépend des caractères, et c’est toute la différence du singulier au pluriel. Quand on adore une femme, on les différent. Vous devez être amoureux.

— Non, certes, dit Pierre avec vivacité.

Ce qui fit rire le docteur.

— On dirait que vous en avez peur, observa-t-il.

Et voyant une rougeur monter au visage de Pierre, cela mit le docteur tout à fait en gaieté.

La petite table en débordait, grâce aux lazzis d’Albert. Pour une jeune personne bien élevée, Emmeline riait un peu fort. Ce que voyant Mme Brou, elle cessa enfin de croquer des bonbons et se leva de table.

— Il est temps de partir, dit-elle.

— Déjà s’écria Emmeline étourdiment…

— Combien je donnerais pour prolonger cette soirée ! lui dit M. Beaujeu tendrement. C’est la plus délicieuse que j’aie passée jamais.

— Vous, monsieur, dit-elle en baissant les yeux, vous qui allez dans le monde de Paris ?

— Ce ne sont pas des grâces naïves et pures qu’on y trouve, répliqua-t-il, et quand on a le bonheur d’en rencontrer…

— Ne pourrais-je pas vous être utile demain, madame demanda-t-il à Mme Brou, qui s’était approchée d’eux.

— Monsieur, ce serait abuser…

— Non, madame, ce serait me rendre heureux !

— Ces dames, dit le docteur, vont tout bonnement visiter les églises Notre-Dame. Saint-Étienne-du-Mont, le Panthéon, et M. Milhau m’a promis de leur servir de cicérone avec Albert, car j’assiste, demain à une séance.

— Moi, s’écria Albert, je suis de service à la Pitié. Il ne faut pas compter sur moi.

— Alors, mesdames, dit M. Beaujeu, si vous vouliez, aux lieu et place de M. Albert… accepter mon bras ?

Cette insistance gênait un peu les Brou ; cependant ils ne voulurent pas refuser.

— Monsieur, demanda Marianne à M. Beaujeu, seriez-vous un peu archéologue ?

— Hélas ! non, mademoiselle.

— Ah ! oui, s’écria Albert, un archéologue ! Il faut un archéologue à Marianne. Elle m’a fait une scène hier, parce que je suis ignorant comme une carpe à cet égard.

— Une scène ? répéta doucement la jeune fille, d’un ton scandalisé.

— Pardon, ma chère cousine, l’expression est impropre, je le reconnais, vous êtes incapable de faire des scènes ; mais avouez qu’il vous faut un archéologue.

— Je trouve, répondit-elle, qu’il est désolant de visiter ces vieux monuments sans en bien connaître l’histoire : on perd ainsi tout le charme et l’utilité de sa visite ; mais c’est à moi seule que je m’en prends, car j’aurais dû m’arranger pour savoir moi-même.

— Eh bien ! en voici, un archéologue, reprit Albert en prenant Pierre par la main. Voici un savant qui connaît Notre-Dame, comme Victor Hugo, et généralement tout le vieux Paris.

— Ah ! dit Marianne.

Elle s’abstint d’exprimer davantage son désir, mais jeta un regard de prière à son oncle.

— Ce serait déranger beaucoup M. Démier, dit le docteur d’un ton qui attendait la réponse de Pierre.

Celui-ci parut surmonter une légère hésitation.

— Je suis à la disposition de ces dames, dit-il enfin ; mais on a beaucoup surfait ma science.

— Ah ! merci, monsieur, s’écria Marianne ; je serai bien contente de ne pas voir Notre-Dame comme une idiote, grâce à vous.

Tout le monde était debout, et les dames reprenaient leurs chapeaux, qu’elles avaient laissé pour le souper. Pierre convint avec Mme Brou de l’heure à laquelle il devait aller la prendre à l’hôtel, et Albert, voyant tout le monde prêt à partir, s’accouda sur la com mode avec une lassitude visible : Sans doute, les efforts qu’il avait faits pour paraître gai, au milieu d’une anxiété constante, l’avaient fatigué, car il était pâle. Marianne vint près de lui.

— Qu’avez-vous, cher Albert ? dit-elle. Vous souffrez ?

Elle parlait ainsi, à côté de la porte derrière laquelle Fauvette pouvait être encore, et qu’allait-elle dire de plus ? Il eut peur, il eût voulu l’emmener au fond de la chambre ; mais les autres étaient là, groupés, barrant le passage et causant tranquillement. Qu’allait-elle dire ? L’imagination excitée d’Albert lui montra Fauvette ouvrant tout à coup la porte en disant : « Ah ! vous êtes sa fiancée ? Eh bien ! moi, je suis sa maîtresse. » Mais non, quelle folie ! elle n’est pas de caractère à faire cela ! Toutefois il avait peur.

— Je suis très-bien, répondit-il en grimaçant un sourire :

— Oh ! croyez-vous pouvoir me tromper, Albert ? et pourquoi ? Ce n’est pas bien. Votre gaieté de ce soir était forcée, je l’ai vu.

— Quand je vous aurai dit que j’ai un fort mal de tête, et que je me serai plaint ainsi comme un enfant…

— Pauvre ami !…

— Deux heures du matin ! s’écria Mme Brou. Grand Dieu ! sauvons-nous ! Rentrer à cette heure ! Heureusement nous sommes bien accompagnées !

Car Mme Brou prenait Paris pour un coupe-gorge.

Tout le monde alors s’écoula ; Albert alla éclairer sur l’escalier. Quand il rentra dans sa chambre, Pierre l’attendait.

— Est-elle encore là ? demanda le regard d’Albert.

— Je ne sais.

Il se dirigeait vers la porte, quand elle s’ouvrit et Fauvette parut, toute défaite.

— Que faisais-tu là ? lui dit Albert brusquement.

— J’écoutais.

— C’est joli !

— Oh ! ne me fais pas de reproches, parce que…

— Bonsoir ! dit Pierre.

Il rentrait, Fauvette le saisit par le bras.

— Dites-moi la vérité, vous, Pierre, dit-elle en fondant en larmes. Je sens qu’il me trompe ; à présent, je hé lé crois plus.

— Ce n’est pas moi qui puis vous la dire, Fauvette, répondit Pierre tristement ; je puis dire seulement à Albert qu’il vous la doit.

Et il rentra et ferma sa porte. Fauvette alors, s’approchant de son amant :

— J’ai tout entendu, lui dit-elle.

Il se mit à rire.

— Tout cela n’est pas grand’chose, mon enfant.

— Ah ! vous riez ! Elle vous a pourtant appelé : son cher Albert.

— Ne t’ai-je pas dit qu’elle est ma cousine ?

— Vous m’avez dit, ah ! vous m’avez dit bien des choses qui n’étaient pas vraies. Et maintenant… je ne me fie plus à vous. J’ai vu comment vous la regardiez au théâtre, J’ai entendu comme elle vous parlait. — Pauvre ami ! — Elle a dit ça comme je l’aurais dit, moi !… Ah !… allez, je comprends tout : c’est une belle demoiselle, avec de belles matières, et de la fortune sans doute ? Et vous vous êtes dit : C’est bon pour plus tard ; en attendant, je vais aimer cette petite ouvrière ça me fera prendre patience. — Elle jeta tout à coup un cri : — Mais c’est indigne ! C’est un crime que de mentir ainsi ! Tu sais bien que je l’aimais, moi !

Elle avait une expression énergique et touchante toute particulière. Les angoisses de son cœur étaient sur ses traits ; un espoir y flottait, mêlé au soupçon ; elle dévorait des yeux son amant. Lui restait indécis, las, dégouté peut-être de son double rôle.

— Réponds donc ! lui cria-t-elle.

— Puisque tu veux absolument m’accuser…

— Eh bien ! ai-je tort ?…

— Tu ne me crois pas.

Fauvette s’affaissa sur une chaise et se mit à pleurer silencieusement, les mains jointes sur ses genoux, les yeux fixés devant elle, comme si elle eut regardé l’abime invisible où elle se sentait glisser.

— Décidément ! on ne se couche pas cette nuit, murmura Albert

Il disait cela dans ce langage fanfaron de légèreté qu’ont adopté les jeunes gens, toutefois non sans émoi, devant cette douleur qu’il ne savait comment consoler, et il se sentait d’ailleurs envahi par un profond malaise. Dans ses prévisions, Marianne et Fauvette ne devaient jamais se rencontrer, rester même complètement inconnues l’une à l’autre, et son roman avec l’ouvrière devait se dénouer comme se dénouent tous ces romans-là. Cela ainsi lui avait toujours paru fort simple. Mais leur rencontre et ce débat le jetaient dans un trouble extrême. D’un côté, il avait peur ; de l’autre, quelque chose s’agitait en lui qui ressemblait assez aux reproches de la conscience. Un moment, il eut la pensé de saisir cette occasion pour rompre avec Fauvette ; oui, mais qui sait si les éclats de sa douleur ne retentiraient pas… trop loin. Ne valait-il pas mieux attendre que Marianne eût quitté Paris ? Et puis… c’était bien cruel et… c’était dommage aussi, car elle était bien jolie, Fauvette, avec ses yeux éloquents de douleur et de passion ; il l’avait aimée, il l’aimait encore, et sa voix lui remuait le cœur. Enfin il était deux heures du matin et l’on avait bu du champagne.

Il résulta de ces considérations que les craintes de la pauvre fille furent apaisées ; qu’Albert fut complètement justifié, que la barbarie de son père se trouva être la seule raison de ses attentions pour Marianne, parce que jusqu’à ce qu’il fut docteur, c’est-à-dire indépendant, il avait besoin de garder des ménagements extrêmes ; mais ensuite… ensuite… il n’aimerait jamais, toujours que sa Fauvette.

Elle voulut douter encore : impossible ! Les baisers et les arguments s’entrecoupaient avec une irrésistible abondance, et une femme qui aime prend toujours des baisers pour des arguments. Au fond, que désirait-elle ? Croire. Elle se laissa donc persuader.

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