Napoléon le Petit/7/V
Le 5 avril 1852, voici ce qu’on a vu aux Tuileries : vers huit heures du soir l’antichambre s’est remplie d’hommes en robes rouges, graves, majestueux, parlant bas, tenant à la main des toques de velours noir à galons d’or, la plupart en cheveux blancs. C’étaient les présidents et conseillers de la cour de cassation, les premiers présidents des cours d’appel et les procureurs généraux, toute la haute magistrature de France. Ces hommes restèrent dans cette antichambre. Un aide de camp les introduisit et les laissa là. Un quart d’heure passa, puis une demi-heure, puis une heure ; ils allaient et venaient de long en large, causant entre eux, tirant leurs montres, attendant un coup de sonnette. Au bout d’une heure ils s’aperçurent qu’ils n’avaient pas même de fauteuils pour s’asseoir. L’un d’eux, M. Troplong, alla dans une autre antichambre où étaient les valets et se plaignit. On lui apporta une chaise. Enfin une porte à deux battants s’ouvrit ; ils entrèrent pêle-mêle dans un salon. Là un homme en frac noir se tenait debout adossé à une cheminée. Que venaient faire ces hommes en robes rouges chez cet homme en habit noir ? Ils venaient lui prêter serment. C’était M. Bonaparte. Il leur fit un signe de tête, eux se courbèrent jusqu’à terre, comme il convient. En avant de M. Bonaparte, à quelques pas, se tenait son chancelier, M. Abbatucci, ancien député libéral, ministre de la justice du coup d’État. On commença. M. Abbatucci fit un discours et M. Bonaparte un speech. Le prince prononça, en regardant le tapis, quelques mots traînants et dédaigneux ; il parla de sa « légitimité » ; après quoi les magistrats jurèrent. Chacun leva la main à son tour. Pendant qu’ils juraient, M. Bonaparte, le dos à demi tourné, causait avec des aides de camp groupés derrière lui. Quand ce fut fini, il tourna le dos tout à fait, et eux s’en allèrent, branlant la tête, honteux et humiliés, non d’avoir fait une bassesse, mais de n’avoir pas eu de chaises dans l’antichambre.
Comme ils sortaient, ce dialogue fut entendu : – Voilà, disait l’un d’eux, un serment qu’il a fallu prêter. – Et qu’il faudra tenir, reprit un second. — Comme le maître de la maison, ajouta un troisième.
Tout ceci est de l’abjection, passons. Parmi ces premiers présidents qui juraient fidélité à Louis Bonaparte, il y avait un certain nombre d’anciens pairs de France qui, comme pairs, avaient condamné Louis Bonaparte à la prison perpétuelle. Mais pourquoi regarder si loin en arrière ? Passons encore ; voici qui est mieux. Parmi ces magistrats, il y avait sept hommes ainsi nommés : Hardouin, Moreau, Pataille, Cauchy, Delapalme, Grandet, Quénaut. Ces sept hommes composaient avant le 2 décembre la Haute Cour de justice ; le premier, Hardouin, président ; les deux derniers, suppléants ; les quatre autres, juges. Ces hommes avaient reçu et accepté de la Constitution de 1848 un mandat conçu en ces termes :
« ART. 68. Toute mesure par laquelle le président de la République dissout l’Assemblée nationale, la proroge ou met obstacle à l’exercice de son mandat, est un crime de haute trahison.
« Les juges de la Haute Cour se réunissent immédiatement à peine de forfaiture ; ils convoquent les jurés dans le lieu qu’ils désignent pour procéder au jugement du président et de ses complices ; ils nomment eux-mêmes les magistrats chargés de remplir les fonctions du ministère public. »
Le 2 décembre, en présence de l’attentat flagrant, ils avaient commencé le procès et nommé un procureur général, M. Renouard, qui avait accepté, pour suivre contre Louis Bonaparte sur le fait du crime de haute trahison. Joignons ce nom, Renouard, aux sept autres. Le 5 avril ils étaient tous les huit dans l’antichambre de Louis Bonaparte. Ce qu’ils y firent, on vient de le voir.
Il est impossible ici de ne pas s’arrêter.
Il y a des idées tristes sur lesquelles il faut avoir la force d’insister ; il y a des cloaques d’ignominie qu’il faut avoir le courage de sonder.
Voyez cet homme : il est né par hasard, par malheur, dans un taudis, dans un bouge, dans un antre, on ne sait où, on ne sait de qui. Il est sorti de la poussière pour tomber dans la boue. Il n’a eu de père et de mère que juste ce qu’il en faut pour naître. Après quoi tout s’est retiré de lui. Il a rampé comme il a pu. Il a grandi pieds nus, tête nue, en haillons, sans savoir pourquoi faire il vivait. Il ne sait pas lire. Il ne sait pas qu’il y a des lois au-dessus de sa tête ; à peine sait-il qu’il y a un ciel. Il n’a pas de foyer, pas de toit, pas de famille, pas de croyance, pas de livre. C’est une âme aveugle. Son intelligence ne s’est jamais ouverte, car l’intelligence ne s’ouvre qu’à la lumière comme les fleurs ne s’ouvrent qu’au jour, et il est dans la nuit. Cependant il faut qu’il mange. La société en a fait une bête brute, la faim en a fait une bête fauve. Il attend les passants au coin d’un bois et leur arrache leur bourse. On le prend et on l’envoie au bagne. C’est bien.
Maintenant voyez cet autre homme : ce n’est plus la casaque rouge, c’est la robe rouge. Celui-ci croit en Dieu, lit Nicole, est janséniste et dévot, va à confesse, rend le pain bénit. Il est bien né, comme on dit ; rien ne lui manque, rien ne lui a jamais manqué ; sa famille a tout prodigué à son enfance, les soins, les leçons, les conseils, les lettres grecques et latines, les maîtres. C’est un personnage grave et scrupuleux. Aussi en a-t-on fait un magistrat. Voyant cet homme passer ses jours dans la méditation de tous les grands textes, sacrés et profanes, dans l’étude du droit, dans la pratique de la religion, dans la contemplation du juste et de l’injuste, la société a remis à sa garde ce qu’elle a de plus auguste et de plus vénérable, le livre de la loi. Elle l’a fait juge et punisseur de la trahison. Elle lui a dit : — Un jour peut venir, une heure peut sonner où le chef de la force matérielle foulera aux pieds la loi et le droit ; alors, toi, homme de la justice, tu te lèveras, et tu frapperas de ta verge l’homme du pouvoir. — Pour cela, et dans l’attente de ce jour périlleux et suprême, elle le comble de biens, et l’habille de pourpre et d’hermine. Ce jour vient en effet, cette heure unique, sévère, solennelle, cette grand heure du devoir ; l’homme à la robe rouge commence à bégayer les paroles de la loi ; tout à coup il s’aperçoit que ce n’est pas la justice qui prévaut, que c’est la trahison qui l’emporte ; et alors, lui, cet homme qui a passé sa vie à se pénétrer de la pure et sainte lumière du droit, cet homme qui n’est rien s’il n’est pas le contempteur du succès injuste, cet homme lettré, cet homme scrupuleux, cet homme religieux, ce juge auquel on a confié la garde de la loi et en quelque sorte de la conscience universelle, il se tourne vers le parjure triomphant, et de la même bouche, de la même voix dont, si le traître eût été vaincu, il eût dit : criminel, je vous condamne aux galères, il dit : monseigneur, je vous jure fidélité !
Prenez une balance, mettez dans un plateau ce juge et dans l’autre ce forçat, et dites-moi de quel côté cela penche.