Noëls flamands (Lemonnier)/04
SAINTE CATHERINE AU MOULIN
I
— Sainte Catherine, patronne des demoiselles, demeurez-moi toujours fidèle, disait la jolie Monique avec un gros soupir, en ouvrant, le matin de la Sainte-Catherine, la fenêtre du noir moulin de son père.
— Hé ! bonjour, sainte Catherine, patronne des blancs meuniers ! criaient, à la même heure, dans le moulin de Damien Taubert, le farinier et les deux garçons en se mettant à l’ouvrage.
Et dans toute la vallée de la Meuse on n’entendait que ces mots :
— Sainte-Catherine ! Voici la Sainte-Catherine !
Car la Sainte-Catherine est une grande fête chez les meuniers de la contrée, et la roue des moulins tourne, tourne gaîment ce jour-là, tant qu’arrive le soir. Mais le fils de Damien Taubert n’entonne pas la joyeuse chanson de la Sainte-Catherine et il traverse la cour toute blanche, sans saluer la jolie neige de la nuit.
— Bonne sainte Catherine ! Donat, lui crie le vieux farinier. Il fera beau temps ce soir dans les moulins. Voilà la douzième année que je bois à la Sainte-Catherine chez le meunier votre père. Et j’espère bien continuer à boire chez le fils, quand le vieux maître n’y sera plus, Donat.
Mais Donat passe son chemin, indifférent à la joie des domestiques, et il traverse la petite prairie qui s’aperçoit à la gauche du moulin, avec ses dix beaux pommiers, sa haie d’épines sèches et son vieux pont de bois sur le joli Burnot. Il entend au loin le bruit d’un fouet qui claque au vent et il voit venir le long de la haie un joyeux garçon qui chante à côté de son chariot :
— Catherine, sur ses blancs bas, a tiré son manteau blanc, gai ! ai ! ai !
Donat franchit le vieux pont de bois sous lequel le Burnot coule, avec des bouillons d’argent, en écumant autour des pierres. Et l’eau transparente, qui se moire de lueurs sombres sur les cailloux moussus, reflète dans son petit flot froid la triste figure du fils de Taubert.
Où va-t-il à cette heure matinale ?
C’est le moment où la roue commence à ronfler sous l’eau qui bat les palettes, et les sonnailles bruissent en gais carillons autour du garrot des chevaux, car les charrettes vont partir. Damien Taubert a frappé lui-même à la porte de son fils en lui criant : « Donat, lève-toi ! » et il s’est remis au lit ensuite pour un quart d’heure, sachant bien que Donat veillera au moulin, en attendant qu’il se lève à son tour ; mais Donat a bien autre chose en tête et il marche vers les pommiers qui sont au fond de la prairie.
De grands murs noirs, lézardés par le milieu, se détachent derrière la haie sur le ciel gris du matin ; les pommiers les cachent à demi de leurs branches ébouriffées ; et Donat n’aperçoit pas encore les petites fenêtres à barreaux de fer qui étalent, le long de la sombre muraille, leurs rideaux blancs bien tirés.
Il se rapproche alors et se cache derrière un arbre : de là il verra sûrement les fenêtres, la façade, la cour, et peut-être celle qu’il désire voir par dessus tout.
Et, en effet, voici que Donat allonge la tête : personne ne se montre aux fenêtres ; il s’avance en se courbant et se cache derrière un arbre plus proche de la haie ; il recommence deux fois ce manège et alors il se trouve derrière la haie même, séparé seulement du vieux moulin par une ruelle qui sert à l’entrée des charrettes.
Mais aucune charrette ne fait entendre le grincement de ses roues, les fouets ne retentissent pas et le cliquetis des rondelles de cuivre ne fait pas marcher les chevaux d’un pas plus leste. De maigres poules grattent seules un fumier où il y a plus de feuilles que de paille et qui ne fume pas comme dans les maisons où les étables sont régulièrement nettoyées.
La moisissure a rongé les murs du côté de l’eau et la roue, dont les palettes sont ébréchées, dort sur son axe immobile. Il y a plusieurs jours que la vanne n’a été levée, car le vieux bois vermoulu du déversoir est sec, et le gai ruissellement de l’eau ne fait plus chanter le claquet. Les toits, défoncés par places, laissent voir le trou noir des charpentes à nu, et les gouttières pendent le long des murs jusque sur les cailloux que l’eau a creusés. L’humidité et le froid passent à travers les fenêtres mal fermées dont les carreaux sont remplacés en plusieurs endroits par du papier collé. Mais derrière ces tristes fenêtres les rideaux sont blancs et Donat regarde surtout les rideaux. Une légère fumée bleue se tortille au bout de la cheminée, sur le toit ourlé de neige, et l’odeur du café sort de la noire maison. Sans doute le meunier, sa femme et la jolie Monique sont assis autour de la table dans la cuisine, près du feu, et ils prennent ensemble leur repas du matin.
Et tout à coup Donat entend une voix : tip ! tip ! piou ! tandis que les poules se mettent à courir à cet appel, les ailes ouvertes et le col allongé et qu’une main jette du grain en rond sous le hangar où sont remisées les charrettes.
— Monique ! crie Donat.
La jeune fille allonge alors la tête du fond du hangar et Donat aperçoit son joli visage rose, brillant d’une belle fleur de santé, avec ses yeux bruns perlés d’une lueur humide, son petit nez relevé par le bout comme une nèfle et le pli gras de ses joues, quand elle rit en montrant ses dents blanches comme les fèves.
Et Monique rit, en effet, envoyant Donat qui lui envoie un baiser du bout des doigts, derrière la haie ; elle rit, bien que ses yeux soient un peu rouges et qu’elle ait pleuré le matin, car la Sainte-Catherine fait pleurer parfois les jeunes filles.
Puis elle continue à jeter le grain à ses poules, et les unes lui volent sur l’épaule, les autres sur les bras, quelques-unes cherchent à s’accrocher à son tablier, en battant des ailes ; mais elle tourne à tout instant la tête du côté de Donat et lui dit bonjour, en riant. Ses cheveux blonds, que poudrent des flocons de neige, tombent sur son front en frisures que le vent secoue, et la paille qui pend par les fentes du grenier s’entrelace à son chignon, comme des rubans d’or.
— Hé ! Monique ! dit Donat en l’appelant du doigt.
Monique fait signe que non en balançant la tête sur ses épaules ; et cependant, bien qu’elle ait dit non, Donat la voit trousser sa jupe et accourir vers lui, après avoir regardé derrière elle si personne ne vient.
Elle accourt avec ses bonnes joues rouges comme la pomme mûrissante, la paille qui flotte derrière ses oreilles et les grains de blé qui sont demeurés accrochés à son tablier. Elle court même si vite que son sabot reste dans la neige. Alors elle s’appuie d’une main à la muraille, en levant sous sa jupe son pied chaussé d’un bas rose, et elle se penche pour ramasser son sabot dans la neige. Mais, avant qu’elle ait mis la main au sabot, quelqu’un le prend en riant et le lui passe au pied, en lui chatouillant un peu le mollet. C’est Donat qui a franchi la haie et qui lui dit tout bas :
— Monique, je suis venu pour te dire bonjour avant que mon père soit levé.
— Et moi, Donat, j’ai bien pensé, en me levant, que tu viendrais.
— Bonne fête, Monique, car c’est aussi la fête des jeunes filles aujourd’hui.
— Ce ne serait bientôt plus la mienne, Donat, si j’écoutais mon père.
— Est-il arrivé quelque chose, Monique ? Ne me laisse pas partir sans me dire ce qui est arrivé.
— Non, Donat, je ne te dirai rien. Je ne veux pas que tu te fasses de la peine à cause de moi. Ah ! Donat, c’était une belle fête pour moi quand j’étais à l’école. Nous allions nous promener alors toutes ensemble et nous revenions ensuite manger de la tarte et boire du vin chaud.
— La mère a préparé sa pâte pendant la nuit et elle commencera bientôt à cuire ses galettes. J’en mettrai de côté pour toi, Monique, bien que ta mère en fasse sûrement aussi.
— Non, Donat. Il n’y aura ce soir ni galettes ni café au moulin, car personne chez nous n’a le cœur à la noce. Mon père est rentré tard dans la nuit et il a fait lever ma mère pour qu’elle lui servît à boire, bien qu’il fût resté tout le temps au cabaret, avec des gens de Bzin.
— Monique, un baiser pour ma fête ! Ne me donneras-tu pas un baiser ? Je ne pense plus qu’au moyen de faire de toi ma petite femme pour la vie, et certainement je le trouverai.
— Ah ! Donat, il ne faut plus penser à ce qui est impossible : mon père a perdu tout ce qu’il possédait et la part de ma mère même est mangée. Je suis à présent une pauvre fille, et il arrivera un jour où je devrai travailler comme servante chez les autres, pour gagner le pain de ma mère et de mon père. Je le ferai, Donat, car je n’ai pas peur du travail et ma mère m’a appris à n’avoir jamais les mains oisives. Toi, Donat, tu es le fils d’un riche meunier, et ton père ne voudra jamais que tu prennes pour femme la fille de son pauvre voisin. Ah bien non ! Adieu, Donat, apporte-moi tantôt tes galettes. Voici maintenant mes joues. Laquelle veux-tu ? La droite ou la gauche ?
— Toutes les deux, Monique, dit le grand Donat en levant jusqu’à sa bouche, dans ses robustes bras, la belle fille du meunier Flamart.
Mais elle lui glissa tout à coup des mains et s’enfuit en lui tirant sa casquette sur le nez.
II
Donat repassa la haie et revint en courant au moulin, par le pré blanc où ses souliers laissèrent l’empreinte de leurs épaisses semelles étoilées de clous ronds.
Ah ! ah ! il revint bon train, Donat, car il entendait de loin le bruit de la chute d’eau sur la roue, et la roue ronflait comme une bienheureuse.
Le gros cheval brun grattait la terre de son sabot ; il était attelé depuis dix minutes, mais le domestique n’osait partir sans avoir reçu les derniers ordres. Et une autre charrette venait d’arriver, chargée de sacs qu’on ne savait où remiser.
De ce côté aussi, les valets trôlaient dans la cour, sans faire avancer la besogne. Il n’y avait que la vieille Martine qui ne perdit pas son temps, et Donat la vit passer deux fois, la première fois pour donner le grain à ses poules, la seconde fois pour apporter la « caboulée » à ses cochons. Et, un peu après, elle repassa encore, ses deux seaux dans les mains, pour aller traire les vaches. Les poules trottaient à ses trousses, avec les oies, les pintades et les dindons ; et les canards poussaient derrière elle leurs gros ventres ronds en ouvrant leurs longs becs, comme des ciseaux. Une nuée de pigeons s’abattit alors sur le grain que les poules avaient laissé dans la neige et ils picoraient à petits coups, la queue debout, en montrant leurs culottes fourrées. La cheminée fumait au haut du toit, car c’était le moment où la bouilloire chante sur le poêle pour le café, et une bonne odeur montait dans l’air.
Donat prit un sac sur son dos et le monta au grenier : et les hommes ayant fait comme lui, la charrette se trouva bientôt débarrassée. Puis il donna lui-même deux grands coups de fouet, et le cheval brun partit en faisant sonner ses grelots. Il entra ensuite au moulin, par les ouvertures duquel une fine poussière blanche se volatilisait, et de la porte il cria au vieux farinier : « Bonne fête de Sainte-Catherine ! »
Les vieilles solives tremblaient pendant que l’arbre de la roue gémissait sous la nappe bouillonnante du ruisseau, et une belle farine tombait en poudre odorante dans le réservoir, sous une nuée de paillettes qui volaient en tous sens perpétuellement.
Donat alla aussi à l’écurie et regarda si rien ne manquait aux chevaux ; il leur donnait de petites tapes sur la croupe, jetait un coup d’œil dans l’auge et les appelait par leur nom. Il fit enlever la litière de la nuit, balaya lui-même le pavé entre leurs jambes, puis leur départit à chacun un picotin et s’en fut voir si l’essieu des charrettes était bien graissé.
Il chantait le gai refrain de Sainte-Catherine à pleins poumons, car il avait revu sa chère Monique et il avait à présent le cœur à l’ouvrage.
— Gai ! gai ! mon garçon, lui cria en ce moment son père, qui arrivait en sifflant, les mains dans les poches. Tu feras un fier meunier quand je n’y serai plus. Allons ! le café est à table. Hardi !
Et après le déjeuner, quand Martine eut lavé les tasses, les cuillers et les assiettes, la meunière troussa ses manches jusqu’au coude, tortilla un mouchoir autour de sa tête et noua derrière son dos le tablier à pétrir le pain.
Mais ce n’était pas du pain qu’elle allait pétrir, la meunière : de beaux pains à croûte d’or poudrée de farine s’entassaient dans la huche et l’on en avait encore pour trois jours.
Elle mit de la farine sur la table, la façonna en rond, avec un trou au milieu, et versa dans le trou de la crême et des jaunes d’œufs. Puis elle prit la farine, la crême et les œufs, les roula pêle-mêle et commença à les travailler à deux mains, les tassant avec ses poings, et chaque fois que la pâte faisait boule, la saupoudrant avec un peu de farine nouvelle, afin de l’augmenter à mesure.
Rien n’était plus blanc que la planche sur laquelle elle pétrissait, si ce n’est la farine elle-même, et petit à petit la pâte jaunissait, à cause des œufs qui étaient dedans.
Un grand feu de braise brûlait dans le poêle, et chaque fois que les étincelles pétillaient, la muraille se rougissait du haut en bas, car il faisait encore noir dans la chambre ; et l’ombre des toits de l’écurie augmentait l’obscurité.
Quand la pâte fut bien remuée, elle l’étendit dans la plus grande de ses formes, et Martine la porta au four d’où sortait une odeur saine de bois brûlé.
Puis Martine alluma, dans la grande chambre proche de la cuisine, six grosses souches de bois qui se mirent à flamber gaîment ; et il y avait dans cette chambre une haute cheminée à manteau, avec des chenêts en cuivre poli posés contre des plaques de porcelaine vernie.
Martine ensuite cala une grande planche sur deux chaises rapprochées du feu et apporta la pâte pour les galettes, le pot de beurre et le gaufrier.
La meunière graissa d’abord le gaufrier, puis, ayant étalé dessus les petits rouleaux que Martine taillait à mesure dans la pâte, elle ne cessait de tourner le fer, de peur que la galette brûlât. Elle n’en manqua qu’une seule que Martine mangea, et toutes les autres sortirent du feu régulièrement quadrillées, avec une belle roussissure.
Les voilà toutes sur la planche, l’une à côté de l’autre, exhalant un doux parfum d’amande et de pâte chaude, et l’on ferme soigneusement la porte, parce que la grosse chatte noire voudrait bien entrer. Alors, Martine s’en va au four et elle rapporte, sur un paillasson d’osier tressé, un beau cramique à la croûte luisante qui laisse voir par la crevasse de ses flancs la miche couleur d’or neuf.
Toute la journée se passera dans ces apprêts, car c’est surtout au moulin qu’on doit trouver de la galette, de la tarte et du beau pain croustillant. Or, chez Taubert, la plus pure farine est sortie du sac et la meunière en est toute saupoudrée ; elle en a sur les mains, sur la figure, sur la robe, et quand elle éternue, c’est de la farine qui lui sort du nez.
Non, vraiment, elle ne s’en est pas montrée avare.
Déjà les domestiques sont venus prendre en courant leur repas du midi et ils ont redîné ensuite à quatre heures ; mais ils ont senti la fine odeur de la pâte et ils n’ont pris qu’une simple beurrée avec leur café, pour se garder de l’appétit.
Puis le soir tombe, la lanterne s’allume dans le moulin et on remplit d’huile les lampes de la maison, avec l’intention de les allumer bientôt.
La vieille Martine trotte dans les cours et les chambres comme à vingt ans, et un large rire lui fend la face, quand, sa lanterne dans une main et la marmite de fer dans l’autre, elle se dirige du côté de l’étable pour donner la pâture à ses vaches.
Pourquoi rit la vieille Martine et pourquoi son ombre qui tremble sur la neige fait-elle la grimace derrière elle ?
C’est qu’elle pense à la joie de la meunière quand elle lui donnera tout à l’heure son cadeau de Sainte-Catherine.
Et, tandis que Martine traverse la cour, courbée en deux, sur ses longues jambes maigres qui lui montent jusqu’aux épaules, Donat est tout songeur.
Son père l’a chargé de conduire de la farine au village voisin et il est parti avec la charrette, dans l’après-midi, marchant d’un grand pas allègre et faisant pétarader son fouet.
Les frimas vêtaient les montagnes d’une chape scintillante et Donat chantait la chanson de Sainte-Catherine. De légères nuées roses flottaient comme des écharpes dénouées dans les fonds violets du ciel : il faisait un temps doux qui fondait la neige au milieu du chemin, lentement. Et tantôt Donat marchait à côté de son cheval, tantôt il s’asseyait parmi les sacs de farine pour se bercer au mouvement des roues.
Mais quand Donat revient, après avoir déchargé sa marchandise, il laisse aller le bidet et ne lui chatouille plus l’oreille de la mèche de son fouet.
Monique ! Monique ! que lui a-t-on dit dans le village où il est allé ? Son père veut la contraindre à épouser le meunier Chicord qui la demande en mariage, malgré ses soixante ans bien sonnés. Monique, la rose fleur de la vallée, épouser Chicord, ce petit vieux à la tête de singe, dont la peau est crevassée comme une morille sèche et qui a une barbe à râper du sucre dessus !
Donat se souvient alors de ce que Monique lui a dit le matin. S’en souvient-il bien ? Il cherche dans sa mémoire, mais la tête lui danse sur les épaules, et il la prend à deux mains en sanglotant.
À la fin il se rappelle.
Oui, c’est bien à cet affreux mariage qu’elle a fait allusion avec tant de mystère, sans se risquer à un aveu complet. Mais elle, Monique, sa Monique, acceptera-t-elle ce pacte honteux ? Il la revoit, souriante et douce, près de lui, et il remarque à présent ce qu’il n’a pas vu le matin. Monique a pleuré : elle a les yeux rouges. Quel moyen d’empêcher ce mariage, car Monique est sa mieux voulue depuis longtemps, ils ont grandi ensemble et ils se sont aimés. Quand a-t-il commencé à l’aimer ? Il n’en sait rien et elle non plus. Il leur semble qu’ils se sont aimés toujours. Ah ! il parlera ; il implorera son père et sa mère ; il leur dira que Chicord veut épouser Monique. C’est maintenant qu’il sent combien il l’aime.
Devisant ainsi, Donat rentre au moulin : il dételle le cheval, après avoir poussé la charrette sous le hangar. Mais il voudrait voir Monique et il traverse le pré, espérant qu’elle se trouvera derrière la haie. Monique est fille de bon conseil : il lui demandera ce qu’il doit faire.
Hélas ! c’est en vain qu’il jette contre la fenêtre une poignée de cendres et qu’il tousse pour la faire venir : Monique ne paraît pas.
Alors il s’en retourne à la maison, la tête basse, et au tournant du chemin il aperçoit derrière la vitre la grande clarté tranquille de la lampe.
III
La meunière se ploie sur la planche et ses mains, jaunies par la lumière, s’agitent comme des feuilles de tremble.
Le meunier passe en ce moment devant la lampe, disparaît dans le fond de la chambre, puis reparaît avec sa veste blanche et sa casquette enfarinée ; et tout à coup il met la main sur l’épaule de la meunière ; et tous deux se regardent en riant. Donat voit ces choses, mais il ne sait ce que son père et sa mère se disent entre eux.
Or, la meunière pétrit une belle pâte et le poêle
ronfle, car il faut grand feu pour ce qu’elle projette de faire, et nulle ne s’entend mieux qu’elle à confectionner une flammiche, nulle parmi les femmes de Dinant ni d’ailleurs. Elle prend son rouleau et le passe sur la pâte qui s’étend, rosée de beurre et d’œufs et parfaitement égale sur tous les points, comme une nappe ; elle met ensuite la pâte dans une forme de tarte et enfourne la forme dans le poêle ardent ; mais avant tout, elle a coulé sur la pâte une épaisse couche de beurre et de fromage blanc qu’on appelle stoffé dans le pays.
Et pendant qu’elle prépare ainsi le chef-d’œuvre de la soirée, le meunier lui dit en lui mettant la main sur l’épaule :
— Femme, voici beau temps que le moulin de notre voisin tourne à rien. Il viendra dimanche un homme de Pfau qui lui achètera ses charrettes et son cheval. Je pense qu’il est triste d’assister à la ruine de ses voisins quand on les a connus dans l’abondance.
— Oui, c’est une triste chose, dit la meunière. Allez, je plains de tout mon cœur Gertrude Flamart et sa fille.
— Il y eut un temps où le moulin de Flamart faisait plus d’affaires à lui seul que tous les moulins du pays ; mais Flamart a spéculé sur les grains et cela l’a conduit à sa perte. Ainsi parla ensuite Taubert.
— Bien sûr, répliqua sa femme. Un meunier a bien assez à faire de moudre sa farine sans s’occuper encore de spéculer sur la hausse et la baisse.
— Après ça, Flamart à jeun n’est pas un méchant homme ; mais quand il a bu, c’est un brutal qui bat tout le monde. Flamart ne buvait pas autrefois. Non, il n’avait pas bu le soir que notre grange brûla, et c’est lui qui retira nos chevaux de l’écurie, quoique le feu fût déjà dans les pailles.
— Nous ne devons pas oublier qu’il nous rendit alors un grand service, Damien, et il nous avança de l’argent, car il était l’aise en ce temps. Il est vrai que nous lui avons souvent prêté, depuis, de l’argent et qu’il ne nous l’a jamais rendu.
— Il serait pardi ! fort en peine s’il devait y songer, fit Damien Taubert en s’esclaffant de rire, car il n’a plus sou qui vaille. Mais ce n’est pas une raison pour oublier le bien qu’il nous a fait.
— Pauvre Gertrude Flamart ! Pauvre Monique !
— Notre garçon, femme, est en âge de conduire un moulin et je ne suis pas encore trop vieux pour conduire le nôtre. Taubert n’a pas peur d’un sac à mettre en place, et, bien qu’il commence à se ressentir des rhumatismes, il monte ses vannes au cran qu’il faut comme par le passé. J’ai pensé que Flamart céderait peut-être bien son moulin à notre gars.
— Et moi, Damien, j’ai pensé plus d’une fois que Monique serait une bonne meunière. Sa mère l’a habituée de bonne heure à faire le ménage, et elle ne rechigne pas à l’ouvrage. Elle tient le linge en ordre, aide Gertrude à battre le beurre, trait la vache et connaît la valeur de l’argent.
Alors Damien de nouveau regarda sa bonne femme, et celle-ci le regarda aussi, et ils virent bien qu’ils avaient la même idée.
— Taisons-nous, dit le meunier, car voici notre garçon qui rentre.
Et Donat, ayant secoué sur le seuil la neige qui collait à ses souliers, salua son père et sa mère, rendit compte de son voyage et s’assit près du feu, le front lourd.
— Comment leur parlerai-je de ce que j’ai sur le cœur ? se demandait-il.
Il ouvrait la bouche, la fermait et pensait à l’heure qui passe irrémédiablement. Le cordon de sa blouse tremblait sur sa poitrine comme si le vent eût soufflé dessus, mais c’était le battement de son cœur qui mettait ainsi le cordon de sa blouse en mouvement.
— Eh bien, garçon, ne sens-tu pas l’odeur qui sort du four ? lui demanda la meunière.
— Oui, mère, dit Donat, c’est une odeur de brûlé.
— Qu’as-tu donc dans la tête pour confondre l’odeur de la flammiche avec l’odeur du brûlé ?
— Est-ce vraiment de la flammiche, mère ? repartit Donat, honteux.
Mais il ne se montra pas joyeux comme il l’eût été en tout autre moment, car il aimait la flammiche, et au contraire, il laissa retomber sa tête sur sa poitrine.
— Donat, lui dit sa mère, il y a plusieurs jours déjà que tu n’es plus le même homme qu’auparavant. Il se passe quelque chose, Donat, et moi, ta mère, je n’en sais rien.
Alors Donat alla fermer la porte derrière son père qui venait de sortir et dit :
— C’est vrai, mère, j’ai de la peine.
— Et à propos de quoi as-tu de la peine, mon garçon ?
— J’ai rencontré le messager de Saint-Gérard qui m’a dit que notre voisin Flamart voulait marier Monique au vieux Chicord.
— Est-il possible, Donat ?
— Mère, s’écria le jeune meunier en sanglotant, j’avais fait vœu que Monique serait mienne.
— Ah ! Donat, pourquoi n’as-tu jamais ouvert ton cœur à tes parents ? Monique est une bonne fille. Mais il faut que j’en parle au meunier, car il est le maître de dire ce qui lui plaît et ce qui ne lui plaît pas.
Elle n’en dit pas davantage, car le meunier rentrait justement, mais Donat se sentit le cœur plus léger, et il ouvrit même le four du poêle pour voir la belle croûte luisante qui commençait à gonfler sur la flammiche.
Et la meunière pensait en elle-même :
— Donat ne sait pas que j’ai vu clair depuis longtemps dans son cœur, mais il vaut mieux qu’il en soit ainsi, car le meunier est le maître, et ce qu’il fera sera bien fait.
La vieille horloge à gaîne brune qui s’allonge dans le coin, avec son cadran doré et ses heures en émail, fait entendre le petit bruit de chaînes rouillées qui précède la sonnerie ; et, en effet, le marteau s’abat six fois.
Alors le meunier va jeter un dernier coup d’œil sur le travail de la journée, mais le farinier a déjà emporté la clef du moulin et Taubert voit son ombre qui passe et repasse devant la fenêtre du grenier.
— Paquot s’habille sûrement, dit-il.
Et il trouve à l’écurie les deux domestiques en train de renouveler la litière et de bouchonner les chevaux, avec une grande activité.
IV
— Bien, les garçons, leur dit le meunier. Quand vous aurez fini, le gâteau sera sur la table.
Et voici qu’il voit à son tour passer, derrière la fenêtre de l’escalier, la vieille Martine qui abrite sa lampe de la main et qui descend avec son beau jupon bleu, son châle à carreaux et son bonnet noir à rubans verts.
Les poules sont couchées, les chevaux broient leur avoine, les porcs fouillent dans l’auge en reniflant du groin les rondelles de betterave, et les vaches clapotent du mufle au fond de la crèche.
Alors Damien Taubert monte à sa chambre et va changer ses habits de travail contre une bonne redingote grise, et Donat fait comme lui.
Pendant dix minutes il n’y a plus personne en bas que Martine qui regarde la flammiche et les deux chats qui regardent Martine, car la meunière est montée aussi pour lisser ses cheveux et passer sa belle robe en mérinos.
Le moment approche : chacun a le cœur content et Donat sent naître en lui le désir de goûter des bonnes choses que sa mère a faites.
Martine et la meunière étendent sur la table la toile cirée à bordures d’or, la belle toile décorée d’un bouquet de fleurs rouges en son milieu, et qu’on met à l’envers en temps ordinaire, pour éviter que le vernis s’écaille ; et sur la toile ensuite on aplatit avec la main une nappe amidonnée qui bosselle comme un plant miné par une taupe. Assiettes, couteaux, fourchettes, salière et poivrier, rien ne manque, et la lampe, dont on a coupé soigneusement la mèche, jette une clarté de fête sur la grande table. Dans l’âtre, le bois flambe en craquant, et une lueur rose empourpre les carreaux de porcelaine, le long du mur.
Les chaises, en noyer poli, à fond de feutre bouton d’or s’alignent encore contre le papier à ramages bleus de la muraille, car le monde n’est pas venu ; et l’on attend aussi Gudule, la sœur de Damien Taubert, qui doit arriver d’Anhée. Sur la cheminée, un miroir encadré d’acajou reflète la table brillante, les assiettes, le quinquet, les chaises qui sont en face et l’alcôve avec ses courtines bien tirées, qui se voit dans le mur, à gauche. Et près de l’alcôve se trouve le pupitre en vieux chêne sur lequel le meunier écrit ses quittances. Ah ! c’est une bonne vieille chambre, mais on n’y entre pas souvent, et il s’en émane une odeur de colle de papier.
Tout à coup Lion, le chien de la cour, aboie et le sabot d’un âne martèle à petits coups menus le pavé, dans un roulement sourd de voiture.
— C’est la tante Gudule ! crie-t-on.
Et du fond de la carriole une petite vieille, affublée de châles et de jupons, écarte la paille où elle est assise et saute à terre, lestement, tandis que Martine lui met, en riant de tout son cœur, sa lanterne sous le nez.
Gudule dételle elle-même l’âne, sans vouloir qu’on l’aide, puis le conduit à l’écurie, où elle lui jette une botte de foin.
Ensuite elle entre, poussant en avant sa petite mine de furet et son long nez mince aux deux côtés duquel brillent en clignotant ses yeux gris.
— Bonne Sainte-Catherine, mon frère, dit-elle en entrant. J’ai mis pour vous dans la charrette un sac de noix.
— À table ! fait le meunier.
Alors on entend les domestiques et le farinier qui frottent leurs pieds au paillasson, près de la porte, et ils chuchotent, se demandant ce qu’il faut dire.
— Entrez, les garçons, crie le meunier.
Ils entrent tous les trois, l’un derrière l’autre, et le farinier est en tête ; il a une veste de laine, de la poche de laquelle pend un mouchoir rouge ; et les deux domestiques arborent une belle blouse bleue dont les plis luisent au feu de la lampe, par-dessus leurs chemises fraîchement blanchies.
— Meunière, dit le farinier, après avoir toussé, nous vous apportons un petit cadeau de Sainte-Catherine, avec l’espoir que nous recommencerons l’année prochaine et l’année d’après et toutes les années que le bon Dieu nous donnera.
Et il met sur la table, devant la bonne femme qui rougit de plaisir et frappe ses mains l’une dans l’autre, une cafetière et deux jattes, en belle porcelaine à fleurs, avec : Vive sainte Catherine ! en grandes lettres.
— Merci, les garçons, dit-elle. Mettez-vous à table. Puis elle appelle :
— Martine ! Martine !
Alors la servante arrive, dans sa toilette des grands jours, toute rouge, les joues vernies de savonnée, et elle donne un beau bonnet ruché à la meunière en lui disant :
— À mon tour, meunière. Je suis votre servante depuis quinze ans et je n’ai jamais manqué votre Sainte-Catherine. Bonne Sainte-Catherine ! Et je vas vous embrasser.
Et tout le monde crie :
— Vive sainte Catherine !
La vieille Martine jette un coup d’œil triomphant sur le farinier, car il y a entre eux une certaine rivalité, à cause de leurs années de service dans le moulin, et Martine en a quinze, tandis que Paquot n’en a que douze.
— À table, les enfants, crie encore une fois le meunier.
Et il dit à sa bonne femme :
— Notre voisine ne fête pas la Sainte-Catherine : il n’est pas juste que nous la fêtions sans elle. Donat, si le cœur t’en dit, va chercher la meunière et amène aussi Monique.
— C’est bien dit, fait Martine, elles sont seules au moulin. Le meunier est allé riboter la Sainte-Catherine au cabaret.
Donat est parti sans prendre le temps de décrocher sa casquette et il court jusqu’au moulin, à grandes enjambées, dans la neige qui s’est remise à tomber et tombe doucement, comme de la nuit blanche.
Des lumières clignotent dans le lointain, et lorsque s’ouvrent les portes, on entend des chansons. Mais il n’y a qu’une faible lumière à la fenêtre du moulin, et les grands murs trouent le soir pâle d’une masse noire que n’égaie aucun bruit.
Il frappe à la porte.
Monique et sa mère sont assises près du feu et toutes deux reprisent du vieux linge qu’elles tirent d’un grand panier d’osier. Quand elles auront rapiécé et recousu tout le linge qui est dans le panier, elles auront bien gagné leur jour de Sainte-Catherine.
Mais Donat pousse d’un coup de pied le panier sous la table.
— En route, mâme Flamart !
Elles s’entourent la tête d’une capeline, en se réjouissant de passer une bonne soirée chez leurs voisins. La vieille servante gardera la maison jusqu’à leur retour et Monique promet de lui rapporter une galette.
Dieu ! que Donat est joyeux ! Il prend la meunière sous un bras et Monique sous l’autre, mais il serre plus tendrement celui de Monique, et il veut les faire sauter sur le chemin.
V
La neige de Sainte-Catherine danse devant eux, blutée par les tamis de l’air, et des étoiles diamantent les cheveux qui sortent du coqueluchon de Monique. Quand ils pénètrent dans la grande chambre, la chaleur fond les flocons, et une rosée emperle ses frisettes blondes qui flottent en se dénouant.
— Bonne fête de Sainte-Catherine, dit la meunière à ses voisins en entrant.
Elle est en bonnet noir et en robe noire, correctement vêtue.
— Et à vous aussi, on vous la souhaite, Gertrude ! lui dit la femme de Damien Taubert.
— Il n’y a plus de fête pour nous, répond la meunière avec un triste sourire.
Mais en ce moment Martine crie : Gare ! et apporte au bout de ses deux bras tendus, sur le paillasson, la flammiche fumante.
Tout le monde aspire la bonne odeur qui sort de la croûte dorée et plus d’un ravale avec bruit sa salive, à cause de l’eau qui lui vient à la bouche.
Non, jamais flammiche ne fut plus vermeille sur les bords, plus fondante dans le milieu : la croûte s’enfle légèrement, et à travers des vésicules qui crèvent ça et là, on distingue une crème de beurre et de fromage fondus.
Le couteau plonge dans les flancs de la belle tarte et la découpe en tranches égales, de manière que chacun soit content. Puis, les lèvres se retroussent et les dents mordent avec plaisir dans la pâte chaude.
Une odeur de café se répand en même temps dans l’air et la cafetière paraît sur la table avec du lait frais, écumant, et des piles de quartiers de sucre. Alors on remplit les tasses et un liquide bouillant arrose les tranches de flammiche dans les gosiers.
Quelqu’un qui fut content de voir fumer le café dans sa tasse, ce fut le plus jeune des deux domestiques, car il avait avalé sa tranche d’un seul coup et il était en train de défaire le nœud de sa cravate pour ne pas étouffer.
La jolie Monique avait pris place près du feu : la flamme de l’âtre allumait deux paillettes dans ses yeux et ses dents s’empourpraient comme d’un joli reflet de roses. La pointe de son oreille était rouge aussi, mais pas autant que ses grosses joues veloutées, qui ressemblaient aux moitiés jumelles d’un abricot.
Donat, par moment, la regardait de côté, de l’air de quelqu’un qui boude, et il la regardait seulement quand il croyait n’être pas vu d’elle. Le bon Donat, à présent, boudait en effet sa chère Monique, mais il n’eût su dire au juste pourquoi.
— Donat, lui dit Monique, quand il se baissa pour jeter une bûche dans le feu, es-tu fâché ?
— Oui, répondit Donat, à cause de ton mariage avec le vieux Chicord.
— Tu sais donc que mon père… Ah ! Donat, je ne te l’aurais jamais dit pour ne pas te faire de chagrin. J’en ai bien assez moi-même.
— Non, Monique, il fallait me le dire. Je l’ai su par un homme de Saint-Gérard.
— Eh bien, oui, c’est vrai, Donat. Mais je ne me marierai jamais.
— Jamais ?
— Jamais.
— Avec Chicord ?
— Avec personne.
— Pas même avec moi ?
— Grande bête ! lui dit Monique en lui donnant un coup de poing dans le dos.
La flammiche s’acheva vivement et Martine apporta le pain de gâteau. Oh ! le beau pain ! Il était tout brun au-dessus et tout jaune en dedans ; et il avait le goût du biscuit et moussait sous la dent.
Les valets engloutirent six tranches, bien qu’elles eussent l’épaisseur d’un pouce, et les ayant dévorées, ils se tapotaient le ventre, complaisamment, écarlates tous trois. La meunière était fière de son ouvrage et elle passait le pain sous le nez de sa voisine, pour lui faire sentir la fine fleur de la farine.
Mais il n’y eut personne qui mangea autant que la vieille petite Gudule Taubert, la sœur de Damien, et ses dents faisaient un bruit continuel de souris derrière une cloison.
Au tour des galettes, à présent ! Des cris partaient, dans l’air ; on applaudissait ; et petit à petit les convives, l’œil noyé, prenaient sur les chaises des carrures de gens repus.
Constamment une cruche pansue, parfumée de l’odeur du houblon, versait par son goulot dans les verres une bière brune qui se frangeait d’écume en coulant. Et les garçons du moulin, devenus bruyants, commencèrent à rire en tapant du poing sur la table ; ensuite ils se levèrent et allèrent fumer leur pipe dans la cuisine, où les garçons des autres moulins se chauffaient en buvant un bon verre.
— Hé ! garçons ! la bonne fête ! leur cria le meunier, de loin.
Et tout le monde répondit :
— Vive sainte Catherine ! bonne fête, meunier !
Dans la chambre, les mères causaient, ayant rapproché leurs chaises.
— Voilà longtemps que je n’ai fêté aussi gaîment la Sainte-Catherine, bien que ce ne soit pas chez moi, disait Gertrude Flamart.
— Voisine, ayez confiance : les temps changeront.
— Non, meunière : il n’y a plus rien à faire à présent, Flamart ne saura jamais remonter son moulin. Mais ce n’est rien pour moi : je suis vieille et je n’ai plus longtemps à souffrir. Mais Monique, voisine ? Que deviendra ma pauvre Monique, voisine ?
— Elle fera un bon mariage et vous donnera du bien-être dans vos vieux jours.
Ah ! voisine, qui voudra de Monique, si elle n’apporte un peu d’argent en dot à son mari ? Flamart veut lui faire épouser le vieux Chicord, mais cela ne sera pas. Non, cela ne peut pas être. Flamart a perdu la tête.
La pauvre meunière frotta alors du revers de sa main deux grosses larmes qui gouttaient sur ses joues décolorées comme les prés en hiver.
— Je vous plains de tout mon cœur, lui dit la mère de Donat en lui prenant la main. On n’est jamais plus malheureuse que dans ses enfants. Et Monique n’est pas heureuse, n’est-ce pas, Gertrude ?
— Ah bien, non ! cria la meunière, quoiqu’il n’y ait pas de cœur comme elle au monde. Non, voisine, il n’existe pas de meilleure fille, aussi douce, aussi serviable envers les pauvres gens, aussi dévouée à ses parents. Ah ! nous sommes bien à plaindre !
— Et si Monique trouvait quelque joli garçon qui lui plût et qui lui apportât en dot un bon moulin, elle n’aurait certainement que ce qu’elle mérite, voisine.
— Vive sainte Catherine ! criaient les garçons du moulin dans la cuisine en choquant les verres, car un nouveau venu entrait en ce moment.
C’était un meunier des environs qui avait été chercher sa petite fille à la pension et qui l’emmenait à son moulin, en croupe sur son vieux bidet. Il avait attaché le bidet à l’anneau de fer qui est scellé dans le mur près de la porte et il venait fêter les Taubert en passant.
— Bonjour, la meunière, cria-t-il en entrant. Bonne fête de sainte Catherine ! Voici la petite qui revient de l’école et qui va se chauffer un brin les petots à votre feu.
Monique prit la fillette sur ses genoux et lui réchauffa les mains avec son haleine ; puis l’enfant mangea une grande galette et cria de toutes ses forces, les yeux dilatés :
— Vive sainte Catherine !
— Camarade, un coup avant de remonter à cheval, dit Taubert à l’homme en lui versant un petit verre de Hasselt.
— Ça n’est pas de refus ! À la compagnie !
Et, debout, ses grandes bottes passées par-dessus ses culottes et son bâton à lanière à la main, le compère vida son verre, d’un coup, la nuque renversée.
— Je suis bien contente, babillait la petite fille, mise en verve par le feu. Nous avons eu une belle fête à l’école. Oui, le matin, nous avons toutes été à la messe. Après, nous avons fait une longue promenade. Et après, nous sommes revenues manger de la tarte et boire du vin avec de l’eau. Et après, nous avons dansé, oui, et les maîtresses nous regardaient danser en disant : C’est bien. Et alors il est venu des musiciens. Oui, et il y en avait deux. Et alors le plus grand a joué de la clarinette et l’autre a joué du violon. Et après, papa est venu avec son cheval et j’ai monté dessus avec papa. Enfin nous nous sommes arrêtés ici.
Et la petite fille faisait aller ses courtes jambes rondes en se balançant sur les genoux de Monique ; et elle hochait la tête de haut en bas, pour mieux montrer sa joie.
— En route, gamine, dit le meunier.
Et pendant que Martine lève la lanterne devant le bidet, le meunier monte en selle, et assied la gamine devant lui.
— Hue !
Et voilà le bon bidet parti.
VI
Alors Donat et Monique se mettent à causer tout bas, penchés tous deux sur la bûche qui flambe, du temps où ils allaient à l’école, elle avec son petit cabas de fer et lui avec son calepin où sonnaient ses plumes et ses ardoises. Ils cueillaient des mûres et croquaient des noisettes, le long du bois, ou enfilaient de grands chapelets de feuilles sèches, en passant.
— Nos gaillards ont l’air de se convenir assez bien, dit le meunier à Gertrude Flamart en s’asseyant près d’elle. Qu’en pensez-vous, meunière ?
— Ils sont à peu près du même âge, Taubert, répondit Gertrude, et ils ont été élevés ensemble. On prend petit à petit l’habitude l’un de l’autre dans la vie.
— Je pense qu’ils feraient une bonne paire d’époux, si leurs parents s’entendaient pour les marier, reprit le meunier. Qu’en pensez-vous, Gertrude Flamart ?
— Oui, Taubert, j’aurais dit cela, si Flamart ne s’était pas mis à boire au lieu de moudre son grain.
— Flamart a mal tourné, c’est vrai, Gertrude ; mais chacun a ses malheurs et il nous a aidés dans les nôtres. Taubert et sa femme n’oublient pas le bien qu’on leur fait, meunière, et ils préfèrent oublier le mal que le bien. Voilà pourquoi je vous dis, Gertrude, que si Monique a du goût pour notre garçon et si notre garçon a du goût pour votre fille, il nous faut les marier ensemble.
— Ah ! m’sieu et mâme Taubert, cœurs du bon Dieu, cria Gertrude Flamart en se levant toute droite, je ne vous ai pas assez estimés.
— Écoutez, Gertrude, et vous, femme, écoutez. Je dis ce que je dis. Eh bien, quand les enfants ont du goût l’un pour l’autre, il faut les marier le plus tôt possible. Ce sera un beau jour de Sainte-Catherine pour eux si nous leur mettons la main dans la main en leur disant : Aimez-vous, les enfants, et que sainte Catherine vous porte bonheur.
La bonne femme du meunier Flamart eut alors un sanglot derrière ses mains et dit à Taubert :
— Non, il n’y a pas d’homme comme vous, voisin !
Et Donat causait toujours tout bas avec Monique, car la chambre était grande et les garçons du moulin riaient aux éclats dans la cuisine, de façon qu’ils n’avaient rien entendu de ce que se disaient entre eux les vieux parents.
Mais Damien Taubert se lève en riant et va prendre Monique par la main.
— Monique, lui dit-il, voulez-vous de Donat Taubert pour votre mari ?
Alors Monique se trouble et son visage prend la couleur des pommes en octobre ; elle baisse les yeux, roule dans ses doigts l’ourlet de son tablier de soie, et ne répond pas tout de suite : mais une grosse larme perle à ses cils, elle lève sur le bon meunier ses yeux clairs et noyés comme un matin d’avril, regarde du même coup sa mère et la mère de Donat, puis se jette sur la poitrine du beau garçon en sanglotant.
Et de douces larmes baignent les joues des deux mères, tandis que Donat passe son bras au cou de la fraîche jeune fille et que Taubert va prendre leurs mains pour les mettre l’une dans l’autre. Et il dit à son fils :
— Ta mère m’a tout conté, Donat. Ayez de la joie ensemble comme nous en avons eu, ta mère et moi.
Martine, qui est une fine mouche et qui sait bien pourquoi Donat va chaque matin au bout du pré, ferme alors la porte qui sépare la chambre de la cuisine et frotte ses yeux en pensant :
— Quelles belles noces le jour où not’jeune maître se mariera !
Le feu jette un éclat plus vif et la lampe éclaire de sa belle mèche qui n’a jamais mieux brûlé, la joie tranquille de tous ceux qui sont réunis dans la chambre.
Tout à coup la vieille tante Gudule, qui s’est endormie sur sa chaise, met ses poings dans ses yeux et crie :
— Qu’est-ce qu’il y a, Jésus ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Car elle vient d’entendre un grand bruit et elle croit que sa charrette a versé dans un champ, au bas de la route. Mais le grand bruit s’explique : c’est le meunier qui débouche une bouteille de vieux bordeaux et il y en a encore une douzaine dans la cave humide. Et Gudule tend son verre au filet couleur pelure d’oignon qui coule de la bouteille, en disant de sa bouche pincée :
— C’est donc une noce, mon frère ?
— Oui, tante, c’est une noce, crie Donat joyeusement en jetant en l’air le bouchon de la bouteille. Et voici la mariée.
— Il ne manque plus qu’une chose, dit Taubert, c’est le consentement de Flamart. Mais je lui achèterai son moulin pour Donat et il ne refusera pas. Buvons, les enfants, et vive sainte Catherine !
— Vive sainte Catherine ! répètent les meuniers dans la cuisine.
Et dans les maisons de la vallée le même cri se fait entendre de temps à autre, car c’est une habitude au village que les jeunes gens fassent un joli cadeau aux jeunes filles qui s’appellent Catherine, et tantôt c’est une tasse ornée de lettres d’or, tantôt une Sainte Vierge en porcelaine ou un bonnet avec des rubans éclatants ; puis, l’on s’assied autour de la table, près du poêle qui ronfle, et l’on boit du café en mangeant de la galette, tandis que l’heure sonne à la vieille horloge rouillée et que la neige fait danser à la porte ses jolies étoiles, comme la laine d’une toison.
Et quand minuit arrive avec la fin de la veillée, il ne reste plus rien de sainte Catherine que son beau manteau blanc sur les monts, une bûche qui se consume dans l’âtre, et parfois, comme pour Donat et Monique, un tendre souvenir qui ne s’effacera jamais.