Nouvelles genevoises - Lettre à l’éditeur

Nouvelles genevoises - Lettre à l’éditeur
Nouvelles genevoisesCharpentier (p. 1-6).


LETTRE À L’ÉDITEUR[1],
PAR M. LE COMTE XAVIER DE MAISTRE.


Monsieur,

Je reçois à l’instant les exemplaires de la nouvelle édition de mes œuvres que vous avez la bonté de m’envoyer, ainsi que l’aimable lettre qui les accompagne, et je m’empresse de vous en témoigner toute ma reconnaissance. Parmi les jouissances nombreuses et inattendues que j’éprouve en arrivant à Paris, mon amour-propre ne peut qu’être infiniment flatté, non-seulement de cette élégante publication qui va donner un prix à ces opuscules, mais aussi de les voir annoncés par vos soins dans les journaux comme tenant une place honorable dans la littérature française, faveur à laquelle j’étais bien loin de m’attendre. Étranger à la France, où je viens pour la première fois à la fin de ma carrière, vous comprendrez facilement ma surprise.

Il y a maintenant plus de quarante ans que mon premier essai, le Voyage autour de ma Chambre, fut publié à Lausanne ; les autres parurent vingt ans plus tard. Pendant ce long espace de temps, j’ai vécu en Russie et en Italie, où je n’entendais guère parler d’eux. Vous voyez que j’ai eu tout le temps de les oublier, et j’ai pu croire qu’ils l’étaient aussi de tout le monde : c’est donc, à mes yeux, une véritable résurrection que vous avez opérée.

Vous m’invitez, monsieur, dans votre lettre, à composer quelque nouveau chapitre pour augmenter le trop léger volume de mes œuvres, qu’on a décoré depuis longtemps du titre d’Œuvres complètes, dans la prévision sans doute qu’elles n’auraient pas de suite ; j’en ai ratifié de bon cœur l’augure. Je sais bien que la fécondité accompagne ordinairement le talent, et je devrais envier cette prérogative qui m’a été refusée ; mais aussi combien d’auteurs célèbres ont trop écrit ! Il en est plus de trois que je pourrais nommer. Cette considération et mille autres plus fortes encore s’opposent au désir que j’aurais de vous satisfaire sur ce point. — Le temps pèse sur moi ; comment retrouverais-je aujourd’hui le fil léger qui me conduisait jadis dans les voyages dont vous venez de publier la description ? Il est trop tard ! il faudrait pour cela me renfermer de nouveau dans ma chambre ; et j’ai tant de choses à voir hors de chez moi, que je ne pourrais jamais m’y résoudre. Si même j’entreprenais d’écrire les observations de tout genre que je puis faire à Paris, vous sentez bien qu’en gardant une juste proportion avec celles que j’ai faites autour de ma chambre, plusieurs volumes in-folio ne suffiraient pas pour les contenir. Il me serait plus facile de vous parler de Naples, d’où j’emporte tant de regrets ; du Vésuve ; du beau climat d’Italie, qui contraste si fort avec la pluie et le brouillard qui m’ont accueilli à mon arrivée ici. — Le temps est beau maintenant ! me direz-vous. Mais, en employant à écrire le peu de temps qu’il m’est donné de rester à Paris, je répondrais mal au procédé de quelques amis qui me font sentir vivement le bonheur que j’ai eu de les connaître à Naples ; ce serait méconnaître aussi celui que j’éprouve en général de vos indulgents compatriotes. Ainsi, lorsque j’aurai satisfait, autant qu’il me sera possible, aux devoirs de l’amitié et de la reconnaissance, je me contenterai de parcourir Paris dans tous les sens pour le plaisir de mes yeux. Faut-il vous le dire, monsieur ? je veux flâner à loisir. J’ai déjà vu le musée du Louvre ; le panorama de Paris s’est développé devant moi du sommet des tours de Notre-Dame ; j’ai fait le tour de la grande colonne que sa masse a défendue contre l’orage qui renversa la statue. — La voilà cependant à sa place, la formidable figure ; elle y est remontée d’elle-même sur les ailes de la gloire. Paris me paraît un vaste musée où l’on peut s’amuser et s’instruire sans autre peine que celle d’ouvrir les yeux et de regarder. Toutes les merveilles que les sciences, les arts et l’industrie peuvent produire sont exposées aux yeux et semblent venir au-devant de l’observateur. — En passant auprès d’une librairie, je n’ai pas besoin d’entrer ni de demander le catalogue : les livres sont là rangés avec ordre, je peux en lire les titres, je pourrais les prendre et les ouvrir sans la glace transparente qui les couvre sans les cacher ; les parapets des quais et des ponts en sont couverts ; d’ailleurs, ne voit-on pas annoncés partout, en énormes caractères, les chefs-d’œuvre de la semaine qui recouvrent ceux du mois passé ? — Combien d’aimables invitations écrites en lettres d’or me sollicitent dans mes courses ! combien de découvertes à faire dans une promenade sur les boulevards ! Mais c’est surtout le soir, lorsque je passe en voiture le long des riches magasins et des cafés resplendissants de lumière, que je jouis d’un spectacle nouveau dont je n’avais aucune idée. Tout ce que le génie du luxe et de l’industrie a su imaginer pour le plaisir et l’utilité du monde entier passe successivement devant moi à mesure que j’avance ; la glace de ma voiture devient un véritable kaléidoscope, une suite de tableaux merveilleux qui me donne une haute idée de la richesse et de l’ingénieuse activité des habitants ; et je garde jusque dans mon sommeil de la nuit l’impression de ces mille soleils que le gaz a fait briller de toutes parts à mes yeux éblouis.

Cependant, lorsque je veux me donner une jouissance complète et toute de mon goût dans mes excursions, ce ne sont pas les grands monuments ni les inventions modernes que je recherche de préférence ; ce sont plutôt les hommes et les choses qui ne sont plus, et que l’histoire et les voyageurs m’ont fait connaître dans les anciennes descriptions de Paris ; je puis de cette manière comparer le passé au présent : je m’informe de la rue où logeait madame de Sévigné, de celle d’où partait Racine pour se rendre au passage du roi ; je veux connaître la maison de Boileau, celle de Bossuet, celle enfin de tous les écrivains célèbres qui m’ont appris à lire et à parler. J’aime à me perdre au Marais, où demeurait autrefois la belle société ; j’évite le Panthéon, mais je regarde avec plaisir de loin la coupole de Sainte-Geneviève, votre patronne, qu’on a exilée ; je passe rapidement sur le quai Voltaire, mes regards fixés sur la Seine ; enfin, longeant le fleuve, j’arrive, un peu fatigué, au Palais-Bourbon : c’est là que se trouve la chambre des députés. — C’est le Vésuve.

À cette idée du Vésuve, je sens battre mon cœur, mes yeux cherchent le ciel d’Italie et le beau soleil qui rayonne sur l’heureuse Parthénope. — Il faut l’oublier ; mais, pour y parvenir, il faudrait cesser de vivre. Naples ! Naples ! pays d’enchantements ! reçois d’ici mes tristes et derniers adieux. — Adieu à jamais !


Quelques gouttes de pluie m’avertissent que ma promenade est terminée ; des nuages sombres menacent dans l’éloignement ; je reviens au logis, et, pour me distraire des émotions qui m’ont troublé, je récite tout bas une fable de la Fontaine.

J’irais volontiers passer la soirée dans un des cercles où se réunissent tant d’hommes distingués ; les Parisiens sont si affables, qu’ils m’y recevraient sans peine : mais les femmes n’y sont pas admises ; et que faire dans un cercle sans elles, à moins de parler politique ? Or je vous confierai, entre nous, que j’ai une telle inaptitude pour cette science, qu’un des hommes les plus patients que je connaisse s’est vainement donné la peine de m’expliquer tout au long ce qu’il faut entendre par un doctrinaire, par le centre gauche, le juste milieu, la coalition, etc., dénominations nouvelles pour moi, qui retentissent à mes oreilles depuis mon arrivée en France. Eh bien, monsieur, je n’y ai rien compris. Il en est résulté dans ma tête faible un mélange confus, un chaos aussi incohérent que celui qu’on observe journellement dans la chambre elle-même des députés.

Vous parlerai-je encore d’une autre difficulté qui m’empêche d’écrire aujourd’hui ? je trouve une si grande différence entre les idées que je m’étais faites dans ma jeunesse sur la littérature, et celles que je vois adoptées maintenant par les auteurs jouissant de la faveur publique, que j’en suis déconcerté ; je les admire souvent, souvent aussi je ne les comprends pas : je vois des mots, des expressions bizarres et dont je ne puis pas saisir le sens. Que s’est-il donc passé pendant le long séjour que j’ai fait dans le Nord ? Me faudra-t-il apprendre une nouvelle langue dans mes vieux jours ? Je n’en ai pas le courage.

J’espère, monsieur, vous avoir persuadé de l’impossibilité où je suis d’ajouter quelque chose à mon petit recueil ; cependant le désir que j’ai de répondre à votre bonne intention m’engage à vous envoyer des opuscules que je viens de recevoir, et qui pourraient faire suite aux miens. Ne pouvant vous offrir des ouvrages que je n’ai pas eu la possibilité de faire, je vous recommande ceux-ci, que je voudrais avoir faits. Je ne connais pas l’auteur, M. Topffer, de Genève, autrement que par le plaisir que m’a donné leur lecture, et je suis sûr que vous le partagerez, ainsi que vos lecteurs, si vous les publiez ; vous pouvez surtout les recommander aux lecteurs qui, se trouvant encore sous l’impression de quelques-uns des drames terribles du moment, voudraient se reposer agréablement au moyen d’une lecture qui les fera presque à la fois sourire et verser de douces larmes.

COMTE XAVIER DE MAISTRE.
Paris, avril 1839.



  1. Nous pensons faire plaisir aux lecteurs en imprimant cette lettre de M. le comte Xavier de Maistre tout entière, bien que le dernier paragraphe seulement concerne M. Topffer.
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