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eussiez, en effet, une fortune, non pas comme celle des malheureux que je viens de nommer ! ils meurent d’ennui sur leurs richesses ; mais je vous voudrais de l’aisance : je voudrais que vous ne fussiez pas forcé de casser bras et jambes à vos talents, de tordre le col à votre génie ; enfin je voudrais que vous ne fussiez pas condamné à vous remettre dans la foule. Oui, en honneur, ce n’est que pour vous, ce n’est que pour l’intérêt de votre gloire que le mariage me fait peur, et à cet égard, je puis vous dire avec vérité : Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur. Tout cela dit, mon ami, que, s’il y avait un excellent parti, si vous aviez quelque vue, si moi, si mes amis, nous pouvions vous servir ; oh ! comptez sur le zèle, sur l’activité et sur la passion que nous mettrions pour réussir : oui, je connaîtrais encore une fois le bonheur et le plaisir, si je pouvais vous voir heureux.

Les jolis vers que ceux que j’ai lus dans votre lettre ! Ce besoin de vivre fort est, je crois, le besoin des damnés. Cela me rappelle un mot de passion qui me fit bien plaisir : Si jamais, me disait-on, je pouvais redevenir calme, c’est alors que je me croirais sur la roue. Cette langue n’est à l’usage que des gens qui sont doués de ce sixième sens, l’âme. Oui, mon ami, je suis assez fortunée ou assez malheureuse pour avoir le même dictionnaire que vous. J’entends, ou plutôt je sens vos distinctions, vos définitions, tandis que les trois quarts du temps je ne comprends pas le chevalier. Il est si content de ce qu’il a fait, il sait si bien tout ce qu’il fera, il aime tant la raison ; en un mot, il est si bien arrangé sur tout, qu’une fois j’ai pensé me méprendre en lui parlant et en lui écrivant, et j’allais prononcer ou écrire le chevalier

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