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c’était quand elle rencontrait l’humanité misérable et souffrante : jamais un pauvre ne l’aborda sans en avoir quelques secours. Ah ! si j’étais le lord Clive ! disait-elle souvent, en entendant parler de malheureux qu’elle ne pouvait soulager.

Tous les genres de malheur avoient des droits sur l’âme d’Éliza. À la manière dont elle plaignait ceux qui les éprouvaient, on eût cru qu’elle en avait souffert elle-même. Je l’ai vue souvent malade, accablée, succombant sous le poids de son propre malheur ; et, dans cet état, elle se ranimait et retrouvait des forces pour sentir et partager celui des autres. Et cet amour des malheureux n’était point en elle une vertu seulement, c’était une passion. Voici ce qu’elle m’écrivait à ce sujet, il y a six mois, dans une lettre que je viens de retrouver et de baigner de mes larmes :

« J’ai fait partir ce matin un paquet pour vous : vous me croirez folle en y trouvant entre autres la Gazette de France ; mais c’est qu’il y a un article qui vous fera du bien (c’était l’annonce de l’édit des corvées). Comment ne pas se trouver soulagé, en voyant que tant de malheureux vont l’être ! Il n’y a plus que ce genre d’intérêt qui aille jusqu’à mon cœur. Le malheur, ah ! que ce mot a d’empire sur moi ! Je crois vous avoir dit que j’ai été aux Invalides, ces jours passés, avec madame la duchesse de Châtillon ; j’en sortis navrée. Je ne faisais pas un pas que je ne visse le spectacle le plus douloureux : des aveugles, des gens mutilés, des plaies effrayantes, des membres brisés. Ah ! mon Dieu, disais-je, tout ce qui respire ici, souffre, et ce n’est pas là des maux d’imagination ; ce ne sont pas des gens qui s’aiment et qui se tourmentent en s’aimant ; ce n’est pas la privation des lettres, ce ne sont pas même les regrets d’avoir perdu ce qui leur était le plus cher, ce sont des maux physiques qui soumettent également tous les hommes ; et puis je me disais : cependant je suis encore plus malheureuse que tout ce que je vois ; car je pourrais plaindre, conso-

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