lui cède. J’ai pris à cinq heures du matin deux grains d’opium ; j’en ai obtenu du calme qui vaut mieux que le sommeil ; ma douleur est moins déchirante : je me sens accablée avec moins de ressort. On vient à bout de modérer la violence de l’âme : je puis vous parler, je puis me plaindre ; hier je n’avais point d’expression. Je n’aurais pas pu prononcer que je craignais pour la vie de ce que j’aime ; il m’aurait été plus facile de mourir que de proférer des mots qui glacent mon cœur. Vous avez aimé : concevez donc ce que font de pareilles alarmes ; et jusqu’à mercredi je serai dans une incertitude qui fait horreur, et qui cependant me commande de vivre jusque-là ! oui, il n’est pas possible de mourir quand on est aimé, et cependant il est affreux de vivre ; la mort est le besoin le plus pressant de mon âme, et je me sens garrottée à la vie. Plaignez-moi ; pardonnez-moi d’abuser de la bonté que vous m’avez montrée. Est-ce dans vous ou dans moi que je trouve la confiance qui m’entraîne ? On dit que vous n’aurez pas trouvé le roi à Berlin ; aurez-vous été le rejoindre à Stettin, où il devrait être jusqu’au 20 ? Mais je suis inquiète : il me semble qu’on pourrait avoir de vos nouvelles de Berlin. Que vous seriez coupable si vous aviez la moindre négligence ! et vous savez bien que vous m’avez donné votre parole d’honneur de me faire écrire, si vous étiez malade. N’allez pas vous servir de ce prétexte, qui contente les amitiés ordinaires, qu’on ne veut pas inquiéter : cela est détestable ; je ne veux pas être ménagée ; je veux souffrir par mes amis, pour mes amis ; et je chéris mille fois plus les maux qui me viennent par eux, que tout le bonheur qui est sur la terre, et qui ne tient pas à eux. Bonjour ; j’ai encore l’opium dans la tête : il rend ma vue incertaine : peut-être me rend-il
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