Sous les chênes verts
Ces jours derniers, au cours d’une promenade dans le City Park, – où l’herbe pousse plus vigoureusement que les merveilles d’architecture depuis si longtemps projetées, – un vieillard, mélancoliquement assis sur un banc solitaire, attira notre attention. Cette physionomie nous était familière. Nous nous approchâmes pour saluer ce vénérable rêveur. Après un échange de politesses, nous montrant du doigt les chênes légendaires, il nous dit, avec un accent de tristesse dans la voix :
— La vue de ces arbres célèbres, et dont l’histoire est si dramatique, évoque dans ma mémoire une époque disparue, mais qui a laissé de vifs souvenirs parmi les rares survivants de ma génération.
— Vous devez, assurément, connaître quelque aventure intéressante.
— Écoutez-moi, répondit le vieillard :
C’était, vous le savez, à l’ombre de ces mystérieux centenaires, – alors entourés d’une solitude sauvage se terminant par un horizon de tombes, – que venaient se vider, – à l’épée, au pistolet ou à la carabine,– les « affaires d’honneur » qui prenaient naissance dans les salons, ou autour des tapis verts de la Nouvelle-Orléans. C’était l’âge héroïque de la Louisiane française.
Nos détracteurs l’ont appelé l’âge de la folie. Peut-être abusions-nous alors un peu trop des « Chênes Verts ». Mais ne valait-il pas mieux vider nos différends dans un endroit écarté, poitrine contre poitrine, et sans danger pour les voisins, – que d’échanger en plein trottoir, – selon l’usage barbare de l’heure présente, – des coups de pistolets, qui atteignent parfois, non les combattants, mais des passants ahuris, parfaitement étrangers à nos querelles ?
L’admets que la religion réprouve le duel. Les moralistes, de leur côté, n’ont pas la main tendre à son égard. L’âme humaine, d’ailleurs, le déplore, tout en l’acceptant, dans certains pays, comme un mal nécessaire.
J’ajoute volontiers qu’un coup d’épée n’est pas un argument, et ne prouve point que nous ayons raison. Mais, du moins, nous montrons que, pour soutenir ce que nous croyons être notre droit ou notre dignité, nous ne reculons pas devant le sacrifice de notre vie.
Il y a dans ce procédé une crânerie qui fait oublier ce qu’il a d’absurde, et qui flatte les instincts de l’homme courageux.
Au point de vue religieux, notre devoir serait de pratiquer chrétiennement le pardon des offenses. Mais ce pardon n’entrera guère dans nos mœurs tant qu’il nous vaudra, de la part de nos semblables, moins d’estime que de mépris. On brave plus aisément une balle de carabine que l’opinion publique. On cesse d’être humain et sage, pour se soustraire au stigmate de poltronnerie. Et puis, dans certains cas, l’indignation fait taire en nous tout autre sentiment.
Dans tous les centres qui se prétendent civilisés, on continuera donc, – en attendant l’ère de la fraternité universelle, – de laver avec du sang les taches que les lois ne peuvent effacer.
Ce genre de lessive ne constitue peut-être pas l’idéal de nos progrès ; mais rien n’a la vie dure comme les préjugés dont l’existence est le moins justifiée par la raison...
Je poursuis mon histoire.
Un duel retentissant eut lieu, en 184..., sous ce chêne que nous apercevons à notre droite. La date en fut gravée sur le tronc. Les traces du couteau étaient encore visibles il y a quelques années. Cet événement provoqua, dans tout le pays, une émotion intense, et d’ailleurs justifiée par la position sociale des combattants et le résultat de cette rencontre sanglante.
Edmond Lormier (prêtons-lui ce nom) était marié depuis deux ans. Issue d’une très honorable famille, sa femme était remarquablement belle et le comblait, à la fois, d’ivresse et d’orgueil. Un enfant, né de cette union heureuse, était venu ajouter à l’horizon du jeune ménage un nouveau rayonnement.
Penchés sur le berceau, et tendrement pressés l’un contre l’autre, les deux jeunes époux, également beaux, s’oubliaient souvent dans la contemplation de cet ange rose et blond, dormant, avec ses petits poings fermés, d’un paisible sommeil, sous les blancheurs transparentes des flots de mousseline.
Ce tableau formait comme une vision de poète, idéalisant les joies de ce monde. C’était l’image du paradis terrestre défini par Victor Hugo : « Les enfants toujours petits, les parents toujours jeunes ».
Riche, fêté par la meilleure société ; très remarqué, d’ailleurs, par son intelligence et la noblesse de sa vie ; plongé, en outre, dans les premiers ravissements de l’amour conjugal et paternel, Edmond Lormier réunissait tous les éléments de félicité qui puissent devenir l’apanage des hommes.
Un bonheur si éclatant et si complet ne pouvait longtemps exister sans faire sourdre, dans l’âme des envieux, d’implacables colères.
Certaines natures sont moins malheureuses de leur propres maux que du bonheur d’autrui. Elles inspireraient plus de pitié que de réprobation, si elles n’étaient si malfaisantes.
Edmond Lormier, avant son mariage, avait pour rival un de ses amis, que nous appellerons Charles Bouteux.
Livré à tous les excès d’une jeunesse orageuse, Charles Bouteux n’avait plus au cœur aucune de ces délicatesses qui peuvent, au milieu de nos folies, nous valoir encore l’estime de nos semblables. Dans les désordres de sa vingt-cinquième année, il avait perdu jusqu’à ces sentiments d’honneur qui arrêtent les débauchés sur le seuil d’une mauvaise action et les empêchent de se transformer en criminels. Le vice l’avait conduit à l’oblitération du sens moral.
Froissé dans sa vanité par le refus de la jeune fille, dont il était si peu digne, notre libertin sentit germer et couva longtemps dans son esprit, désormais sans scrupules, un sombre désir de vengeance. De tous les moyens qui s’offrirent à lui, le plus cruel lui parut le meilleur. Il choisit l’arme des lâches : une lettre anonyme inspirant au mari des doutes sur la fidélité de sa femme et la paternité de son enfant...
Il est des crimes pour lesquels on devrait inventer des tortues inédites !
— Misérable ! s’écria le malheureux Lormier, en parcourant d’un œil égaré cette monstrueuse accusation... Misérable ! tu ne parviendras pas à ébranler ma foi dans l’amour de ma femme !...
Non, le jeune époux ne pouvait mettre en doute la fidélité de la mère de son enfant ; et ce chérubin, douce lumière illuminant son foyer, était bien son œuvre. Cependant, un démon était entré dans sa vie intime et avait profané le sanctuaire de sa petite famille. Le découvrir et le refouler vers l’enfer, tel serait désormais le but de son existence.
L’écriture de la lettre, admirablement déguisée, ne lui fournissait aucun indice sérieux. Tout au plus, parvenait-il à concevoir des soupçons ; mais c’était la certitude qu’il lui fallait pour punir le coupable.
Edmond Lormier prit sagement le parti de garder le silence et d’attendre les événements. Mais sa joie s’était envolée. Un ver rongeur s’était glissé dans ses entrailles d’époux et de père. Sa femme, ne comprenant rien à ses préoccupations, le pressait de questions inquiètes et l’entourait d’un redoublement de tendresse.
« Qu’as-tu donc, Edmond ? lui demandait-elle avec des larmes dans la voix... N’es-tu plus heureux de mon amour ?... » Et elle lui mettait son enfant dans les bras.
Lormier les couvrait l’un et l’autre de ses baisers ; mais, malgré lui, dans son sourire perçait une teinte de tristesse, dont il taisait obstinément la cause.
« Des tracas d’affaires ! » soupirait-il, pour justifier ses pâleurs, l’agitation de ses nuits sans sommeil, et son invincible mélancolie.
Cependant, Bouteux, n’apercevant à la surface aucune émotion, et de plus en plus exaspéré du bonheur apparent du jeune ménage, finit par trahir son incognito et se livrer au châtiment. À sa lettre anonyme, il ajouta, d’une voix rappelant le sifflement de la vipère, des insinuations transparentes, qui tombèrent dans l’oreille surprise d’un ami de Lormier.
Ce n’étaient point des accusations précises, qui auraient, sans doute, révolté ses auditeurs. C’étaient de ces demi-mots, accompagnés d’un clignement d’œil qui veut être fin, d’un sourire qui croit être spirituel, mais qui n’est qu’un rictus de caniche hargneux ; – c’étaient de ces réticences perfides qui font entendre ce qu’on ne dit pas ouvertement, mais qui disent suffisamment tout ce qu’on veut faire comprendre, en même temps qu’elles ne compromettent qu’imparfaitement le diffamateur, et lui ménagent, en cas d’accident, une retraite pour se dérober aux conséquences de ses petites infamies.
Mis au courant de ce vil procédé, Edmond Lormier ne s’y trompa pas.
« Voilà l’auteur de la lettre ! » s’écria-t-il, avec une indignation qu’il ne chercha plus à dissimuler, mais sans mettre sa femme dans la confidence.
Dans un autre milieu des populations américaines, l’époux outragé aurait mis dans sa poche un revolver et, à première vue, tranquillement, il eût brûlé la cervelle au calomniateur.
Mais Lormier, Créole de descendance française, appartenait à cette race chevaleresque qui, dans ses bons éléments sociaux, ménage à son plus mortel ennemi les moyens de défendre ses jours, – et même le salue avant de le tuer.
Il était de ceux qui autrefois disaient : « Tirez les premiers, messieurs les Anglais ! ». Les mœurs anglo-saxonnes n’avaient pas déteint sur lui.
Edmond Lormier, – toujours à l’insu de sa femme, bien entendu, – provoqua en duel Charles Bouteux. On choisit l’épée pour arme de combat, et pour terrain, le gazon croissant à l’ombre immense des traditionnels « Chênes Verts ».
Lorsque arriva le jour solennel, Lormier, anxieux, mais résolu, prétexta un court voyage d’affaires et prit congé, – avec un attendrissement qu’il ne put cacher, – de sa jeune femme et de son bel enfant qui lui souriait et semblait chercher à le retenir.
Lui-même montrait une hésitation inaccoutumée à se soustraire aux caresses de ces deux êtres chéris, qu’il voyait, peut-être, pour la dernière fois ! Le sort des armes est parfois si injuste ! Mme Lormier crut même découvrir, dans les yeux voilés de son mari, une larme prête à surgir.
« Serait-il menacé d’un péril inavoué ? », se demandait-elle avec une vague inquiétude.
Parvenus, en compagnie de leurs témoins et d’un médecin, sur le théâtre de la lutte, les deux adversaires, après s’être dépouilles d’une partie de leurs vêtements, se mirent en garde :
« Charles Bouteux, dit gravement Edmond Lormier, avouez que vous avez calomnié, ou le combat ne cessera que lorsque l’un de nous deux sera mort.
— Si je faisais cet aveu, répondit son ennemi, on dirait que j’ai peur... En garde !
— Alors, que Dieu décide entre nous ! », murmura Lormier.
Et les deux épées s’engagèrent.
Jeunes, adroits, robustes tous les deux, il était à prévoir qu’ils défendraient énergiquement leur vie.
Cependant, sous l’empire de sa colère, qui semblait décupler la solidité de son poignet, Edmond Lormier montrait dans ses attaques, rapides comme l’éclair, une vigueur remarquable, en même temps qu’une prudence salutaire. Il était absolument maître de ses serfs, et restait froid au milieu de sa bouillante indignation.
Une première fois, Lormier atteignit au bras son adversaire. À la vue du sang, il releva son épée et répéta avec un calme viril, plein de noblesse :
« Charles Bouteux, avouez que vous n’avez pas dit la vérité...
— Il n’en est pas temps encore !... répliqua celui-ci ; je ne capitule pas devant une égratignure. »
Les témoins et le médecin voulurent s’interposer. Ils furent priés de s’abstenir ; et le combat recommença furieux, acharné, implacable, cette fois. Seule, la mort devait y mettre un terme.
Bouteux, malgré sa blessure qui paraissait le faire cruellement souffrir, faisait bonne contenance. Les traits contractés, il attaquait et se défendait courageusement. Mais, jusque-là, c’était surtout à se défendre qu’il avait consacré sa rare énergie. On eût dit que, se sentant coupable, il hésitait à joindre un homicide à ses autres méfaits.
La conscience reprend ses droits aux heures solennelles de notre existence. Sa voix, qui sommeillait au fond de nos cœurs égarés, trouve alors des accents qui nous glacent d’effroi.
Après avoir, à diverses reprises, vainement essayé de désarmer son adversaire, Bouteux, de son bras ensanglanté, fondit enfin sur lui avec rage et le blessa, à son tour, légèrement à l’épaule. Encouragé par ce premier succès, il revint aussitôt à la charge par un coup formidable...
À ce moment, un cri lointain, poignant, éploré le fit tressaillir et détourna son attention...
Au même instant, l’épée de son ennemi lui pénétrait dans la poitrine, et le malheureux s’affaissait pour ne plus se relever.
Ce cri de détresse, qui avait, sans doute, valu à Bouteux le coup mortel, c’était Mme Lormier qui venait de le faire entendre.
La pauvre femme, après le départ de son mari, avait, par un hasard providentiel, découvert, dans un tiroir de son armoire, une lettre où celui-ci lui révélait le véritable motif de son absence et lui faisait, en cas de mort, de touchants adieux, auxquels il ajoutait ses dispositions testamentaires.
« Notre vie était belle, y disait-il. J’avais, pour ma part, atteint ce degré de bonheur où l’on n’a plus de souhaits à former, où l’on ne trouve à offrir à la destinée qu’une hymne de reconnaissance.
« Je ne désirais plus rien que l’éternité des joies qui m’étaient échues en partage.
« Mais il y a, dans, notre existence, quelque chose de plus précieux que la félicité même : c’est notre honneur, sans lequel tout le reste n’est qu’amertume et que plaisirs empoisonnés.
« Et c’est pour le venger que j’expose mes jours tissés de joies...
« Je crois à la justice du ciel, et voilà pourquoi je te dis, non pas adieu, pensée désespérante, mais au revoir !...
À cette lugubre trouvaille, Mme Lormier, affolée de douleur, avait fait atteler sa voiture et l’avait lancée, au triple galop, dans la direction des « Chênes Verts ».
Comme on vient de le voir, elle était arrivée à la minute suprême, marquée par Dieu, sans doute, où son mari, échappant à un immense danger, étendait sur le gazon son redoutable adversaire.
Charles Bouteux, respirant avec peine, soutenu par ses témoins, appela à ses côtés. Lormier et sa jeune femme.
Je vous ai gravement offensés, murmura-t-il faiblement ; je le regrette. Toutes mes accusations étaient des mensonges... Pardonnez-moi et soyez heureux !... »
À ces mots, le moribond expira dans le dernier spasme de sa courte agonie.
En présence de ce tardif, mais touchant repentir, tous les yeux se remplirent de larmes.
« Que Dieu ait son âme ! » s’écria l’épouse outragée.