Contes du jour et de la nuit (éd. Flammarion, 1885)/Souvenir

Contes du jour et de la nuitC. Marpon et E. Flammarion (p. 325-340).
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SOUVENIR


Comme il m’en vient des souvenirs de jeunesse sous la douce caresse du premier soleil ! Il est un âge où tout est bon, gai, charmant, grisant. Qu’ils sont exquis les souvenirs des anciens printemps !

Vous rappelez-vous, vieux amis, mes frères, ces années de joie où la vie n’était qu’un triomphe et qu’un rire ? Vous rappelez-vous les jours de vagabondage autour de Paris, notre radieuse pauvreté, nos promenades dans les bois reverdis, nos ivresses d’air bleu dans les cabarets au bord de la Seine, et nos aventures d’amour si banales et si délicieuses ?

J’en veux dire une de ces aventures. Elle date de douze ans et me paraît déjà si vieille, si vieille, qu’elle me semble maintenant à l’autre bout de ma vie, avant le tournant, ce vilain tournant d’où j’ai aperçu tout à coup la fin du voyage.

J’avais alors vingt-cinq ans. Je venais d’arriver à Paris ; j’étais employé dans un ministère, et les dimanches m’apparaissaient comme des fêtes extraordinaires, pleines d’un bonheur exubérant, bien qu’il ne se passât jamais rien d’étonnant.

C’est tous les jours dimanche, aujourd’hui. Mais je regrette le temps où je n’en avais qu’un par semaine. Qu’il était bon ! J’avais six francs à dépenser !



Je m’éveillai tôt, ce matin-là, avec cette sensation de liberté que connaissent si bien les employés, cette sensation de délivrance, de repos, de tranquillité, d’indépendance.

J’ouvris ma fenêtre. Il faisait un temps admirable. Le ciel tout bleu s’étalait sur la ville, plein de soleil et d’hirondelles.

Je m’habillai bien vite et je partis, voulant passer la journée dans les bois, à respirer les feuilles ; car je suis d’origine campagnarde, ayant été élevé dans l’herbe et sous les arbres.

Paris s’éveillait, joyeux, dans la chaleur et la lumière. Les façades des maisons brillaient ; les serins des concierges s’égosillaient dans leurs cages, et une gaieté courait la rue, éclairait les visages, mettait un rire partout, comme un contentement mystérieux des êtres et des choses sous le clair soleil levant.

Je gagnai la Seine pour prendre l’Hirondelle qui me déposerait à Saint-Cloud.

Comme j’aimais cette attente du bateau sur le ponton. Il me semblait que j’allais partir pour le bout du monde, pour des pays nouveaux et merveilleux. Je le voyais apparaître, ce bateau, là-bas, là-bas, sous l’arche du second pont, tout petit, avec son panache de fumée, puis plus gros, plus gros, grandissant toujours ; et il prenait en mon esprit des allures de paquebot.

Il accostait et je montais.

Des gens endimanchés étaient déjà dessus, avec des toilettes voyantes, des rubans éclatants et de grosses figures écarlates. Je me plaçais tout à l’avant, debout, regardant fuir les quais, les arbres, les maisons, les ponts. Et soudain j’apercevais le grand viaduc du Point-du-Jour qui barrait le fleuve. C’était la fin de Paris, le commencement de la campagne, et la Seine soudain, derrière la double ligne des arches, s’élargissait comme si on lui eût rendu l’espace et la liberté, devenait tout à coup le beau fleuve paisible qui va couler à travers les plaines, au pied des collines boisées, au milieu des champs, au bord des forêts.

Après avoir passé entre deux îles, l’Hirondelle suivit un coteau tournant dont la verdure était pleine de maisons blanches. Une voix annonça : « Bas-Meudon », puis plus loin : « Sèvres », et, plus loin encore « Saint-Cloud ».

Je descendis. Et je suivis à pas pressés, à travers la petite ville, la route qui gagne les bois. J’avais emporté une carte des environs de Paris pour ne point me perdre dans les chemins qui traversent en tous sens ces petites forêts où se promènent les Parisiens.

Dès que je fus à l’ombre, j’étudiai mon itinéraire qui me parut d’ailleurs d’une simplicité parfaite. J’allais tourner à droite, puis à gauche, puis encore à gauche, et j’arriverais à Versailles à la nuit, pour dîner.

Et je me mis à marcher lentement, sous les feuilles nouvelles, buvant cet air savoureux que parfument les bourgeons et les sèves. J’allais à petits pas, oublieux des paperasses, du bureau, du chef, des collègues, des dossiers, et songeant à des choses heureuses qui ne pouvaient manquer de m’arriver, à tout l’inconnu voilé de l’avenir. J’étais traversé par mille souvenirs d’enfance que ces senteurs de campagne réveillaient en moi, et j’allais, tout imprégné du charme odorant, du charme vivant, du charme palpitant des bois attiédis par le grand soleil de juin.

Parfois, je m’asseyais pour regarder, le long d’un talus, toutes sortes de petites fleurs dont je savais les noms depuis longtemps. Je les reconnaissais toutes comme si elles eussent été justement celles mêmes vues autrefois au pays. Elles étaient jaunes, rouges, violettes, fines, mignonnes, montées sur de longues tiges ou collées contre terre. Des insectes de toutes couleurs et de toutes formes, trapus, allongés, extraordinaires de construction, des monstres effroyables et microscopiques, faisaient paisiblement des ascensions de brins d’herbe qui ployaient sous leur poids.

Puis je dormis quelques heures dans un fossé, et je repartis reposé, fortifié par ce somme.

Devant moi, s’ouvrit une ravissante allée, dont le feuillage un peu grêle laissait pleuvoir partout sur le sol des gouttes de soleil qui illuminaient des marguerites blanches. Elle s’allongeait interminablement, vide et calme. Seul, un gros frelon solitaire et bourdonnant la suivait, s’arrêtant parfois pour boire une fleur qui se penchait sous lui, et repartant presque aussitôt pour se reposer encore un peu plus loin. Son corps énorme semblait en velours brun rayé de jaune, porté par des ailes transparentes et démesurément petites.

Mais tout à coup j’aperçus au bout de l’allée deux personnes, un homme et une femme, qui venaient, vers moi. Ennuyé d’être troublé dans ma promenade tranquille j’allais m’enfoncer dans les taillis quand il me sembla qu’on m’appelait. La femme en effet agitait son ombrelle, et l’homme, en manches de chemise, la redingote sur un bras, élevait l’autre en signe de détresse.

J’allai vers eux. Ils marchaient d’une allure pressée, très rouges tous deux, elle à petits pas rapides, lui à longues enjambées. On voyait sur leur visage de la mauvaise humeur et de la fatigue.

La femme aussitôt me demanda :

— Monsieur, pouvez-vous me dire où nous sommes ? mon imbécile de mari nous a perdus en prétendant connaître parfaitement ce pays.

Je répondis avec assurance :

— Madame, vous allez vers Saint-Cloud et vous tournez le dos à Versailles.

Elle reprit, avec un regard de pitié irritée pour son époux :

— Comment ! nous tournons le dos à Versailles. Mais c’est justement là que nous voulons dîner.

— Moi aussi, madame, j’y vais.

Elle prononça plusieurs fois, en haussant les épaules :

— Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu ! avec ce ton de souverain mépris qu’ont les femmes pour exprimer leur exaspération.

Elle était toute jeune, jolie, brune, avec une ombre de moustache sur les lèvres.

Quant à lui, il suait et s’essuyait le front. C’était assurément un ménage de petits bourgeois parisiens. L’homme semblait atterré, éreinté et désolé.

Il murmura :

— Mais, ma bonne amie… c’est toi…

Elle ne le laissa pas achever :

— C’est moi !… Ah ! c’est moi maintenant. Est-ce moi qui ai voulu partir sans renseignements en prétendant que je me retrouverais toujours ? Est-ce moi qui ai voulu prendre à droite au haut de la côte, en affirmant que je reconnaissais le chemin ? Est-ce moi qui me suis chargée de Cachou…

Elle n’avait point achevé de parler, que son mari, comme s’il eût été pris de folie, poussa un cri perçant, un long cri de sauvage qui ne pourrait s’écrire en aucune langue, mais qui ressemblait à tiiitiiit.

La jeune femme ne parut ni s’étonner, ni s’émouvoir, et reprit :

— Non, vraiment, il y a des gens trop stupides, qui prétendent toujours tout savoir. Est-ce moi qui ai pris, l’année dernière, le train de Dieppe, au lieu de prendre celui du Havre, dis, est-ce moi ? Est-ce moi qui ai parié que M. Letourneur demeurait rue des Martyrs ?… Est-ce moi qui ne voulais pas croire que Céleste était une voleuse ?…

Et elle continuait avec furie, avec une vélocité de langue surprenante, accumulant les accusations les plus diverses, les plus inattendues et les plus accablantes, fournies par toutes les situations intimes de l’existence commune, reprochant à son mari tous ses actes, toutes ses idées, toutes ses allures, toutes ses tentatives, tous ses efforts, sa vie depuis leur mariage jusqu’à l’heure présente.

Il essayait de l’arrêter, de la calmer et bégayait :

— Mais, ma chère amie… c’est inutile… devant monsieur… Nous nous donnons en spectacle… Cela n’intéresse pas monsieur…

Et il tournait des yeux lamentables vers les taillis, comme s’il eût voulu en sonder la profondeur mystérieuse et paisible, pour s’élancer dedans, fuir, se cacher à tous les regards ; et, de temps en temps, il poussait un nouveau cri, un tiiitiiit prolongé, suraigu. Je pris cette habitude pour une maladie nerveuse.

La jeune femme, tout à coup, se tournant vers moi, et changeant de ton avec une très singulière rapidité, prononça :

— Si monsieur veut bien le permettre, nous ferons route avec lui pour ne pas nous égarer de nouveau et nous exposer à coucher dans le bois.

Je m’inclinai ; elle prit mon bras et elle se mit à parler de mille choses, d’elle, de sa vie, de sa famille, de son commerce. Ils étaient gantiers rue Saint-Lazare.

Son mari marchait à côté d’elle, jetant toujours des regards de fou dans l’épaisseur des arbres, et criant tiiitiiit de moment en moment.

À la fin, je lui demandai :

— Pourquoi criez-vous comme ça ?

Il répondit d’un air consterné, désespéré :

— C’est mon pauvre chien que j’ai perdu.

— Comment ? Vous avez perdu votre chien ?

— Oui. Il avait à peine un an. Il n’était jamais sorti de la boutique. J’ai voulu le prendre pour le promener dans les bois. Il n’avait jamais vu d’herbes ni de feuilles ; et il est devenu comme fou. Il s’est mis à courir en aboyant et il a disparu dans la forêt. Il faut dire aussi qu’il avait eu très peur du chemin de fer ; cela avait pu lui faire perdre le sens. J’ai eu beau l’appeler, il n’est pas revenu. Il va mourir de faim là-dedans.

La jeune femme, sans se tourner vers son mari, articula :

— Si tu lui avais laissé son attache, cela ne serait pas arrivé. Quand on est bête comme toi, on n’a pas de chien.

Il murmura timidement :

— Mais, ma chère amie, c’est toi…

Elle s’arrêta net ; et, le regardant dans les yeux comme si elle allait les lui arracher, elle recommença à lui jeter au visage des reproches sans nombre.

Le soir tombait. Le voile de brume qui couvre la campagne au crépuscule se déployait lentement ; et une poésie flottait, faite de cette sensation de fraîcheur particulière et charmante qui emplit les bois à l’approche de la nuit.

Tout à coup, le jeune homme s’arrêta, et se tâtant le corps fiévreusement :

— Oh ! je crois que j’ai…

Elle le regardait :

— Eh bien, quoi !

— Je n’ai pas fait attention que j’avais ma redingote sur mon bras.

— Eh bien ?

— J’ai perdu mon portefeuille… mon argent était dedans.

Elle frémit de colère, et suffoqua d’indignation.

— Il ne manquait plus que cela. Que tu es stupide ! Mais que tu es stupide ! Est-ce possible d’avoir épousé un idiot pareil ! Eh bien va le chercher, et fais en sorte de le retrouver. Moi je vais gagner Versailles avec monsieur. Je n’ai pas envie de coucher dans le bois.

Il répondit doucement :

— Oui, mon amie ; où vous retrouverai-je ?

On m’avait recommandé un restaurant. Je l’indiquai.

Le mari se retourna, et, courbé vers la terre que son œil anxieux parcourait, criant : Tiiitiit à tout moment, il s’éloigna.

Il fut longtemps à disparaître ; l’ombre, plus épaisse, l’effaçait dans le lointain de l’allée. On ne distingua bientôt plus la silhouette de son corps ; mais on entendit longtemps son tiiit tiiit, tiiit tiiit lamentable, plus aigu à mesure que la nuit se faisait plus noire.

Moi, j’allais d’un pas vif, d’un pas heureux dans la douceur du crépuscule, avec cette petite femme inconnue qui s’appuyait sur mon bras.

Je cherchais des mots galants sans en trouver. Je demeurais muet, troublé, ravi.

Mais une grand’route soudain coupa notre allée. J’aperçus à droite, dans un vallon, toute une ville.

Qu’était donc ce pays.

Un homme passait. Je l’interrogeai. Il répondit :

— Bougival.

Je demeurai interdit :

— Comment Bougival ? Vous êtes sûr ?

— Parbleu, j’en suis !

La petite femme riait comme une folle.

Je proposai de prendre une voiture pour gagner Versailles. Elle répondit :

— Ma foi non. C’est trop drôle, et j’ai trop faim. Je suis bien tranquille au fond ; mon mari se retrouvera toujours bien, lui. C’est tout bénéfice pour moi d’en être soulagée pendant quelques heures.

Nous entrâmes donc dans un restaurant, au bord de l’eau, et j’osai prendre un cabinet particulier.

Elle se grisa, ma foi, fort bien, chanta, but du Champagne, fit toutes sortes de folies… et même la plus grande de toutes.

Ce fut mon premier adultère !

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