Un divorce (André Léo)/Chapitre 20
CHAPITRE XX
Trois semaines après, un dimanche, dans la soirée, Claire, vêtue de noir, se tenait à la grille de Beausite, et de temps en temps, faisant quelques pas sur la route, elle regardait du côté de Lausanne, puis revenait. Elle paraissait impatiente, même un peu inquiète.
Ce costume noir rendait plus éclatante la blancheur de son cou, de ses mains et de son visage. Elle avait maigri ; sa beauté était devenue plus fine et plus idéale ; mais les couleurs roses de la jeunesse et de la santé n’avaient point déserté ses joues. Son regard seul était chargé de mélancolie ; et ce n’était qu’à une certaine langueur dans les attitudes, à je ne sais quoi de doux et de pénétrant dans tout son être, qu’on retrouvait la trace de ses fatigues et de ses douleurs.
Comme elle était pensive, appuyée contre la grille, le bruit d’un pas lointain la tira de sa rêverie, et de nouveau elle s’avança et regarda sur la route ; mais ce qu’elle vit n’était point probablement ce qu’elle attendait, car elle retournait du côté de l’avenue, lorsqu’après un nouveau regard elle parut saisie de surprise et d’émotion. Une vive rougeur colora son visage ; elle rentra dans l’avenue et se dirigea lentement vers le massif de sapins le plus proche. Bientôt, parut à la grille un voyageur poudreux qui marchait d’un pas rapide, et qui, en apercevant Claire, poussa un cri de joie et courut vers elle. Ils pénétrèrent ensemble dans le massif, garni à l’intérieur d’un banc, sur lequel la jeune femme, vivement émue, se laissa tomber. Camille se plaça près d’elle. Il avait la figure tout éclairée de bonheur.
— Enfin, dit-il, enfin ! ne pensiez-vous pas que j’allais venir ?
— Vous n’avez donc pas reçu ma lettre ? demanda-t-elle.
— Laquelle ?
— Je vous ai écrit il y a trois jours.
— Non, il y a deux jours que j’ai quitté Paris. Cette lettre-là, ma Claire, était-elle plus tendre que l’autre ?
— Ne m’accusez jamais de manquer de tendresse pour vous. Si vous saviez…
— Mais comment pouvez-vous, si vous m’aimez, consentir à vivre loin de moi ? J’ai supporté cette absence de trois ans, tempérée par de si rares entrevues, parce que c’était nécessaire, parce qu’il le fallait ; mais à présent, vous êtes libre, libre entièrement, et par la loi et par la mort de votre père, et, de plus, par le mariage de M. Desfayes. Des craintes, chimériques peut-être, ne sont pas un obstacle capable d’arrêter un amour ardent ; non, Claire, vous ne m’aimez pas assez.
— Mon ami, je vous ferais avec bonheur tous les sacrifices ; mais quand il s’agit de mon enfant, de sa santé, de sa vie… Et puis, voyez-vous, réellement (elle fondit en larmes), je ne pourrais vivre séparée de lui.
— Oui, votre amour pour lui s’est exalté par toutes les peines qu’il vous a coûtées, par toutes les craintes qu’il vous inspire, et c’est, d’ailleurs, j’en conviens, un être pétri d’intelligence et d’amour. Mais à présent, surtout depuis que M. Desfayes a pris une autre femme, pourquoi votre mariage changerait-il ses résolutions ? Ne vous a-t-il pas promis, sans conditions, de vous laisser l’enfant ?
— Oh ! ses paroles, je les ai gardées dans na mémoire, et bien souvent je me les répète, en y cherchant ce que je dois espérer. Mais il y a toujours, vous le savez, plusieurs manières de comprendre. Écoutez bien, Camille, voici mot pour mot ce qu’il m’a dit :
« Que ferais-je de ce pauvre enfant qui est trop jeune pour te quitter encore ? » Trop jeune encore, entendez-vous ? cela ne semble point engager l’avenir. Et après il ajouta : « Garde-le donc. Je ne te le demanderai point. » Depuis trois ans j’en suis là, me répétant ces deux phrases et y cherchant une assurance que je n’y trouve pas. L’une me rassure ; l’autre excite mes craintes. Qu’en pensez-vous ?
— Je pense, chère amie, que les paroles de M. Desfayes ne sont point de celles qu’on grave sur le marbre, et qu’il les grave peu lui-même dans son souvenir. Cherchez plutôt quelle peut être son intention d’à présent, et vous la trouverez dans son intérêt. Quoiqu’il ait assez bien rétabli ses affaires, cependant il n’est plus riche, et le mariage qu’il vient de faire n’est guère moins désavantageux du côté de la fortune que…
— Mais elle a vendu son café soixante mille francs.
— Bah ! vraiment ? Eh bien ! oui, ce sont de pareilles aventures qui achalandent une maison. Notre époque a décidément du penchant pour la vertu. Cependant, voyons : ne croyez-vous pas qu’en prenant l’engagement d’élever votre fils jusqu’à vingt ans, sans que M. Desfayes ait à contribuer en aucune manière aux dépenses de son éducation…
— Ferdinand est fier ; vis-à-vis de vous, il le serait plus encore.
— Ne le nommez pas de ce nom, Claire, du moins devant moi. Pour vous, désormais, comme pour tout le monde, il n’est que M. Desfayes.
Elle rougit, baissa la tête et ne répondit pas.
— Vous le connaissez mieux que moi, reprit-il, découvrez donc les persuasions qu’on pourrait employer vis-à-vis de lui, et quelles qu’elles soient, qu’elles demandent le sacrifice de votre fortune ou le dévouement d’un honnête homme, j’y souscrirai.
Claire lui serra les mains avec reconnaissance.
— J’ai déjà beaucoup cherché en vain ; mais je chercherai encore. Ah ! Camille, je le sens, j’abuse de votre bonté pour moi. Quand je devrais vous remercier à genoux de vouloir bien m’aimer, vous si grand, si bon et si noble, je vous attriste par des refus, et je vous retiens dans la peine et dans l’incertitude. Vous mériteriez un cœur tout à vous, qui ne fût pas, comme le mien, flétri par tant de tristesses et engagé dans d’autres affections. Quelquefois, mon ami, en pensant à cela, je me sentirais le courage de renoncer à vous, car je ne suis pas libre de répondre à votre dévouement.
— Ne parle pas ainsi, dit-il en la serrant contre son cœur. Je t’ai adoptée telle que tu es, avec tes douleurs, tes souvenirs et tes liens ; je te garderai. Seulement, je te voudrais plus forte et plus décidée. Je te voudrais plus confiante en moi. Il me semble que tu oublies qu’en devenant ma femme, tu acquiers un protecteur brave et intelligent, qui saurait au besoin te défendre et te sauver. Aie donc un peu plus de foi, ma Claire. Ah ! murmura-t-il d’un ton de reproche, tu n’as pas le désir d’être à moi.
— Vous êtes injuste, lui répondit-elle d’une voix émue ; quand je songe au bonheur, c’est à vous. Si je venais à vous perdre, ma vie serait comme perdue aussi, ma jeunesse morte, et je ne resterais plus au monde que pour mes enfants. Mais je souffre pour vous, Camille, de ce que vous aimez un être si malheureux et si peu capable de vous faire du bien.
— Écoutez, reprit-il, je comprends vos inquiétudes, et la joie de notre union ne me consolerait pas de vous avoir privée de votre enfant. Mais ce qui m’irrite au delà de toute expression, c’est de vous voir encore à la merci de cet homme, après que les lois sociales vous ont séparée de lui. Toujours, quoi qu’on fasse, il sera donc l’éternel obstacle à votre bonheur ? Quelle odieuse fatalité ! Quoi ! vous êtes encore dans la plénitude de la jeunesse, vous n’avez connu l’amour que par ses douleurs, vous êtes libre, vous m’aimez, et je ne pourrai pas vous rendre heureuse ! parce que cet homme existe, bien qu’il vous oublie avec une autre femme, bien que vos liens avec lui soient légalement rompus !…
— Il est des liens qu’on ne peut rompre, dit Claire avec abattement.
— Ne dites pas cela, Claire ; vous respectez tout, hors notre amour. Ah ! s’écria-t-il dans un transport de rage et de douleur, oui, je suis malheureux ! Ah ! oui, je souffre, je vous l’assure ; car j’ai beau me donner à vous, je le vois bien, vous ne pouvez pas vous donner à moi.
— Camille ! dit la jeune femme, Camille ! ah ! si ce n’était l’enfant !…
Il fit quelques pas dans le bosquet, et revenant près de Claire :
— Eh bien ! que décidons-nous ?
— Je ne sais, répondit-elle, désolée de ne pouvoir lui donner d’autre réponse. Je connais bien M. Desfayes. Si je reste seule, il me laissera Fernand, peut-être ; mais s’il me voit donner à un autre, sur ses enfants, le pouvoir d’un père…
— Après tout, dit Camille pensif, c’est logique, et peut-être en ferais-je autant ? Eh bien ! moi je propose ceci : marions-nous et partons dès le lendemain, avec vos enfants, pour le nouveau monde, qui, soit dans ses déserts, soit dans ses foules, nous cachera bien. — Oui, dit-il en s’arrêtant tout à coup avec une sorte de stupeur, mais ai-je bien le droit d’enlever à cet homme ses enfants ?
Ils se regardaient en silence, quand ils entendirent un bruit de sanglots, et au travers des branches des sapins ils aperçurent Louise qui entrait dans l’avenue, tenant la petite Clara dans ses bras.
— Fernand ! où est Fernand ? s’écria Claire.
Et elle voulut s’élancer, mais devint toute pâle et chancela.
— Ne vous effrayez pas ainsi, je vous en supplie, lui dit Camille, la forçant à se rasseoir, il sera resté en arrière. Il ne peut lui être arrivé malheur.
Mais, sur un nouveau gémissement de Louise, Claire se releva et courut vers la jeune bonne. D’une voix que la terreur étranglait et dilatait par éclats :
— Fernand ! Fernand ! disait-elle.
— Madame ! s’écria Louise, qui tomba sur ses genoux en joignant les mains, ah ! madame, ce n’est pas ma faute. J’ai fait tout ce que j’ai pu… le petit aussi ; mais ils ont voulu le garder.
Toutes les craintes de Claire étaient confirmées. La commotion qu’elle éprouva fut terrible. Elle voulut courir, mais ses jambes fléchirent, et, sa raison semblant égarée, elle se mit à marcher du côté de la grille, en se traînant sur les mains et sur les genoux.
— Qu’est-il arrivé ? au nom de Dieu ! demandait Camille en secouant Louise.
— Ils nous l’ont pris, monsieur ! M. Desfayes et madame Fonjallaz ont gardé le petit et ne veulent pas nous le rendre. Ah ! madame avait bien raison de pleurer ce matin quand nous sommes partis !
— Claire ! s’écria Camille en s’élançant vers elle, ne désespère pas. Si cela est possible, je te le rendrai.
Il la saisit en même temps dans ses bras pour l’emmener à Beausite ; mais elle se débattit, et comme ils étaient auprès de la grille, sa tête alla heurter contre les barreaux de fer. Alors elle demeura privée de sentiment, et Camille, aidé de Louise, l’emporta à la maison.
Après qu’on lui eut prodigué les premiers soins, madame Grandvaux et Louise complétèrent pour Camille tous les détails relatifs à l’événement :
On avait coutume d’envoyer tous les mois les enfants chez leur père ; mais, cette fois, à cause de l’odieux mariage qu’il venait de faire, Claire n’avait pu s’y résoudre que sur l’injonction de M. Desfayes, qui les avait attendus en vain le dimanche précédent. Les enfants d’ailleurs n’y tenaient guère, et il n’y avait que la petite qui parlât souvent de son papa, à cause des bonbons et des joujoux qu’il lui donnait. Mais Fernand s’ennuyait de ces visites, et il avait bien compris la situation de sa mère, puisqu’une fois, devant Louise, son papa lui demandant : « M’aimes-tu ? » il avait répondu : « Pas beaucoup. »
Et quand M. Desfayes avait demandé pourquoi ? L’enfant avait dit :
— Parce que j’aime maman.
Alors M. Desfayes n’avait rien répliqué ; mais il était devenu sombre, et depuis ce temps Louise était sûre qu’il pensait toujours à cela.
Cette fois, madame Fonjallaz avait voulu caresser Fernand, mais il l’avait repoussée. Elle avait fait semblant de pleurer, en se plaignant qu’on avait excité l’enfant contre elle, et, après une longue conversation entre les deux époux, M. Desfayes était venu signifier à Louise sa volonté de garder Fernand. Louise avait protesté et supplié en vain ; elle en avait appelé à l’enfant lui-même, et celui-ci avait résisté en criant et s’était attaché à elle pour la suivre, mais madame Fonjallaz l’avait emporté de force. La jeune bonne enfin, tout éplorée, avait dû partir seule avec la petite Clara, qui la tirait par la main, en disant :
— Allons le dire à maman, bien vite.
— Je suis sûre que le pauvre innocent sera tombé dans une crise après cela, ajoutait Louise, et ils ne savent seulement pas le soigner. Mais, s’ils le laissent étouffer, pour le coup, madame est morte !
— Chut ! dit Camille en voyant Claire faire un mouvement.
Elle ouvrit les yeux, en effet, puis les referma, et se mit à trembler de tous ses membres. Camille la prit dans ses bras, et une larme brûlante tomba de ses yeux sur le visage de Claire. Elle lui ouvrit son âme alors par un regard plein d’un désespoir sombre, et referma encore les yeux après lui avoir serré la main.
— Où vas-tu, Anna ? demanda madame Grandvaux à sa fille en la voyant avec son châle et son chapeau, et avec le petit Fritz, qui ne la quittait plus et s’attachait toujours à sa robe.
— Je vais leur parler, maman.
— À ton beau-frère ?… à M. Desfayes ? dit-elle en se reprenant, et à cette femme !
— Qu’importe ! si je puis ramener Fernand.
— Allez, chère fille, allez ! s’écria Camille. Dites tout ce qu’il faut, et rappelez-vous qu’elle sacrifierait tout pour lui.
— Oui, va ! dit Claire.
En embrassant sa sœur, elle fondit en larmes, et cela lui fit du bien.
Anna ne revint qu’à la nuit ; mais elle revint seule. M. Desfayes avait été inflexible.
Madame Fonjallaz, ou plutôt la nouvelle madame Desfayes, s’était plu d’abord à se montrer magnanime, et à prendre Anna sous sa protection ; mais celle-ci vit bientôt que ce n’était qu’un jeu, et que cette femme ne visait au fond qu’à irriter M. Desfayes ; quand Anna lui avait dit :
— Vous êtes mère, madame ; si on vous enlevait votre enfant ?
— M. Desfayes est père aussi, je pense. Est-ce que Fernand ne serait pas son fils ? avait répondu l’insolente créature. Que voulez-vous ? Quand on veut garder ses enfants, on ne divorce pas.
Cependant, elle était venue conduire Anna jusqu’en dehors de l’appartement, et là, lui avait dit, d’un ton de confidence, que M. Desfayes était très-irrité, parce qu’il s’était aperçu qu’on avait prévenu l’enfant contre lui et contre sa femme ; pour elle, on avait beau être injuste, elle pardonnait tout et ne cherchait pas à se venger, quoiqu’elle eût été, certes, bien froissée de certains propos, qu’elle ne méritait pas ; mais enfin, réellement, elle avait pitié de cette pauvre madame Claire, et, loin de parler contre elle, si plus tard elle trouvait l’occasion de lui renvoyer l’enfant, elle le ferait. Il fallait attendre ; on verrait ; pour le moment, la chose était impossible.
C’était à Camille, venu sur la route au-devant d’elle, qu’Anna racontait ceci. Elle ajoutait, en sanglotant, que Fernand s’était jeté dans ses bras en la voyant, et qu’il avait demandé à grands cris à retourner auprès de sa mère. Anna s’était efforcée de le calmer ; mais qu’il pleurât ou ne pleurât point, sa douleur restait en lui ; on le voyait à son air, à sa poitrine oppressée. Il avait dû avoir une crise ; car il était pâle, abattu, brisé ; jusque-là on n’avait pu lui faire prendre aucune nourriture, et Anna seule avait obtenu qu’il mangeât un peu. Ensuite, elle l’avait couché, en lui donnant les soins qu’il recevait d’habitude, et madame Fonjallaz, qui était présente, regardait tout cela en souriant de mépris.
— Mon ami, dit la jeune fille en achevant son récit, cet enfant est une sensitive ; s’il reste avec eux il est perdu.
— Peut-être, en effet, dit Camille, a-t-on malheureusement exagéré les soins que sa santé demandait ?
— Je ne crois pas ; s’il eût été mal soigné, il ne serait plus. Tant d’enfants meurent en bas âge par l’inintelligence de ceux qui les soignent ! Moi, je crois qu’un enfant vient au monde pour vivre et qu’il ne devrait pas mourir sans avoir vécu. Mais on connaît et l’on comprend si peu ces petits êtres ! Claire, elle, avait trouvé ce qu’il fallait à son fils ; elle le connaît bien, et c’est par elle qu’il vit depuis sa naissance. Mais il est encore loin, le pauvre bien-aimé, d’être fort !
— Ces crises continuent ?
— Oui, quoique plus faibles et plus rares. On croyait qu’il allait guérir ; mais, à présent…
— Eh bien ! je crois que je devine la Fonjallaz. Elle est certainement l’instigateur de tout ceci, quoiqu’il soit naturel que M. Desfayes, ayant maintenant un ménage, veuille reprendre son enfant. Pour elle, au fond, elle ne se soucie guère d’un enfant de plus ; car elle a déjà le sien, et il peut lui en venir d’autres. Elle sait aussi que les dépenses de l’éducation d’un jeune homme sont quelque chose, et c’est une de ces femmes qui prévoient de loin. Je crois donc qu’elle se prêterait volontiers à renvoyer l’enfant dans quelque temps d’ici ; et peut-être même alors travaillera-t-elle pour nous. Mais ce ne sera pas avant d’avoir écrasé le cœur de sa rivale et savouré pleinement sa vengeance. Vous avez remarqué son jeu vis-à-vis de vous, et l’insolence de sa compassion pour Claire ?
— Ce que vous supposez peut être vrai, dit Anna ; mais M. Desfayes tient à son fils, je l’ai vu. La présence même de la petite Fonjallaz dans sa maison devait lui donner ce désir. Avoir sous les yeux l’enfant d’un autre et penser au sien !… Enfin, j’ai obtenu quelque chose pourtant, c’est que Louise irait soigner notre pauvre ange, du moins dans les premiers temps.
On ne rapporta de ces choses à Claire que ce qui pouvait le moins irriter sa peine, et Camille s’efforça de lui faire partager cette espérance que, par l’action même de son ennemie, plus tard, son fils pourrait lui être rendu. Claire espéra ; mais au milieu d’une torture incessante, et à laquelle ses forces devaient succomber. Vivant en idée avec l’enfant, elle le suivait dans tous les actes de sa journée. À tel moment, à tel autre, elle devinait, supposait que telle chose devait lui manquer, et elle l’en voyait souffrir.
Elle savait bien que nul ne pouvait remplacer pour Fernand ses soins à elle, non plus que les caresses dont jusque-là elle l’avait nourri ! Elle seule connaissait cette nature divinement souffreteuse, et pouvait la toucher comme il le fallait. Absorbée sans cesse, on voyait quelquefois tout à coup pâlir ses lèvres sous quelque spasme de douleur.
Louise était donc allée habiter chez M. Desfayes, et l’enfant avait revu sa bonne avec joie. Deux ou trois fois par semaine, Anna se rencontrait avec eux sur la promenade Montbenon. La petite Fonjallaz s’y trouvait aussi, et mademoiselle Grandvaux remarqua tout d’abord avec chagrin qu’une profonde antipathie existait entre ces deux enfants. La petite fille était vaniteuse, babillarde, menteuse et taquine ; et, d’après les rapports de Louise, Anna vit que le plus redoutable ennemi de son neveu était cette enfant méchante et rusée, que sa mère approuvait toujours, et que peut-être, sans en avoir bien conscience, elle excitait contre lui.
En vain mademoiselle Grandvaux essaya d’établir entre eux quelque intimité. La nature de Fernand repoussait d’instinct celle de la petite Élisa ; et d’ailleurs il ne jouait guère. Quand il était près de sa chère tante, il se couchait sur ses genoux, l’entourait de ses bras et causait avec elle. Anna voulait ménager la sensibilité de l’enfant ; mais quand elle tardait trop à aborder le sujet qu’il attendait, il disait : Maman ! d’un ton de reproche. Alors elle parlait de Claire, de Beausite, et il pleurait en l’écoutant, le visage caché dans le sein de sa jeune tante, et cherchant à lui dérober ses larmes, afin qu’elle parlât toujours.
Chaque fois, au moment de la séparation, c’était une scène déchirante, car il voulait retourner avec sa tante à Beausite.
Pour Claire, elle ne cherchait pas à revoir l’enfant, ne se sentant pas assez forte pour cette épreuve, et la redoutant aussi pour lui. Dès la seconde semaine qui suivit le départ de Fernand, on remarqua qu’elle s’absentait régulièrement tous les deux jours à la nuit tombée, après avoir couché sa petite fille et elle restait absente une heure environ. Anna et madame Grandvaux crurent à des entrevues avec Camille, mais on sut plus tard que Claire courait seule ainsi jusqu’à Montbenon, où Louise venait lui rendre compte de tout ce que l’enfant avait fait, ou plutôt souffert, pendant ces deux jours. Les tortures que cette pauvre femme recueillait ainsi de la bouche étourdie de la jeune servante, elle seule eût pu les dire, et elle n’en parla jamais. Anna en devina la plus grande partie, par ce qu’elle tenait elle-même de Louise : c’étaient tous les détails d’un véritable martyre pour un enfant tel que Fernand. Sa belle-mère, impatiente, fantasque, le frappait quelquefois, lui que la douce main de sa mère n’avait touché de sa vie que pour lui apporter du bien-être, ou un témoignage de tendresse.
La petite Élisa le contrariait en toutes choses, le primait sur tout, lui arrachait ce qui était à lui, le pinçait parfois. On blâmait devant lui son éducation ; on riait de ses susceptibilités ; on contraignait ses répugnances. M. Desfayes était le premier à donner dans ce système, disant qu’on avait énervé cet enfant par trop de soins, et qu’il fallait le fortifier par un traitement tout différent. Cela ne pouvait avoir lieu sans un temps d’épreuve. C’est pourquoi on ne s’inquiéta pas trop de voir l’enfant pâlir, perdre l’appétit, et rester des heures entières assis dans un coin, songeur. Quelquefois son père lui disait : Fernand ! que fais-tu là ? Il tressaillait alors, une rougeur venait à ses joues, et, sans répondre, il montrait un livre, qu’il tenait mais ne lisait pas.
On décida de l’envoyer à l’école, et que cela le distrairait. L’étude, en effet, l’attira beaucoup, et il fit des progrès rapides ; mais il n’eut pas de camarades ; pendant les récréations, il lisait, ou pleurait tout doucement, dans ses mains fermées, en feignant de dormir.
Après un mois de séjour à Lausanne, Camille, voyant Claire encore indécise, voulut partir ; mais le cœur de la pauvre femme se brisant à l’idée de cette séparation nouvelle, elle le supplia en pleurant de ne point l’abandonner. De son côté, madame Grandvaux, inquiète pour sa fille des mauvais propos, la pressa d’épouser le jeune Français, lui représentant que plus qu’une autre elle avait besoin d’un protecteur. Claire se maria. Elle aimait Camille ; mais le bonheur, elle n’y songeait plus.
Le premier acte de Camille, comme époux de Claire, fut d’écrire à M. Desfayes pour le persuader, par toutes les raisons qu’il put invoquer, de rendre Fernand à sa mère. Il alléguait le caractère particulier de l’enfant et sa frêle santé, les troubles domestiques bien connus qui résultent des préférences d’une belle-mère, et il engageait sa parole et offrait de prendre, s’il le fallait, des engagements écrits pour assurer à Fernand l’éducation la plus complète et la plus brillante. M. Desfayes répondit par quelques paroles sèches, où il déclarait qu’il voulait et devait garder son fils ; qu’il trouvait fort étranges de semblables propositions, et que, s’il eût jamais été possible que Fernand fût rendu à sa mère, il ne serait pas livré désormais à la femme d’un étranger.
Il envoya Fernand à Beausite le lendemain, sous la garde d’une nouvelle bonne, car Louise, chassée par madame Desfayes, était retournée près de Claire. Cette entrevue fut d’une horrible douceur pour le pauvre enfant et pour sa mère. Ils passèrent toute la journée dans les bras l’un de l’autre, se souriant et pleurant ; mais, quand il fallut partir, la résistance de l’enfant causa une scène qui brisa Claire. Il emportait cependant son beau pigeon roux qui l’avait reconnu, et le caressait encore ; puis on devait se revoir.
Se revoir ! Claire répétait ce mot en se tordant les mains quand elle était seule. Ah ! comme il était pâle ! comme il avait changé ! Cette organisation si nerveuse, si vibrante, adoucie à force d’amour, elle la voyait maintenant tendue, souffrante, irritée ! Elle n’osait s’avouer à elle-même tout ce dont elle avait peur.
La solitude la tuait ; la présence de ses amis, même celle de Camille, parfois, lui était importune. Claire, cependant, s’efforçait de sourire à son mari, et par moments, se reprochant de ne pas assez répondre à son amour, elle le comblait de caresses ; mais il sentait bien que l’âme n’y était pas tout entière, et voyant que ni la vivacité de sa tendresse, ni le charme de son esprit, ni l’agrément de son caractère, ne pouvaient parvenir à apaiser cette douleur, lui-même, découragé, se laissa aller à la tristesse.
Camille songea plus d’une fois au parti désespéré d’enlever Fernand et de s’expatrier avec Claire. Mais il ne pouvait s’empêcher de réfléchir aux conséquences d’un pareil acte, qui le bannissait à jamais de sa patrie et le jetait sous le coup de peines sévères. Par là, non-seulement il brisait sa carrière, mais il se bannissait du monde des arts, où il avait eu des succès assez remarquables, et qu’il aimait. Son nom, qu’il avait rêvé glorieux, et que répétait déjà la voix publique, il devrait désormais le cacher, l’enfouir dans l’oubli des hommes ; il perdait du même coup l’aisance et le travail. Les biens de Claire ne pouvaient être vendus facilement, ni d’un jour à l’autre. Enfin la conscience de Camille n’était pas tout à fait tranquille à l’idée d’enlever des enfants à leur père. Et, par tous ces motifs, malgré son amour pour sa femme, il hésitait.
Claire vit cette hésitation sans la bien comprendre, et ne dit rien ; mais ce lui fut une déception amère. Plus tard, quand son mari lui proposa faiblement ce parti de l’exil comme dernier remède, tout en lui représentant les dangers qu’il avait pour eux, elle répondit évasivement et parut entrer dans ses vues. Mais elle se dit à elle-même avec désespoir qu’elle était seule encore, seule à aimer son fils et à vouloir tout sacrifier pour lui.
On était au mois de septembre. Étienne allait revenir. Naples avait ouvert ses portes au conquérant béni de la liberté. Le succès était assuré dans cette partie de l’Italie, et de nouvelles expéditions devenaient plus que douteuses. Étienne prit congé de ses frères d’armes et se rendit près de son père, qui revenait d’un voyage en France avec le comte Tcherkoff.
Étienne n’était plus le même qu’à son départ ; il avait l’air martial, fort et joyeux. Il serra le petit Fritz dans ses bras avec transport et plia le genou devant la mère adoptive.
— Ô ma sainte chérie ! lui dit-il, si tu ne veux pas que je t’aime, je t’adorerai.
Elle ne se défendit point d’être aimée, et peu à peu, bien que la joie pure et complète des premiers temps ne půt être rappelée, ils redevinrent amants. Depuis la mort de son père, Anna était libre.
Presque tous les jours, la famille se réunissait à Beausite, et le comte Tcherkoff semblait devenu un de ses membres. Malgré sa réserve habituelle, on ne le sentait pas étranger. Quand il s’animait parfois, il devenait étincelant de verve, d’intrépidité, de sublimes audaces. M. Sargeaz avait promis d’habiter Beausite aussitôt après le départ de sir John Schirling.
Celui-ci, venu, prétendait-il, pour montrer la Suisse à son neveu, ne bougeait guère de Lausanne, et leur seule distraction à l’un comme à l’autre paraissait être la société de Mathilde ; mais, depuis le retour de M. Sargeaz, ils la voyaient peu, car il y avait décidément une antipathie prononcée entre M. Sargeaz et sir John Schirling ; ils se bornaient à se saluer en se rencontrant, mais sans se parler jamais. Mathilde n’avait pu savoir les raisons de cette bizarrerie, qui la contrariait beaucoup dans son amitié pour sir John.
Un jour, — il y avait une semaine environ que M. Sargeaz était de retour, — l’Anglais, en apercevant Mathilde seule au jardin, se hâta d’aller la rejoindre. Il paraissait fort ému, et son visage portait, plus vive que jamais, cette expression de souffrance secrète, qui lui était habituelle.
— Écoutez-moi, Mathilde, lui dit-il, je ne puis rester ici plus longtemps, et je ne sais quand nous pourrons nous revoir, si vous n’acceptez pas la proposition que je viens vous faire. Vous me connaissez, vous avez confiance en moi, et vous savez mon attachement pour vous ; enfin vous connaissez aussi mon neveu. Il vous aime et m’a chargé de vous demander votre main. Sir George est un honnête homme, et il vous estime très-haut, Mathilde ; il est plein de délicatesse et de générosité ; de plus, il est riche et jouit d’un revenu de mille livres sterling.
— Mais, monsieur…
— Attendez, miss ! Sir George n’est pas un de ces hommes dont la mesquine jalousie s’effraye du mérite d’une femme. Il profitera de vos conseils ; il signerait au besoin vos écrits, et je ne doute pas qu’avec votre aide il ne parvînt à entrer à la chambre des communes, à s’y faire un nom, à servir la cause du progrès dans notre patrie.
— Tout cela me toucherait beaucoup, monsieur ; mais je n’aime pas sir George.
— Toujours la même réponse, dit-il désespéré.
— Que voulez-vous ? Si je me marie, ce sera pour n’être plus seule, mais pour être deux. Assurément, l’absorption de l’un par l’autre est préférable à la contradiction et à la lutte ; mais ce n’est pas le bonheur et ce n’est pas l’amour. Sir George a l’esprit facile et l’âme généreuse, je le crois ; mais, vous l’avouez vous-même, il ne se tiendrait pas à mes côtés et me suivrait seulement. Avec lui, je serais seule encore ; je ne me sentirais pas vraiment mariée, et ne serais pas une bonne épouse. Eh bien, ou je ne me marierai jamais, ou j’épouserai un homme dont l’individualité haute et forte se fera sentir à moi ; que j’aiderai sans doute, mais sur qui je pourrai m’appuyer à mon tour ; une âme assez profonde et assez vaste, sir John, pour qu’après des années d’union elle puisse encore m’éclairer, parfois me surprendre.
Les yeux de Mathilde brillaient d’un éclat humide, et une douce rougeur colorait son front. Sir John la regardait avec surprise :
— Connaîtriez-vous déjà cet homme ? murmura-t-il.
Elle ne répondit pas à cette question ; mais, revenant à lui et voyant sur sa figure les marques d’un profond chagrin, elle lui prit la main affectueusement :
— Cher monsieur, dit-elle avec plus de sentiment qu’elle n’en avait jamais montré, pourquoi ne puis-je mieux répondre à tant de généreuse affection que vous avez pour moi ? Bien souvent, je me suis demandé pourquoi vous m’aimiez ainsi. Je voudrais de tout mon cœur ne point me séparer de vous ; mais vous retournez en Angleterre, et moi je suivrai bientôt mon père en Russie, où une noble tâche m’appelle. Du moins, nous nous écrirons.
— Mathilde, dit-il d’une voix sourde, Mathilde, c’est impossible ! Je ne puis vous perdre. Je n’y consentirai pas.
Et, comme elle le regardait étonnée, elle le vit en proie à un violent combat. Il rougissait et pâlissait. Tous les traits de son visage exprimaient l’angoisse, le désir, une honte secrète. Une larme enfin, lourde et amère, se détacha de ses joues, et il joignit les mains avec force :
— Depuis huit ans, Mathilde, j’ai mis tout en œuvre pour me faire aimer de vous et vous attacher à moi. J’ai compromis la paix de mon intérieur ; et peut-être, hélas ! vous ai-je vous-même compromise. J’ai fait mille démarches ; j’ai créé mille rêves ; j’ai vécu de cette pensée, et tout cela vous le rendez vain d’un mot ! Vous ne m’aimez point, Mathilde.
— Monsieur ! dit-elle étourdie de toutes les pensées qui lui vinrent en ce moment, je ne puis vous répondre ; je suis toute à l’étonnement ; je ne comprends pas.
— Je suis votre père ! lui dit-il.
Elle resta muette un moment, puis elle s’écria :
— C’est impossible !
— C’est la réalité, Mathilde. Pendant ma jeunesse, je vous l’ai déjà dit, avant d’avoir compris la vie, j’ai commis le mal. J’en ai beaucoup souffert, et dans ma conscience et par vous-même, dans les efforts vains de ma tendresse pour vous. Je ne sais pourquoi : est-ce l’importance même et le regret de ma faute qui m’attachaient à elle ? est-ce l’amour de vingt ans, le premier amour ? mais jamais je n’ai cessé de penser à votre mère avec un tendre intérêt. Je l’ai quittée, contraint de partir. Depuis, je l’ai plainte ; récemment, je l’ai pleurée. Et vous, Mathilde, vous, l’enfant de l’adultère, exilée de moi et livrée par la loi au pouvoir et à l’affection d’un autre, j’ai toujours aspiré à vous ressaisir, et vous m’êtes de mes enfants la plus chère. J’aurais voulu vous aimer, être aimé de vous, et vous posséder près de moi sans être obligé de faire un aveu dont je dois rougir et qui sans doute, hélas ! vous humilie. Mais toutes mes tentatives ont échoué. Maintenant, Mathilde, ma fille, voulez-vous me suivre ? Je vous en supplie à genoux !
Il se courbait en effet devant elle, les mains jointes.
Éperdue, elle s’écria :
— Mais c’est un rêve ! Je vous aime et je vous plains. Je vous suivrais certainement si j’étais… orpheline, mais… Elle s’arrêta : Ah ! vous avez beau dire, M. Sargeaz est mon père. Il est mon père ! Je le sais bien, moi !
— Mathilde ! Mathilde ! ne doutez pas. Lui-même, celui que vous appelez votre père, il sait que je dis vrai.
— Lui ! dit Mathilde ; il sait qu’il n’est pas mon père, et il m’a aimée si fortement ! Il m’a caressée quand j’étais petite, et consolée ! Il m’a élevée, soutenue en toute occasion ! Il m’a nourrie de son travail et de son âme !… Ah ! s’écria-t-elle en poussant du plus profond de son cœur un grand cri et se jetant dans les bras de M. Sargeaz, qu’elle vit tout à coup près d’eux, vous vous trompez, c’est mon père !
— Je ne vous ai point épié, monsieur, dit le vieillard avec noblesse et d’un ton plein de douceur. Vous vous êtes avancé imprudemment derrière cette allée, où nous étions assis, Tcherkoff et moi. J’hésitais à vous interrompre, et d’ailleurs Mathilde devait être laissée libre. Mais vous avez fait appel à mon témoignage, je suis venu.
Et se tournant vers Mathilde :
— Il a dit la vérité.
L’attitude de sir John était navrante d’abattement.
— Je vous ai fait beaucoup de mal, monsieur, dit-il… j’en ai bien souffert.
— Je le sais, répondit M. Sargeaz. Aussi, quoique nous ne puissions jamais nous donner la main, je vous estime, et je vous ai pardonné. Après un instant de silence, il reprit :
— Choisis, Mathilde.
— Non ! dit sir John Schirling, en interrompant la jeune fille, au moment où elle allait répondre, je me retire. Miss Mathilde a déjà parlé, et ce qu’elle a dit est juste. Elle m’a fait sentir que j’allais commettre un nouveau crime vis-à-vis de vous. C’est vous, en effet, monsieur, vous qui, depuis l’enfance, l’avez élevée et chérie, c’est vous qui êtes son véritable père.
Il ne put retenir ses larmes en disant :
— Mathilde, au moins, serai-je encore votre ami ?
— Le plus cher, après lui, répondit-elle en désignant M. Sargeaz.
En même temps, elle serrait avec effusion les mains de sir John.
Il la remercia du regard et s’éloigna, brisé de douleur.
Mathilde prit ensuite la main de M. Sargeaz, et l’entraînant à quelques pas, afin de se dérober à la vue de sir John, elle lui jeta les bras autour du cou et l’étreignit contre son cœur avec une sorte de délire. Et elle pleurait, Mathilde !
— Ah ! lui dit-elle, toi que j’estimais si haut déjà, je ne te connaissais pas encore. Je recevais tes soins comme chose due, sans savoir que chacune de tes caresses et chacun de tes conseils était une grâce, un bienfait, une élection. Oh ! mon vrai père, je t’aime ! et quand je devrais n’être jamais aimée que de toi, va, cela me suffirait.
— Non ! dit-il, en l’emportant jusqu’au banc tout proche, où se trouvait Dimitri.
Et la faisant asseoir près du jeune homme, il les enlaça du même bras tous deux, en ajoutant :
— Nous vivrons à trois, désormais.
— Chère Mathilde, voulez-vous être ma femme ? demanda en tremblant Dimitri.
— Je vous aime ! répondit-elle.
Le jeune homme la serra dans ses bras avec une joie profonde, puis il dit :
— J’ai entrepris, vous le savez, une œuvre immense. Nous avons à faire passer de l’état de serfs à l’état d’hommes des milliers de créatures ; nous avons à lutter contre des difficultés ardues, des lois féroces, contre les iniquités les plus sanglantes et les répugnances les plus stupides, et nous serons exposés de tous côtés aux poignards du peuple, aussi bien qu’aux cachots du czar. En outre, ce qui se tramera en Russie de réformes sociales ou politiques, par la seule voie possible des conspirations, j’en serai. Ce n’est donc point la grandeur ni la fortune que je vous offre, Mathilde. Peut-être est-ce la torture et la mort.
Elle s’écria, rayonnante d’enthousiasme :
— Je vous remercie, nous serons heureux !
— Je puis maintenant, dit M. Sargeaz, te raconter, devant ton mari, l’histoire de ta mère. Elle est triste, mon enfant ; mais je te supplie d’être indulgente. Jusqu’ici tu as détesté les égarements des hommes ; mais la haine est peu féconde. Si tu veux savoir relever les faibles, il faut chercher à les comprendre et distinguer l’être de sa propre action.
Ta mère était un être bon, mais sans force. Elle était de ces créatures mobiles et vacillantes que tout ce qui brille attire et séduit ; souvent folle, toujours sincère. Elle m’a aimé, et je lui dois deux ans de bonheur.
Puis… elle en aima un autre, sir John Schirling. Il était beau alors ; il avait vingt ans. D’abord je ne vis rien ; j’avais confiance en elle ; mais elle ne savait pas tromper, et bientôt je compris tout. Déjà nous avions un fils ; nous ne pouvions pas nous séparer… Je cherchai donc à force de dévouement à reprendre son âme ; j’acceptai l’enfant de sa faute, et m’efforçai d’édifier sur les ruines de notre amour une amitié forte.
D’abord, elle sembla comprendre, puis elle oublia… Plus tard enfin, abandonnée par un autre amant qu’elle poursuivit avec folie, elle révéla notre malheur à toute la ville. On me conseillait alors, on m’imposait même, au nom de mon honneur, le divorce. Mais que fût-elle devenue, privée de ses enfants et du seul ami qu’elle eût au monde ? Je ne pus oublier qu’elle avait été ma femme, et qu’elle était votre mère ; je voulus remplir le serment que j’avais fait de la protéger toujours, et la sauver de l’abjection et de la misère où elle serait tombée. Ses enfants seuls ignoraient sa honte ; elle se savait déshonorée, et l’opinion publique, au lieu de la soutenir, l’écrasait. Je m’expatriai, vous laissant ici.
J’eus tort en cela, non pour toi, mais pour Étienne, trop faible pour rester seul. Je redoutais pour vous le spectacle d’une mère-enfant, aigrie par ses ennuis et par ses remords. Je voulais conserver en vous le respect. Je me trompai, nous devions nous sauver ou périr ensemble. Tout en ne voulant pas rompre le faisceau, je le déliais, et mon fils autant que sa mère avait besoin de moi. Dieu merci ! maintenant il est sauvé par lui-même et par celle qui l’aime.
Pendant plusieurs années encore, ma fille, là-bas, j’eus à lutter contre des caprices qui me déchiraient le cœur. Heureusement, je n’ai jamais cessé de l’aimer ; elle le sentait, et plus d’une fois sa confiance en moi l’a sauvée. J’étais son père et son ami. Enfin, nous allions nous réunir tous, et je me réjouissais de voir, au milieu de vous, sa vieillesse heureuse et honorée. C’est à ce moment qu’elle est morte, en me bénissant comme un sauveur, et fortifiée pour une autre vie.
Quant à toi, Mathilde, après avoir beaucoup souffert de ta présence, ta faiblesse, tes cris, ta divine ignorance du mal qui t’avait créée, apaisèrent mes révoltes vis-à-vis de toi. Plus d’une fois, au milieu des obligations d’une vie intérieure modeste, j’eus à te donner moi-même des soins ; tu me souriais ; tu semblais attirée vers moi. Quand j’eus obtenu de mon cœur de t’aimer un peu, cette affection devint passionnée, profonde, immense comme le sacrifice et la douleur dont tu avais été la cause. Tu devins alors ma fille réellement, par l’effet d’une génération supérieure, plus forte et plus féconde, œuvre d’un effort moral vers la justice. Et tu es devenue, Mathilde, ma joie et mon orgueil.
Mathilde baisa la main de son père.
— Je tâcherai de penser à ma mère sans amertume, dit-elle, et cependant, combien elle t’a fait souffrir !
— Qu’importe ! répondit-il, j’ai beaucoup aimé. On aime dans la douleur, vois-tu, bien plus profondément que dans la joie. Elle élève l’esprit et étend le cœur.
— Ce n’est pas à moi de discuter ton dévouement, reprit-elle, puisque sans lui je tombais avec ma mère dans les bas-fonds de la misère et de la honte.
Mais elle restait rêveuse, étonnée, occupée d’analyser une secrète protestation.
Depuis un moment ils se taisaient, marchant tous les trois côte à côte, dans les allées, avec ce regard immobile qui fixe les choses intérieures.
Ils étaient en face de la maison, quand la porte vitrée donnant sur le jardin s’ouvrit, et ils virent Claire qui sortait précipitamment. Elle avait l’attitude d’une personne écrasée par la douleur, les bras abattus, les mains jointes, et tout à coup, par un geste désespéré, elle les éleva au-dessus de sa tête, et, s’affaissant, tomba dans l’allée sur le gazon.
— Elle se trouve mal ! s’écria Dimitri en courant vers elle.
Mathilde et M. Sargeaz le suivirent. Claire, pâle, crispée et levant sur eux des yeux hagards, sembla d’abord effarouchée de leur sollicitude. Mais enfin, sur leurs instances, elle raconta en phrases entrecoupées le motif de son chagrin.
C’était le jour où Fernand devait venir à Beausite ; mais le matin on avait reçu la nouvelle qu’il était malade. Louise alors était allée pour le voir, et avait appris de la servante des Desfayes d’affreux détails. Ce beau pigeon que l’enfant avait emporté de Beausite, et qui faisait là-bas toute sa joie, madame Fonjallaz ne le pouvait souffrir, et elle exigeait qu’on renfermât toujours dans une cage la pauvre bête, habituée à sa liberté.
Un jour que Fernand, par pitié pour son ami, avait enfreint la défense, à son retour de l’école, il n’avait plus retrouvé le pigeon roux. On avait prétendu qu’il s’était envolé ; mais l’enfant, inquiet, le cherchant toujours, l’avait enfin trouvé mort entre les mains de la cuisinière, occupée à le plumer. Dans son indignation, il avait frappé cette fille, qui, disait-elle, ne lui en voulait pas ; puis il était tombé raide par terre, et depuis ce moment il était au lit avec une grosse fièvre, pleurant et poussant des cris au souvenir du meurtre de son ami.
— Ils me le tuent ! Je le savais ! murmura la pauvre mère.
Et ses lèvres pâlirent, et ses yeux se fermèrent, comme pour voiler la souffrance horrible qu’elle éprouvait. Camille, qui la cherchait, vint et l’emmena.
M. Sargeaz, Mathilde et Dimitri demeurèrent au jardin, atterrés de ce malheur.
— Ils le tueront, en effet, et la mère suivra l’enfant, dit M. Sargeaz. Oh ! que l’homme comprend peu les lois du mariage, et que le remède qu’il oppose à ses maux est insensé !
— Quoi ! mon père, vous condamnez le divorce ? dit Mathilde.
— Oui, parce qu’il n’atteint pas la source du mal et ne fait que méconnaître de plus en plus les lois de l’union humaine.
— Mais la situation de Claire était intolérable ! et la morale même exigeait la rupture de semblables liens !
— Je le sais ; aujourd’hui pourtant, dans la douleur qu’elle éprouve, elle regrette peut-être cette horrible chaîne. Mais je n’accuse ni ne juge ce qu’elle a fait. Quand l’imprévoyance et l’irréligion des hommes ont poussé jusqu’à l’extrême leurs conséquences, l’excès du mal arrive jusqu’à changer un nouveau mal en expédient de salut. Cependant le moyen de guérir un désordre est d’en attaquer la cause, non de l’aggraver.
— Mon père, dit Mathilde, votre conduite est une exception sublime ; mais elle ne peut servir de règle. Le plus sacré, le plus noble de tous les droits, la liberté, s’oppose à ce que le mariage soit indestructible.
— En effet, répondit M. Sargeaz, s’il n’y a point d’autres droits aussi sacrés que celui-là. Mais si l’homme n’est pas fait pour vivre seul, il existe pour lui, après qu’il s’est constitué dans sa force, par la liberté, un autre ordre de droits et de devoirs vis-à-vis de ses semblables.
Pour moi, Mathilde, tu sais que ma religion, celle que je regarde comme la seule possible dans l’avenir, consiste dans la recherche des lois naturelles, révélation incontestable et sûre de la pensée divine. Or, dans le mariage, l’individu peut-il encore être considéré comme s’il était seul ? Ils sont trois désormais : l’homme, la femme, et l’enfant, lien vivant, indivis, impartageable, qui rive ensemble les époux. Le mariage est une loi dont les hommes, pauvres sacriléges, ont voulu faire une institution. Si j’étais législateur, ma fille, j’inscrirais à ce chapitre un seul article dans le code humain :
« L’amour, ou mariage, étant d’institution divine, est naturellement indissoluble. La loi civile ne peut l’établir ; elle le constate ; soit en vertu de la libre déclaration des deux époux, soit par l’acte de naissance de leur premier-né. »
J’ajoute que le divorce existerait de plein droit par la stérilité du couple, ou dans ces cas de crime et d’infamie qui dépouillent un individu de tout droit moral et le mettent au ban de l’humanité.
— Et vous vous résignez à tous les malheurs, à tous les désordres qu’entraîne une union mal assortie ?
— Je ne m’y résigne pas, répliqua le vieillard avec une certaine sévérité. Je dis simplement que le divorce n’est pas, ne peut pas être le remède aux maux du mariage, puisqu’il en nie le principe et en méconnaît le but. Est-il donc si difficile de remonter à la cause du mal ? Le mariage, ce développement et ce renouvellement de l’être, cette fusion sublime d’unités éparses, que Dieu seul pouvait inventer, mystère insondable dans sa force et dans sa grandeur, nœud de la vie, comment les hommes l’abordent-ils ? Est-ce avec religion ? avec respect ? est-ce même avec prudence ? Quel est celui de leurs intérêts, parmi les plus secondaires, qu’ils sacrifient plus facilement ? Et de quoi se rient-ils avec autant de mépris ? De l’amour, que Dieu leur avait donné, les hommes ont fait la débauche. Eh bien ! que le malheur donc, le crime et la honte règnent dans le mariage, et bouleversent la société, jusqu’à ce qu’enfin on s’épouvante, et qu’ils renoncent à faire de l’acte le plus solennel et le plus grave l’enjeu de leurs orgueils et de leurs cupidités.
Il marchait à grands pas, le visage animé de rougeur sous ses cheveux blancs. Mathilde, silencieuse, méditait ces paroles. Dimitri, prenant dans sa main la main de sa fiancée :
— Et moi aussi, mon père, dit-il, je crois, je sens le mariage indestructible. Toutefois, la justice humaine doit avoir quelque chose à faire dans ces unions menteuses, où l’un est victime et l’autre bourreau.
— Assurément, Dimitri ; l’égalité de droits et la défense, au lieu de l’écrasement du faible.
— Et cependant, mon père, c’est vous qui étiez innocent, et c’est vous qui avez souffert.
— C’est le droit des plus forts, hommes ou femmes, répondit le vieillard avec un doux sourire. Nous autres d’à présent, par trop de réaction contre la déification chrétienne de la souffrance, nous raisonnons toujours comme si la vie n’avait d’autre but que le bonheur. Non pas ; c’est d’agrandir la vie en soi et pour les autres ; nous avons donc été suffisamment heureux, si nous avons acquis plus de connaissance et plus d’amour. D’ailleurs, mon fils, je n’étais pas innocent, comme tu le dis, et j’ai été puni justement par cette loi des choses, qui, généralement comprise, suffira un jour à remplacer notre juridiction actuelle. Moi aussi, j’avais abordé le mariage sans religion ; j’avais choisi ma femme pour sa beauté seule, et sans autre pensée que de satisfaire la passion qu’elle m’inspirait. Aussi, n’ai-je trouvé que ce que j’avais apporté moi-même, l’amour des fragiles idoles. Nous nous sommes instruits et fortifiés l’un par l’autre, et je ne regrette rien.
Ils rentrèrent à la maison pour savoir des nouvelles de Claire, et apprirent qu’elle venait de se mettre au lit. Elle était réellement malade. Camille avait envoyé chercher le médecin qui soignait Fernand, et qui rassura la pauvre mère. Mais elle demeura alitée aussi longtemps que l’enfant le fut lui-même, et ne put guérir qu’en apprenant sa guérison.
Alors Camille se décida à faire à sa femme le grand sacrifice que jusque-là il avait retardé, et l’on fit un partage secret, en vertu duquel on détacha de Beausite, pour la part de Claire, toutes les terres éloignées, dont la vente laisserait le domaine arrondi. Mais la vente a lieu peu facilement quand on la cherche, et, pour pouvoir se défaire convenablement de ces terres éparses, il fallait du temps. L’hiver approchait ; la santé de Claire s’opposait à un voyage long et pénible. Il était nécessaire d’attendre le printemps.
Après le départ de M. Schirling, la famille Sargeaz était venue, selon sa promesse, habiter le premier étage de Beausite. Le comte Tcherkoff voyageait en Italie, en Espagne et en Angleterre, où il étudiait sur le fait les rapports des mœurs avec les institutions. Quant à Étienne, il s’instruisait dans l’agriculture, soit en lisant, soit en suivant les travaux de la ferme. Car il devait avoir pour occupation future la culture et l’amélioration de Beausite, et son mariage avec Anna était convenu, sans être fixé encore. Il faut dire qu’on blâmait beaucoup dans le monde l’incroyable folie de mademoiselle Grandvaux, et que des épouseurs plus dignes ne lui manqueraient pas. Mais de son petit air doux, et pourtant sûr d’elle-même, elle repoussait également les prétendants et les donneurs de conseils, et continuait d’aimer et de gâter un peu son cher Étienne.
Elle lui avait rendu toute sa confiance ; il s’en montrait digne. Il allait rarement à Lausanne, et, bien qu’affable pour ses anciens camarades, il ne les recherchait pas et les quittait promptement.
Cependant, il arriva que la petite Clara fit une maladie, et que, pour épargner des fatigues à la mère, Anna passa les jours et les nuits dans la chambre de l’enfant. Ce n’était pas le compte d’Étienne, qui, plus assidûment que le petit Fritz lui-même, se tenait aux côtés de sa fiancée.
Aussi prit-il occasion de cela pour aller à la bibliothèque faire des recherches sur l’origine de la taille des arbres, et lire un ouvrage qui traitait à fond de cet art. Cela dura plusieurs jours de suite. Une fois, Étienne passa la soirée en ville, ayant accepté à souper chez un ami. Il rentra fort gai, un peu trop échauffé même. Anna seconda cette gaieté, en riant elle-même très-fort, de son rire saccadé ; mais Mathilde échangea avec son père un regard inquiet.
Le lendemain, on attendit vainement Étienne pour le souper. La nuit vint et s’épaissit. Dix heures sonnèrent qu’il n’était pas rentré encore. Anna disait d’un ton dégagé :
— Il aura retrouvé quelque ami absent.
Cependant elle jeta un fichu sur ses épaules et sortit. Le temps était clair et froid. Les neiges, qui depuis deux mois avaient réoccupé le sommet des montagnes, tout récemment venaient de s’étendre jusqu’à leur base et glaçaient l’air de la vallée.
Au bout d’environ trois quarts d’heure, Anna rentrait, toute pâle de froid, comme le remarqua Jenny. Elle envoya coucher les domestiques, et, prenant le bras de M. Sargeaz :
— Mon père, voulez-vous venir avec moi ?
— Où m’emmènes-tu ? demanda-t-il avec inquiétude aussitôt qu’ils furent dehors.
— Étienne s’est trouvé mal. Il est là-bas sur la route, répondit-elle d’une voix basse et précipitée.
— Ah ! s’écria-t-il avec douleur. Moi qui le croyais sauvé !
Anna ne répondit point ; marchant à grands pas ; ils suivirent l’avenue et prirent la route.
Étienne était à peu de distance de là, à demi couché près de la haie. Par moments, il s’agitait, essayait de se relever, mais retombait en soupirant.
— Ah ! vous voilà ! balbutia-t-il d’un ton stupide.
Mais son œil et la tension de ses traits indiquaient une lutte intérieure. Il sentait sa honte.
— C’est ce coquin de Monadier !… Je ne voulais pas… il l’a fait exprès.
Le vieillard et la jeune fille parvinrent à le relever, et, lui donnant le bras, l’entraînèrent vers Beausite.
— Le coquin !… le misérable !… bégaya-t-il de nouveau. Et, regardant alternativement Anna et M. Sargeaz : Pauvre petite !… pauvre père !…
Eux, le soutenant de chaque côté, se taisaient ; silence funèbre ! M. Sargeaz pensait : Maintenant, elle ne peut manquer de l’abandonner ; il est perdu ! Anna, morne, sévère et pâle, ressemblait en effet à ces figures de deuil qui pleurent un mort sur un tombeau.
En rentrant, ils trouvèrent Mathilde, qui les attendait inquiète. Elle jeta un cri en voyant son frère :
— Ah ! le malheureux !
Puis, au bout d’un silence :
— Dieu soit loué ! dit-elle à Anna vivement ; tu n’es pas sa femme ! Tu le vois, rien ne peut le relever. Déjà, quoi qu’il ait fait, vous n’étiez pas égaux. Si tu voulais encore l’épouser, s’il était possible que tu fusses faible et folle à ce point, moi, sa sœur, vois-tu, je l’empêcherais !
Elle dit encore à son père, un peu plus tard :
— Nous emmènerons Étienne en Russie, une pareille union serait un malheur certain, un odieux sacrifice, et tu ne dois pas y consentir.
— Assurément, répondit le vieillard en baissant la tête avec désespoir.
— Non, pensait-il, elle ne peut lui pardonner. Elle est humiliée dans son amour ; elle n’a plus d’espérance, plus de garanties. C’est fini !
Le lendemain, à midi seulement, Étienne entra dans le salon. Il était pâle et triste ; mais avec une expression de fermeté qui ne lui était pas ordinaire. Anna et lui se regardèrent seulement à la dérobée.
Après le dîner, sous divers prétextes, Étienne serra la main à chacun et remonta dans sa chambre. Pour Anna, elle alla s’asseoir près de la fenêtre, les yeux fixés au dehors.
On la vit tout à coup se lever très-vivement, et elle sortait, quand sa main, sur le bouton de la porte, rencontra celle de M. Sargeaz.
— Mon père, il part ! dit-elle.
— Anna, réfléchis bien, trop de clémence est une folie.
Pour toute réponse, elle sortit en courant et rejoignit Étienne au milieu de la prairie ; car il évitait l’avenue pour n’être point vu. Il était en costume de voyage, un sac sur le dos. En entendant marcher derrière lui, il tourna la tête, fit une exclamation et laissa retomber ses bras, comme un homme accablé de l’épreuve qu’il va subir. M. Sargeaz, qui avait suivi sa nièce, était à quelque distance.
— Étienne, dit la jeune fille, où vas-tu ?
— Puis-je rester ? répondit-il. Ah ! je suis trop las, je te le jure, de rougir de moi-même, et je ne puis supporter de rougir vis-à-vis de toi. Je retourne en Italie, où je crois qu’il y aura bientôt quelque chose à faire. Je ne te demande plus qu’une grâce à présent, c’est de me pardonner le mal que je t’ai toujours fait.
— Ah ! si tu avais craint de me faire du mal !… murmura-t-elle…
— Que veux-tu ? j’ai les plus beaux et les plus ardents désirs qui puissent remplir le cœur d’un homme. Je me sens parfois des forces immenses… Mais, hélas, elles m’abandonnent, et je retombe là où je me trouve, sans pouvoir me relever. Tiens ! j’ai horreur de l’être que je suis, et j’espère le quitter bientôt. Adieu !
Il s’éloignait. Avec un élan qui l’illumina tout entière, Anna se précipita sur ses pas, et l’arrêtant :
— Écoute : Va à Lausanne tout de suite faire publier notre mariage. Dépêche-toi !
— Non ! s’écria le jeune homme éperdu ; tu dois me mépriser ! tu te sacrifies !
— Je t’aime. Si tu peux être fort, je serai heureuse ; si tu t’abaisses, je souffrirai, voilà tout. Mais je ne puis pas te quitter. Je t’ai épousé dans mon cœur depuis longtemps. Va ! je te le dis. — Mon père, ajouta-t-elle en se tournant vers M. Sargeaz, voulez-vous l’accompagner ?
— Mon enfant, réfléchis bien. Le dévouement peut être une faute, un suicide. Étienne n’est pas digne de toi.
— Mon père, laissez-moi. J’ai besoin de me dévouer à lui. Je sais ce que je fais ; et j’en suis sûre, mon amour le fortifiera. D’ailleurs, que je doive être heureuse ou malheureuse, je l’ai aimé, je l’aimerai toujours.
Et, se penchant vers Étienne, qui s’était mis à genoux :
— Ne refuse pas, ne crains rien ; car nous n’avons pas d’autre destinée que d’être ensemble. Je vais te dire une chose : plus je te vois faible et malheureux, plus on t’accuse, plus on te rejette, plus je me sens dévouée à toi. Quoi que tu fasses et que tu deviennes, je veux t’aider et te soutenir ; si je ne pouvais pas être ta femme, je te serais une mère, une amie ; mais t’abandonner… jamais !
Étienne, transporté, se releva.
— Je cours à Lausanne, mon père, viens !
M. Sargeaz, alors, prenant Anna par la main, lui dit quelques mots à l’oreille. Une généreuse rougeur colora le visage de la jeune fille, et s’adressant à son fiancé :
— Mais, en me prenant pour femme, tu restes uni à la liberté, n’est-ce pas ? En Italie et ailleurs, partout où la grande cause que tu as embrassée aura besoin de toi, tu me quitteras pour aller à elle ? C’est une condition de notre union.
— Ah ! s’écria le jeune homme avec un enthousiasme indicible, toi pour amour, la sainte bataille pour idéal, je suis sauvé !
Leur mariage eut lieu quinze jours après. À la fin de novembre, le comte Tcherkoff, de retour de ses voyages, épousa Mathilde, et ils partirent aussitôt pour la Russie, accompagnés de M. Sargeaz.
Quant à Claire, sa santé restait chancelante. Elle voyait son fils une fois par mois ; mais ces entrevues, toujours déchirantes, ne faisaient qu’augmenter ses craintes et sa douleur ; car l’enfant dépérissait visiblement. Ses joues devenaient molles et transparentes ; son regard s’éteignait. Même dans les bras de sa mère, il ne retrouvait plus cette vivacité charmante qu’il avait autrefois, et qui faisait pressentir en lui, malgré sa frêle apparence, des forces vivaces.
Un jour il dit à sa mère :
— Maman ! puisque nous ne pouvons plus vivre ensemble, je voudrais mourir avec toi.
Claire consulta souvent le médecin, qui prescrivait divers remèdes. Mais étaient-ils observés ? On traitait, là-bas, de chimériques ses inquiétudes, et madame Fonjallaz, — Claire ne la nommait jamais autrement, — prétendait que l’enfant n’était pas malade du tout. Fernand était trop jeune pour pouvoir se soigner lui-même. L’huile de foie de morue, les sirops même, lui répugnaient. Sa mère lui faisait bien mille recommandations, même par de petits billets qu’elle lui écrivait ; mais il avouait ensuite qu’il oubliait souvent de prendre les remèdes à l’heure prescrite, et que personne, pour ces choses, ne s’occupait de lui. Madame Fonjallaz avait bien d’autres affaires. La pauvre mère, elle, n’oubliait pas l’heure ; mais elle était loin de son enfant.
Un jour de décembre, qu’une bise glaciale balayait la terre, un messager vint à Beausite. Il apportait une lettre pour Claire, contenant ces mots de la main de M. Desfayes :
« L’enfant est malade. Il vous demande. Venez ; je vous y engage fortement. »
Camille n’était pas là. Claire jeta un châle sur ses épaules et partit, sans même avoir prévenu sa sœur. Elle fit le chemin en quelques minutes, entra, et fut reçue par M. Desfayes, qui la conduisit auprès de Fernand.
Il sommeillait, les paupières à demi ouvertes ; sa pâleur était livide ; sa respiration haletante. À sa vue, Claire fléchit sous le coup qu’elle reçut au cœur et tomba sur une chaise, au chevet du lit.
En ce moment, comme si une seconde vue l’avait averti de la présence de sa mère, l’enfant se réveilla. Une expression de bonheur se peignit sur ses traits, et de son petit bras l’attirant à lui :
— Ah ! te voilà ! On me fait de vilains remèdes. Tu vas rester, n’est-ce pas, maman ? Papa, puisque tu veux me garder, il faut que maman reste ici, toujours.
Elle resta, en effet, malgré la cruauté de sa situation, obligée de recevoir de la bouche de madame Fonjallaz les instructions relatives à la maladie de son enfant, et d’implorer à chaque instant des services dans cette maison ennemie. Camille venu, le soir, pour chercher sa femme, dit à M. Desfayes :
— Notre situation à tous est odieuse, intolérable. Je vous en supplie, monsieur, consentez à ce que l’enfant soit transporté chez sa mère.
— Mon fils, répondit M. Desfayes, est mieux à sa place chez moi que chez vous, monsieur. Et, pour couper court à toute discussion sur ce point, le médecin a déclaré qu’il ne pourrait supporter le voyage dans cette saison.
Claire ayant refusé de quitter son fils, Camille dut s’en aller, plein d’irritation et de douleur.
Cela dura huit jours. Comme l’avait dit Camille, la situation était impossible, inacceptable. Claire persista cependant, sourde et aveugle, excepté le soin de son fils, à tout ce qui se passait autour d’elle, à la peine de son mari aussi bien qu’aux susceptibilités et à la gêne qu’elle causait chez M. Desfayes. On lui avait abandonné la salle à manger, où couchait l’enfant. Le médecin venait d’abord deux fois par jour ; mais bientôt il abandonna tous remèdes énergiques et ne prescrivit plus que des calmants. On attribuait la cause de la maladie à une impression de froid reçue à l’école, et c’étaient les symptômes en effet d’une affection pulmonaire, mais datant de plus loin, et se compliquant d’une irritation des nerfs, de l’estomac et du cerveau. Tout ce petit corps n’était plus qu’épuisement et souffrance.
Dans les bras l’un de l’autre, l’enfant et la mère goutaient pourtant de grandes douceurs, ne se quittant plus, causant sans cesse, de la voix et du regard, et dormant ensemble. Fernand racontait à Claire des rêves étranges qu’il faisait, où il s’envolait avec elle, loin, très-loin. Il demanda sa petite sœur, sa tante, son ami Camille, et donna ses joujoux à la petite Clara.
— Mais quand tu seras guéri ? lui demanda celle-ci.
— Oh ! je ne sais pas. C’est égal, va, prends toujours.
Il ne croyait pas mourir, assurément, et ne songeait pas même que cela pût être. Mais des prévisions instinctives existaient en lui. Il dit une fois :
— Maman, quand même on est enfant, on peut être malheureux, n’est-ce pas ?
— Hélas ! oui, répondit Claire en pleurant.
— Oui, car j’ai été malheureux, moi ; mais à présent tu ne me quitteras plus ?
— Je te le promets, dit-elle.
Quelquefois, le cœur de ce pauvre enfant se soulevait encore, au souvenir d’injustices ou de chagrins qu’on lui avait faits.
— Maman, sais-tu pourquoi l’on est méchant ? demandait-il avec des yeux agrandis par l’étonnement et par la tension de sa pensée.
Le huitième jour, il ne parlait plus qu’à peine, et ce n’était guère que par le regard et par la pression de ses bras, qui sans cesse attiraient sa mère, qu’il lui communiquait sa pensée et son désir. Ce même jour, Claire, penchée sur lui, le contemplait avec une ardente angoisse, quand, relevant tout à coup la tête, elle vit en face d’elle Herminie, madame Fonjallaz.
Une expression terrible anima ses traits :
— Hors d’ici ! s’écria-t-elle, hors d’ici, détestable femme, vous qui m’avez tué mon enfant !
— Vous êtes folle ! Je ne sais ce que vous voulez dire, balbutia la Fonjallaz en pâlissant.
Mais elle sortit, et allant s’asseoir dans la cuisine, toute tremblante, elle se mit à pleurer, disant qu’on était bien injuste de l’accuser ainsi.
Vers trois heures, l’enfant se souleva et dit avec force :
— Maman ! maman !
Il passa ses bras autour du cou de sa mère, et, l’entraînant, il retomba.
Longtemps, ils restèrent dans cette attitude ; on crut qu’ils dormaient. Que fit pendant ce temps l’âme de la mère ? On ne sut. Mais quand elle sentit enfin autour de son cou les bras de l’enfant se raidir, elle se leva comme folle, et, d’une course désespérée, elle emporta jusqu’à Beausite le petit cadavre.
Tombée devant la porte en arrivant, on la mit au lit, mais sans pouvoir la détacher du corps de l’enfant. Les soins les plus assidus ne purent la calmer, ni les exhortations les plus touchantes lui arracher une parole. Anna et Camille ne la quittèrent pas d’un instant pendant trois nuits et trois jours. On essaya plusieurs fois, quand elle semblait assoupie, d’enlever le corps ; mais ses regards alors devenaient effrayants, ses muscles se contractaient, et l’on s’arrêtait, de peur en même temps d’arracher son âme. L’idée de la décomposition prochaine causait d’horribles craintes ; cependant, au bout de trois jours, les restes innocents étaient à peine altérés. Quand à la fin on crut devoir user de violence pour écarter les mains de Claire :
— Attendez ! leur dit-elle ; et, serrant plus fortement l’enfant sur son cœur, elle expira.
Camille est retourné en France et se voue à son art dans la solitude. Anna élève la fille de Claire. Étienne est heureux et sage. Malgré sa qualité de propriétaire campagnard, et en dépit de la coutume traditionnelle du canton de Vaud, il tient la promesse faite à sa femme de ne jamais inviter ses hôtes à boire à la cave. On les sert au salon, et, tandis qu’Étienne leur tient tête, la douce ménagère de Beausite est là, ou bien elle va et vient, adressant à son mari tantôt un sourire d’amour, tantôt une parole ou un regard. Et lui, il a hâte d’en finir, afin de se retrouver seul avec elle.
Il cultive son domaine, s’occupe des enfants et suit avec soin la marche des événements politiques. Il correspond avec d’anciens frères d’armes, Italiens, Polonais, Hongrois, et, tantôt absorbé dans ses joies domestiques, tantôt en des rêves généreux, il attend, ou le fils qu’Anna va lui donner, ou l’appel de la sainte cause en quelque lieu du monde.