Voyage en Orient (Nerval)/Les conteurs/IV

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 110-120).


IV — MELLO


Pendant le premier repos de cette séance, on s’entretint des diverses émotions qu’avait causées le récit. Un des assistants, qu’à ses bras colorés de bleu, on pouvait reconnaître pour un teinturier, paraissait ne pas s’unir au sentiment d’approbation qui avait accueilli la scène précédente. Il s’approcha du conteur et lui dit :

— Frère, tu avais annoncé que cette histoire concernait toutes les classes d’ouvriers, et cependant je vois que, jusqu’à présent, elle est toute à la gloire des ouvriers en métaux, des charpentiers et des tailleurs de pierre… Si cela ne m’intéresse pas davantage, je ne reviendrai pas dans ce café, et plusieurs autres en feront autant.

Le cafetier fronça le sourcil et regarda son conteur avec un sentiment de reproche.

— Frère, répondit le conteur, il y aura quelque chose aussi pour les teinturiers… Nous aurons occasion de parler du bon Hiram de Tyr, qui répandait dans le monde de si belles étoffes de pourpre et qui avait été le protecteur d’Adoniram…

Le teinturier se rassit, la narration recommença.

C’est à Mello, ville située au sommet d’une colline d’où l’on découvrait dans sa plus grande largeur la vallée de Josaphat, que le roi Soliman s’était proposé de fêter la reine des Sabéens. L’hospitalité des champs est plus cordiale : la fraîcheur des eaux, la splendeur des jardins, l’ombre favorable des sycomores, des tamarins, des lauriers, des cyprès, des acacias et des térébinthes éveille dans les cœurs les sentiments tendres. Soliman aussi était bien aise de se faire honneur de son habitation rustique ; puis, en général, les souverains aiment mieux tenir leurs pareils à l’écart, et les garder pour eux-mêmes, que de s’offrir avec leurs rivaux aux commentaires des peuples de leur capitale.

La vallée verdoyante est parsemée de tombes blanches protégées par des pins et des palmiers : là se trouvent les premières pentes de la vallée de Josaphat. Soliman dit à Balkis :

— Quel plus digne sujet de méditation pour un roi, que le spectacle de notre fin commune ! Ici, près de vous, reine, les plaisirs, le bonheur peut-être ; là-bas, le néant et l’oubli.

— On se repose des fatigues de la vie dans la contemplation de la mort.

— À cette heure, madame, je la redoute ; elle sépare… Puissé-je ne point apprendre trop tôt qu’elle console !

Balkis jeta un coup d’œil furtif sur son hôte, et le vit réellement ému. Estompé des lueurs du soir, Soliman lui parut beau.

Avant de pénétrer dans la salle du festin, ces hôtes augustes contemplèrent la maison aux reflets du crépuscule, en respirant les voluptueux parfums des orangers qui embaumaient la couche de la nuit.

Cette demeure aérienne est construite suivant le goût syrien. Portée sur une forêt de colonnettes grêles, elle dessine sur le ciel ses tourelles découpées à jour, ses pavillons de cèdre, revêtus de boiseries éclatantes. Les portes, ouvertes, laissaient entrevoir des rideaux de pourpre tyrienne, des divans soyeux tissés dans l’Inde, des rosaces incrustées de pierres de couleur, des meubles en bois de citronnier et de santal, des vases de Thèbes, des vasques en porphyre ou en lapis, chargés de fleurs, des trépieds d’argent où fument l’aloès, la myrrhe et le benjoin, des lianes qui embrassent les piliers et se jouent à travers les murailles : ce lieu charmant semble consacré aux amours. Mais Balkis est sage et prudente : sa raison la rassure contre les séductions du séjour enchanté de Mello.

— Ce n’est pas sans timidité que je parcours avec vous ce petit château, dit Soliman : depuis que votre présence l’honore, il me paraît mesquin. Les villes des Hémiarites sont plus riches, sans doute.

— Non, vraiment ; mais, dans notre pays, les colonnettes les plus frêles, les moulures à jour, les figurines, les campanilles dentelées, se construisent en marbre. Nous exécutons avec la pierre ce que vous ne taillez qu’en bois. Au surplus, ce n’est pas à de si vaines fantaisies que nos ancêtres ont demandé la gloire. Ils ont accompli une œuvre qui rendra leur souvenir éternellement béni.

— Cette œuvre, quelle est-elle ? Le récit des grandes entreprises exalte la pensée.

— Il faut confesser tout d’abord que l’heureuse, la fertile contrée de l’Iémen était jadis aride et stérile. Ce pays n’a reçu du ciel ni fleuves ni rivières. Mes aïeux ont triomphé de la nature et créé un Éden au milieu des déserts.

— Reine, retracez-moi ces prodiges.

— Au cœur des hautes chaînes de montagnes qui s’élèvent à l’orient de mes États, et sur le versant desquelles est située la ville de Mahreb, serpentaient çà et là des torrents, des ruisseaux qui s’évaporaient dans l’air, se perdaient dans des abîmes et au fond des vallons avant d’arriver à la plaine complètement desséchée. Par un travail de deux siècles, nos anciens rois sont parvenus à concentrer tous ces cours d’eau sur un plateau de plusieurs lieues d’étendue, où ils ont creusé le bassin d’un lac sur lequel on navigue aujourd’hui comme dans un golfe. Il a fallu étayer la montagne escarpée sur des contre-forts de granit plus hauts que les pyramides de Gizèh, arc-boutés par des voûtes cyclopéennes sous lesquelles des armées de cavaliers et d’éléphants circulent facilement. Cet immense et intarissable réservoir s’élance en cascades argentées dans des aqueducs, dans de larges canaux qui, subdivisés en plusieurs biez, transportent les eaux à travers la plaine et arrosent la moitié de nos provinces. Je dois à cette œuvre sublime les cultures opulentes, les industries fécondes, les prairies nombreuses, les arbres séculaires et les forêts profondes qui font la richesse et le charme du doux pays de l’Iémen. Telle est, seigneur, notre mer d’airain, sans déprécier la vôtre, qui est une charmante invention.

— Noble conception ! s’écria Soliman, et que je serais fier d’imiter, si Dieu, dans sa clémence, ne nous eût réparti les eaux abondantes et bénies du Jourdain.

— Je l’ai traversé hier à gué, ajouta la reine ; mes chameaux en avaient presque jusqu’aux genoux.

— Il est dangereux de renverser l’ordre de la nature, prononça le sage, et de créer, en dépit de Jéhovah, une civilisation artificielle, un commerce, des industries, des populations subordonnées à la durée d’un ouvrage des hommes. Notre Judée est aride ; elle n’a pas plus d’habitants qu’elle n’en peut nourrir, et les arts qui les soutiennent sont le produit régulier du sol et du climat. Que votre lac, cette coupe ciselée dans les montagnes, se brise, que ces constructions cyclopéennes s’écoulent, — et un jour verra ce malheur ! — vos peuples, frustrés du tribut des eaux, expirent consumés par le soleil, dévorés par la famine au milieu de ces campagnes artificielles.

Saisie de la profondeur apparente de cette réflexion, Balkis demeura pensive.

— Déjà, poursuivit le roi, déjà, j’en ai la certitude, les ruisseaux tributaires de la montagne creusent des ravines et cherchent à s’affranchir de leurs prisons de pierre, qu’ils minent incessamment. La terre est sujette à des tremblements, le temps déracine les rochers, l’eau s’infiltre et fuit comme les couleuvres. En outre, chargé d’un pareil amas d’eau, votre magnifique bassin, que l’on a réussi à établir à sec, serait impossible à réparer. Ô reine ! vos ancêtres ont assigné aux peuples l’avenir limité d’un échafaudage de pierre. La stérilité les aurait rendus industrieux ; ils eussent tiré parti d’un sol où ils périront oisifs et consternés avec les premières feuilles des arbres, dont les canaux cesseront un jour d’aviver les racines. Il ne faut point tenter Dieu, ni corriger ses œuvres. Ce qu’il fait est bien.

— Cette maxime, repartit la reine, provient de votre religion, amoindrie par les doctrines ombrageuses de vos prêtres. Ils ne vont pas à moins qu’à tout immobiliser, qu’à tenir la société dans les langes et l’indépendance humaine en tutelle. Dieu a-t-il labouré et semé des champs ? Dieu a-t-il fondé des villes, édifié des palais ? A-t-il placé à notre portée le fer, l’or, le cuivre et tous ces métaux qui étincellent à travers le temple de Soliman ? Non. Il a transmis à ses créatures le génie, l’activité ; il sourit à nos efforts, et, dans nos créations bornées, il reconnaît le rayon de son âme, dont il a éclairé la nôtre. En le croyant jaloux, ce Dieu, vous limitez sa toute-puissance, vous déifiez vos facultés, et vous matérialisez les siennes. Ô roi ! les préjugés de votre culte entraveront un jour le progrès des sciences, l’élan du génie, et, quand les hommes seront rapetissés, ils rapetisseront Dieu à leur taille et finiront par le nier.

— Subtil, dit Soliman avec un sourire amer ; subtil, mais spécieux…

La reine reprit :

— Alors, ne soupirez pas quand mon doigt se pose sur votre secrète blessure. Vous êtes seul, dans ce royaume, et vous souffrez : vos vues sont nobles, audacieuses, et la constitution hiérarchique de cette nation s’appesantit sur vos ailes ; vous vous dites, et c’est peu pour vous : « Je laisserai à la postérité la statue du roi trop grand d’un peuple si petit ! » Quant à ce qui regarde mon empire, c’est autre chose… Mes aïeux se sont effacés pour grandir leurs sujets. Trente-huit monarques successifs ont ajouté quelques pierres au lac et aux aqueducs de Mahreb : les âges futurs auront oublié leurs noms, que ce travail continuera de glorifier les Sabéens ; et, si jamais il s’écroule, si la terre, avare, reprend ses fleuves et ses rivières, le sol de ma patrie, fertilisé par mille années de culture, continuera de produire ; les grands arbres dont nos plaines sont ombragées retiendront l’humidité, conserveront la fraîcheur, protégeront les étangs, les fontaines, et l’Iémen, conquis jadis sur le désert, gardera jusqu’à la fin des âges le doux nom d’Arabie Heureuse… Plus libre, vous auriez été grand pour la gloire de vos peuples et le bonheur des hommes.

— Je vois à quelles aspirations vous appelez mon âme… Il est trop tard ; mon peuple est riche : la conquête ou l’or lui procure ce que la Judée ne fournit pas ; et, pour ce qui est des bois de construction, ma prudence a conclu des traités avec le roi de Tyr ; les cèdres, les pins du Liban encombrent mes chantiers ; nos vaisseaux rivalisent sur les mers avec ceux des Phéniciens.

— Vous vous consolez de votre grandeur dans la paternelle sollicitude de votre administration, dit la princesse avec une tristesse bienveillante.

Cette réflexion fut suivie d’un moment de silence ; les ténèbres épaissies dissimulèrent l’émotion empreinte sur les traits de Soliman, qui murmura d’une voix douce :

— Mon âme a passé dans la vôtre et mon cœur la suit.

À demi troublée, Balkis jeta autour d’elle un regard furtif ; les courtisans s’étaient mis à l’écart. Les étoiles brillaient sur leur tête au travers du feuillage, qu’elles semaient de fleurs d’or. Chargée du parfum des lis, des tubéreuses, des glycines et des mandragores, la brise nocturne chantait dans les rameaux touffus des myrtes ; l’encens des fleurs avait pris une voix ; le vent avait l’haleine embaumée ; au loin gémissaient des colombes ; le bruit des eaux accompagnait le concert de la nature ; des mouches luisantes, papillons enflammés, promenaient dans l’atmosphère tiède et pleine d’émotions voluptueuses leurs verdoyantes clartés. La reine se sentit prise d’une langueur enivrante ; la voix tendre de Soliman pénétrait dans son cœur et le tenait sous le charme.

Soliman lui plaisait-il, ou bien le rêvait-elle comme elle l’eût aimé ?… Depuis qu’elle l’avait rendu modeste, elle s’intéressait à lui. Mais cette sympathie éclose dans le calme du raisonnement, mêlée d’une pitié douce et succédant à la victoire de la femme, n’était ni spontanée, ni enthousiaste. Maîtresse d’elle-même comme elle l’avait été des pensées et des impressions de son hôte, elle s’acheminait à l’amour, si toutefois elle y songeait, par l’amitié, et cette route est si longue !

Quant à lui, subjugué, ébloui, entraîné tour à tour du dépit à l’admiration, du découragement à l’espoir, et de la colère au désir, il avait déjà reçu plus d’une blessure, et, pour un homme, aimer trop tôt, c’est risquer d’aimer seul. D’ailleurs, la reine de Saba était réservée ; son ascendant avait constamment dominé tout le monde, et même le magnifique Soliman. Le sculpteur Adoniram[1], l’avait seul un instant rendue attentive ; elle ne l’avait point pénétré : son imagination avait entrevu là un mystère ; mais cette vive curiosité d’un moment était sans nul doute évanouie. Cependant, à son aspect, pour la première fois, cette femme forte s’était dit :

— Voilà un homme !

Il se peut donc faire que cette vision effacée, mais récente, eût rabaissé pour elle le prestige du roi Soliman. Ce qui le prouverait, c’est qu’une ou deux fois, sur le point de parler de l’artiste, elle se retint et changea de propos

Quoi qu’il en soit, le fils de Daoud prit feu promptement : la reine avait l’habitude qu’il en fût ainsi ; il se hâta de le dire, c’était suivre l’exemple de tout le monde ; mais il sut l’exprimer avec grâce, l’heure était propice, Balkis en âge d’aimer, et, par la vertu des ténèbres, curieuse et attendrie.

Soudain des torches projettent des rayons rouges sur les buissons, et l’on annonce le souper.

— Fâcheux contre-temps ! pensa le roi,

— Diversion salutaire ! pensait la reine.

On avait servi le repas dans un pavillon construit dans le goût sémillant et fantasque des peuples de la rive du Gange. La salle octogone était illuminée de cierges de couleur et de lampes où brûlait le naphte mêlé de parfums ; la lumière ombrée jaillissait au milieu des gerbes de fleurs. Sur le seuil, Soliman offre la main à son hôtesse, qui avance son petit pied et le retire vivement avec surprise. La salle est couverte d’une nappe d’eau dans laquelle la table, les divans et les cierges se reflètent.

— Qui vous arrête ? demande Soliman d’un air étonné.

Balkis veut se montrer supérieure à la crainte ; d’un geste charmant, elle relève sa robe et plonge avec fermeté.

Mais le pied est refoulé par une surface solide.

— Ô reine ! vous le voyez, dit le sage, le plus prudent se trompe en jugeant sur l’apparence ; j’ai voulu vous étonner et j’y ai enfin réussi… Vous marchez sur un parquet de cristal.

Elle sourit, en faisant un mouvement d’épaules plus gracieux qu’admiratif, et regretta peut-être que l’on n’eût pas su l’étonner autrement.

Pendant le festin, le roi fut galant et empressé ; ses courtisans l’entouraient, et il régnait au milieu d’eux avec une si incomparable majesté, que la reine se sentit gagnée par le respect. L’étiquette s’observait rigide et solennelle à la table de Soliman.

Les mets étaient exquis, variés, mais fort chargés de sel et d’épices : jamais Balkis n’avait affronté de si hautes salaisons. Elle supposa que tel était le goût des Hébreux : elle ne fut donc pas médiocrement surprise de s’apercevoir que ces peuples qui bravaient des assaisonnements si relevés s’abstenaient de boire. Point d’échansons ; pas une goutte de vin ni d’hydromel ; pas une coupe sur la table.

Balkis avait les lèvres brûlantes, le palais desséché, et, comme le roi ne buvait pas, elle n’osa demander à boire : la dignité du prince lui imposait.

Le repas terminé, les courtisans se dispersèrent peu à peu et disparurent dans les profondeurs d’une galerie à demi éclairée. Bientôt, la belle reine des Sabéens se vit seule avec Soliman plus galant que jamais, dont les yeux étaient tendres et qui, d’empressé, devint presque pressant.

Surmontant son embarras, la reine, souriante et les yeux baissés, se leva, annonçant l’intention de se retirer.

— Eh quoi ! s’écria Soliman, laisserez-vous ainsi votre humble esclave sans un mot, sans un espoir, sans un gage de votre compassion ? Cette union que j’ai rêvée, ce bonheur sans lequel je ne puis désormais plus vivre, cet amour ardent et soumis qui implore sa récompense, les foulerez-vous à vos pieds ?

Il avait saisi une main qu’on lui abandonnait en la retirant sans effort ; mais on résistait. Certes, Balkis avait songé plus d’une fois à cette alliance ; mais elle tenait à conserver sa liberté et son pouvoir. Elle insista donc pour se retirer, et Soliman se vit contraint de céder.

— Soit, dit-il, quittez-moi ; mais je mets deux conditions à votre retraite.

— Parlez.

— La nuit est douce et votre conversation plus douce encore. Vous m’accorderez bien une heure ?

— J’y consens.

— Secondement, vous n’emporterez avec vous, en sortant d’ici, rien qui m’appartienne.

— Accordé, et de grand cœur ! répondit Balkis en riant aux éclats.

— Riez, ma reine ! on a vu des gens très-riches céder aux tentations les plus bizarres…

— À merveille ! vous êtes ingénieux à sauver votre amour-propre. Point de feinte ; un traité de paix.

— Un armistice, je l’espère encore…

On reprit l’entretien, et Soliman s’étudia, en seigneur bien appris, à faire parler la reine autant qu’il put. Un jet d’eau, qui babillait aussi dans le fond de la salle, lui servait d’accompagnement.

Or, si trop parler cuit, c’est assurément quand on a mangé sans boire et fait honneur à un souper trop salé. La jolie reine de Saba mourait de soif ; elle eût donné une de ses provinces pour une patère d’eau vive.

Elle n’osait pourtant trahir ce souhait ardent. Et la fontaine claire, fraîche, argentine et narquoise grésillait toujours à côté d’elle, lançant des perles qui retombaient dans la vasque avec un bruit très-gai. Et la soif croissait : la reine, haletante, n’y résistait plus.

Tout en poursuivant son discours, voyant Soliman distrait et comme appesanti, elle se mit à se promener en divers sens à travers la salle, et par deux fois, passant bien près de la fontaine, elle n’osa…

Le désir devint irrésistible. Elle y retourna, ralentit le pas, s’affermit d’un coup d’œil, plongea furtivement dans l’eau sa jolie main ployée en creux ; pois, se détournant, elle avala vivement cette gorgée d’eau pure.

Soliman se lève, s’approche, s’empare de la main luisante et mouillée, et, d’un ton aussi enjoué que résolu :

— Une reine n’a qu’une parole, et, aux termes de la vôtre, vous m’appartenez.

— Qu’est-ce à dire ?

— Vous m’avez dérobé de l’eau… et, comme vous l’avez judicieusement constaté vous-même, l’eau est très-rare dans mes États.

— Ah ! seigneur, c’est un piège, et je ne veux point d’un époux si rusé !

— Il ne lui reste qu’à vous prouver qu’il est encore plus généreux. S’il vous rend la liberté, si malgré cet engagement formel…

— Seigneur, interrompit Balkis en baissant la tête, nous devons à nos sujets l’exemple de la loyauté.

— Madame, répondit, en tombant à ses genoux, Soliman, le prince le plus courtois des temps passés et futurs, cette parole est votre rançon.

Se relevant très-vite, il frappa sur un timbre : vingt serviteurs accoururent, munis de rafraîchissements divers, et accompagnés de courtisans. Soliman articula ces mots avec majesté :

— Présentez à boire à votre reine !

À ces mots, les courtisans tombèrent prosternés devant la reine de Saba et l’adorèrent.

Mais elle, palpitante et confuse, craignait de s’être engagée plus avant qu’elle ne l’aurait voulu.

Pendant la pause qui suivit cette partie du récit, un incident assez singulier occupa l’attention de l’assemblée. Un jeune homme, qu’à la teinte de sa peau, de la couleur d’un sou neuf, on pouvait reconnaître pour Abyssinien (Habesch), se précipita au milieu du cercle et se mit à danser une sorte de bamboula, en s’accompagnant d’une chanson en mauvais arabe dont je n’ai retenu que le refrain. Ce chant partait en fusée avec les mots : Iaman ! Iamant ! accentués de ces répétitions de syllabes traînantes particulières aux Arabes du Midi. Iaman ! Iaman ! Iamant !… Sélam-Aleik Belkiss-Makéda !… Iamant ! Iamant !… Cela voulait dire : « Iémen ! ô pays de l’Iémen !… Salut à toi, Balkis la grande !… Ô pays d’Iémen ! »

Cette crise de nostalgie ne pouvait s’expliquer que par le rapport qui a existé autrefois entre les peuples de Saba et les Abyssiniens, placés sur le bord occidental de la mer Rouge, et qui faisaient aussi partie de l’empire des Hémiarites. Sans doute, l’admiration de cet auditeur, jusque-là silencieux, tenait au récit précédent, qui faisait partie des traditions de son pays. Peut-être aussi était-il heureux de voir que la grande reine avait pu échapper au piège tendu par le sage roi Salomon.

Comme son chant monotone durait assez longtemps pour importuner les habitués, quelques-uns d’entre eux s’écrièrent qu’il était melbous (fanatisé), et on l’entraîna doucement vers la porte. Le cafetier, inquiet des cinq ou six paras (trois centimes) que lui devait ce consommateur, se hâta de le suivre au dehors. Tout se termina bien sans doute, car le conteur reprit bientôt sa narration au milieu du plus religieux silence.

  1. Adoniram s’appelle autrement Hiram, nom qui lui a été conservé par la tradition des associations mystiques. Adoni n’est qu’un terme d’excellence, qui veut dire maître ou seigneur. Il ne faut pas confondre cet Hiram avec le roi de Tyr, qui portait par hasard le même nom.
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