Voyage en Orient (Nerval)/Lorely/Du Rhin au Mein/VI

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 473-478).

VI — FRANCFORT


Alexandre Dumas avait donc fait honneur à ma lettre en vers datée de Strasbourg. Il m’avait envoyé une forte somme qui me permit de sortir avec éclat de l’hôtel du Soleil.

Me voilà enfin à Francfort, reçu, choyé, fêté, au sein de ma famille littéraire ; je raconte mes peines, mes travaux, mes dangers ; les terreurs de la forêt Noire (sylva Hercynia), le Rhin orageux pendant toute une traversée de Bade à Mayence ; et, de là à Francfort, les ennuis d’une route de six heures, côtoyée par un chemin de fer en construction, ce qui veut dire une contrée fort plate, et qu’on a le désagrément de parcourir quelques mois trop tôt. Enfin les flèches gothiques de la vieille ville impériale se développent et croissent, le cours du Mein devient parallèle à la route, et Francfort apparaît de loin dans sa ceinture de bosquets fleuris. Francfort doit à la paix de 1815 cette parure nouvelle qui a remplacé ses vieux remparts ; c’est un labyrinthe de lilas, d’acacias et de rosiers qui, entourant la ville, touche au fleuve par ses deux côtés. Le soir, ces ombrages parfumés, ces allées mystérieuses s’emplissent de rires, d’harmonies et de danses ; des barques pavoisées sillonnent le Mein paisible, et s’en vont aboutir souvent à l’îlot de Meinlust. Rien n’égale cet aspect de Francfort, entourée d’une ceinture de promenades qui remplacent ses antiques fortifications. Quand on a parcouru ces allées riantes, qui aboutissent de tous côtés aux bords du Mein, on peut s’aller reposer dans l’île verte et fleurie du Meinlust. C’est là le centre des plaisirs de la population, et aussi le rendez-vous des belles compagnies. Du pavillon élégant qui domine ce jardin, on admire une des plus belles perspectives du monde, la vue de Francfort s’étendant sur la rive gauche, avec ses quais bordés d’une forêt de mâts, et du faubourg de Sachsenhausen situé à droite, qu’un pont immense joint à la ville ; des palais aux riantes terrasses, de longues suites de jardins et des restes de vieilles tours embellissent les bords du fleuve, où le soleil couchant se plonge comme dans la mer, tandis que la chaîne du Taunus forme au loin l’horizon de ses dentelures bleuâtres. C’est une de ces belles et complètes impressions dont le souvenir est éternel ; une vieille ville, une magnifique contrée, une vaste étendue d’eau : spectacle qui réunit dans une harmonie merveilleuse toutes les œuvres de Dieu, de l’homme et de la nature.

Dès qu’on pénètre dans les rues, on retrouve avec plaisir cette physionomie de ville gothique qu’on a rêvée pour Francfort, et que le goût moderne a presque partout altérée dans les cités allemandes. Il y a encore des rues tortueuses, des maisons noires, des devantures sculptées, des étages qui surplombent, des puits surmontés d’une cage de serrurerie, des fontaines aux attributs bizarres, des chapelles et des églises d’une architecture merveilleuse, mais qui malheureusement, catholiques au dehors, sont protestantes à l’intérieur, c’est-à-dire nues et dégradées. L’esprit a été tué dans ces superbes enveloppes de pierre, et elles ressemblent aujourd’hui aux coquillages de nos musées, où l’oreille attentive croit distinguer un vent sonore, mais que la vie n’habite plus.

Les rues de Francfort sont très-animées, et les étalages encombrés partout de marchandises ; les fourrures et les cristaux de Bohême font maudire à chaque pas nos douanes françaises, et excitent le voyageur aux projets de contrebande les plus immoraux. Je ne veux point cacher que nous rêvâmes pendant plusieurs jours aux moyens d’introduire frauduleusement dans notre patrie un certain nombre de verres, de fioles, de carafes, et autres ravissantes bagatelles dont nos dames étaient folles et que la douane ne laisse entrer à aucun prix. N’est-ce pas là une cruelle raillerie de l’industrie française ? Mais la question est trop sérieuse pour que je veuille l’entamer ici.

L’hôtel de ville de Francfort, qu’on appelle le Rœmer, est d’un gothique peu ouvragé, surtout pour qui a vu les hôtels de ville de Flandre. Les salles basses sont remplies de boutiques et d’étalages, comme l’était notre Palais de justice de Paris, et la décoration des salles conservées est plus curieuse que brillante. La plupart ont été décorées, dans le courant des deux siècles derniers, avec des plafonds, des panneaux et des sculptures d’un rococo allemand fort bizarre. Les salles des sénateurs, des bourgmestres, des conseillers, etc., appartiennent à ce goût suranné qui par toute l’Allemagne a fleuri si hardiment dans l’intérieur des édifices gothiques. Une seule salle, la fameuse salle des Empereurs, conserve encore sa configuration primitive ; mais on l’a si singulièrement peinte, qu’elle a maintenant tout l’effet d’un décor moyen âge de l’Ambigu.

Cette salle n’a nullement, du reste, le caractère imposant qu’on pourrait lui attribuer. Les Guides du voyageur annoncent qu’elle contient les statues et les armures de trente-deux empereurs d’Allemagne ; mais il faut bien dire que tout cela n’existe qu’en peinture. Les trente-deux niches, qui répondent à autant de nervures partant de la voûte et que relient des arcs-boutants de bois sculpté, sont peintes uniformément en couleur de marbre blanc et noir, et sur la muraille même les statues des empereurs sont figurées en trompe-l’œil, à dater, je crois, du grand Witikind jusqu’à feu l’empereur François, que pourtant Napoléon a réduit à n’être plus qu’empereur d’Autriche, et non d’Allemagne. Ce qu’il y a de merveilleux, c’est que la salle ne contenant, en effet, que trente-deux niches, l’empire a fini juste au trente-deuxième empereur. On parle de gagner sur l’épaisseur de mur une trente-troisième niche pour le César actuel ; mais nous sommes certains que l’empereur d’Autriche se refusera à cette plaisanterie de mauvais goût. Il n’y a plus de César au monde, et Napoléon lui-même n’en a été que le fantôme éblouissant !

La Diète germanique ne se tient pas à l’hôtel de ville, mais dans le palais du prince de la Tour et Taxis, le souverain des postes féodales de la Confédération, et de plusieurs journaux également féodaux ; le président perpétuel de la Diète est, en ce moment, M. de Bellinghausen. Nous rencontrâmes souvent ce personnage considérable, soit dans les fêtes où il accompagne souvent une jeune personne charmante, qui, je crois, est sa fille, soit au théâtre, où l’on représentait alors une tragédie composée par son neveu le baron de Bellinghausen, connu dans la littérature sous le nom plébéien de Frédéric Hahn.

Cette pièce, intitulée Griseldis obtenait, d’ailleurs, un succès immense sur tous les théâtres d’Allemagne, et nous eûmes beaucoup de peine à nous procurer une loge, car toutes appartiennent à des souscripteurs assidus, et ce fut la famille Rothschild qui nous permit d’occuper l’une des siennes. Je me tais, du reste, sur l’accueil qui fut fait partout à mon compagnon de voyage et à moi par contre-coup, ayant l’habitude prudente de ne point parler des relations de société, si bienveillantes et si charmantes pour les Français dans toute l’Allemagne. Je dois cette précaution à un mot que j’ai entendu dire à une grande dame de Vienne qui parlait du prince Puckler-Muskau : « C’est un homme très-dangereux, disait-elle, c’est un homme qui nous met dans ses livres. » Je désire que le lecteur se contente de cette explication.

D’ailleurs, qui pourrait se vanter de connaître les mœurs d’un pays sans y être resté plusieurs années ; ce n’est qu’à l’imperturbable tourysme des Anglais qu’il appartient de se prononcer au hasard sur les personnes comme sur les choses. La bienveillance universelle de mistress Trolloppe n’a guère moins déplu en Allemagne que les révélations épigrammatiques du prince Puckler-Muskau.

On me permettra donc de ne point dire en quelle compagnie nous fîmes un jour une excursion dans la principauté de Hesse-Hombourg, ni à quelle charmante fête nous prîmes part dans un château gothique tout moderne, au milieu d’une épaisse forêt de chênes et de sapins. Je croyais faire un de ces romanesques voyages de Wilhelm Meister, où la vie réelle prend des airs de féerie, grâce à l’esprit, aux charmes et aux sympathies aventureuses de quelques personnes choisies. Le but de l’expédition était d’aller à Dornshausen, mot qui, dans la prononciation allemande, se dit à peu près Tournesauce. Or, savez-vous ce que c’est que ce lieu, dont le nom est si franchement allemand et si bizarrement français à la fois ? C’est un village où l’on ne parle que notre langue, bien que l’allemand règne à cinquante lieues à la ronde, même en dépassant de beaucoup la frontière française. Ce village est habité par les descendants des familles protestantes exilées par Louis XIV. Dornshausen leur fut donné à cette époque, m’a-t-on dit, par le prince électeur de Nassau, et ils sont restés, eux et leur lignée, dans cet asile austère et calme comme leur résignation et leur piété.

Cette population est toute française encore, car les habitants ne se sont jamais mariés qu’entre eux, et le beau langage du XVIIe siècle s’est transmis à ceux d’aujourd’hui dans toute sa pureté. Vous peindrez-vous toute notre surprise en entendant de petits enfants, jouant sur la place de l’Église, qui parlaient la langue de Saint-Simon et se servaient sans le savoir des tours surannés du grand siècle ? Nous en fûmes tellement ravis, que, voulant mieux les entendre parler, nous arrêtâmes une marchande de gâteaux pour leur distribuer toute sa provision. Après le partage, ils se mirent à jouer bruyamment sur la place, et la marchande nous dit :

— Vous leur avez fait tant de joye que les voilà qui courent présentement comme des harlequins.

Il faut remarquer que le nom d’Arlequin s’écrivait ainsi du temps de Louis XIV, avec un h aspiré, comme on peut le voir notamment dans la comédie des Comédiens de Scudéri.

N’est-ce pas là une merveilleuse rencontre, et qui valait tout le voyage ? Je dois ajouter, malheureusement, que cette population française de Dornshausen n’est pas physiquement brillante, bien qu’elle ait, nous a-t-on dit, donné le jour à M. Ancillon, le ministre de Berlin. Les Allemands que nous rencontrions en nous y rendant nous disaient :

— Vous allez entrer dans le pays des bossus.

Il est vrai que jamais nous ne vîmes plus de bossus que dans ce canton ; cette race, qui ne s’est jamais mélangée, est grèle et rachitique, comme la noblesse espagnole, qui de même ne se marie qu’entre elle. Les familles de Francfort prennent des servantes à Dornshausen, afin d’apprendre le français à leurs enfants. Le grand souvenir de la révocation de l’édit de Nantes et d’une si noble transmission d’héritage aboutit à cette vulgaire spécialité.

Après un mois de séjour, nous avons quitté Francfort, dont j’aurai à reparler plus tard.

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