Philosophie/Philosophie de l'esprit/Ce que Marie ne savait pas

Ce que Marie ne savait pas (What Mary Didn't Know) est un article de Frank Jackson qui décrit une expérience de pensée nommée la chambre de Marie[1].

Cette expérience de pensée est conçue pour illustrer l' « argument de la connaissance ». Cet argument de la connaissance est une objection contre la thèse physicaliste (ou matérialiste) qui soutient que l'univers peut être entièrement expliqué par les processus physiques que les sciences de la nature étudient, et que ce genre d'explications s'étend à tout ce que l'on désigne par le terme de « mental » (conscience, volonté, sentiments, etc.).

L'expérience de pensée

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L'expérience de pensée est décrite comme suit :

« Marie est une brillante scientifique qui est forcée, peu importe pour quelle raison, d'étudier le monde depuis une chambre noire et blanche par le moyen d'un écran de télévision en noir et blanc. Elle se spécialise dans la neurophysiologie de la vision et nous supposerons qu'elle acquiert toutes les informations physiques qu'il y a à recueillir sur ce qui se passe quand on voit des tomates mûres ou le ciel, et quand nous utilisons des termes comme « rouge », « bleu », etc. Par exemple, elle découvre quelle combinaison de longueurs d'onde provenant du ciel stimule la rétine, et comment exactement cela produit, via le système nerveux central, la contraction des cordes vocales et l'expulsion d'air des poumons qui aboutissent à la prononciation de la phrase : « Le ciel est bleu ». [...] Que se produira-t-il quand Marie sortira de sa chambre noire et blanche ou si on lui donne un écran de télévision couleur ? Apprendra-t-elle quelque chose, ou non ? »

En d'autres termes : nous imaginons une scientifique qui connait tout ce qu'il y a à savoir sur la science des couleurs, mais qui n'a jamais eu l'expérience de la couleur. La question de Jackson est : quand elle fait l'expérience de la couleur, apprend-t-elle quelque chose de nouveau ?

Les implications de cette expérience

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La question de savoir si Marie apprend quelque chose par son expérience des couleurs a deux implications importantes : l'existence des qualia et l'argument de la connaissance utilisé contre le physicalisme.

Existence des qualia

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Si Marie apprend quelque chose de nouveau, cela prouve l'existence des qualia (terme par lequel on désigne les propriétés subjectives, qualitatives, de l'expérience). En effet, si elle apprend quelque chose de nouveau, ce doit être la connaissance du qualia de voir le rouge. En conséquence, on doit admettre que les qualia sont des propriétés réelles, puisqu'il y a une différence entre une personne qui a l'expérience d'un qualia, et une personne qui n'a pas cette expérience.

L'argument de la connaissance

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Si Marie apprend quelque chose de nouveau par son expérience de la couleur, le physicalisme est faux. En effet, le physicalisme soutient que tout est de nature physique, y compris les états mentaux, et l'on peut donc (ou on doit pouvoir le faire) donner une explication complète de ces derniers en termes physiques (il importe peu ici de savoir ce que cela signifie d'être de nature physique ; ce qui compte est que le physicalisme soutient que tout est physique, ou peut être expliqué en termes physicalistes). Or, Marie savait tout de la science de la perception des couleurs, c'est-à-dire qu'elle pouvait expliquer entièrement la couleur en termes physicalistes. Pourtant, elle ne pouvait pas savoir à quoi ressemblait l'expérience de la couleur rouge. Or, l'expérience de la couleur rouge est une nouvelle connaissance. Marie a donc appris quelque chose qui ne se trouve pas dans la connaissance complète de la couleur, quelque chose qui n'est donc pas de nature physique (autrement dit les qualia, ce que cela fait de voir une couleur). Donc, le physicalisme est faux. C'est cette objection que l'on désigne par l'expression d' « argument de la connaissance ».

Conséquences pour la connaissance et pour notre idée de la réalité

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Une conséquence évidente, relative à notre conception de la connaissance, est que le physicalisme (qui est aussi souvent appelé matérialisme), n'est pas en mesure d'expliquer de manière complète l'ensemble de la réalité : il y a des connaissances qui ne sont pas physicalistes.

Bien plus : puisque la connaissance physique complète ne permet pas de savoir l'effet que cela fait de faire l'expérience de quelque chose, il faut en conclure que la première ne détermine pas la connaissance de ce dernier. Nous aurions donc deux sphères de connaissance différentes.

Ce dernier point suggère en outre que l'argument de la connaissance ne met pas seulement en évidence qu'il y a des vérités qui ne sont pas physicalistes : il montre que l'on peut rejeter pour de bonnes raisons le monisme du physicalisme (thèse selon laquelle l'univers n'est fait que d'une seule substance). Autrement dit, on peut se demander si l'argument n'implique pas une certaine thèse à propos de la réalité. En effet, si l'on rejette le monisme, on est conduit au dualisme (qui peut prendre des formes variées), à savoir ici que l'esprit, ou la conscience, n'est pas réductible à une réalité de nature physique, ou à des formes de monisme qui excluent cette réduction. Ce qui rend l'histoire de pensée plus intéressante.

Réponses

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De même que nous n'avons proposé ci-dessus qu'un exposé introductif des enjeux de l'expérience de pensée, nous ne proposerons maintenant qu'une vue d'ensemble des réponses à l'argument de la connaissance. Nous donnerons ensuite un résumé de ce chapitre, ainsi que des ressources pour étudier ce sujet plus en détail.

Puisque l'argument de la connaissance consiste à soutenir que la connaissance de ce que cela fait d'avoir l'expérience de x est impossible sans avoir l'expérience de x, l'objection majeure à cette expérience de pensée consiste à soutenir que la connaissance physique complète d'un phénomène permet de prévoir ce que cela fait d'avoir l'expérience de ce phénomène. En d'autres termes, cette expérience prétendue nouvelle peut être déduite de connaissances antérieures.

Illustrons tout d'abord l'idée que l'on puisse déduire l'expérience d'un phénomène avant d'en avoir fait réellement l'expérience, car cette idée est certainement à première vue peu intuitive. Voyons cela avec une autre expérience de pensée, inventée par David Hume.

La nuance de bleu

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Peut-on avoir l'idée de la nuance manquante, sans en avoir d'abord une impression ?

Pour Hume, la réponse est oui. On peut cependant se demander si l'expérience de plusieurs teintes de bleu ne permet pas à l'imagination de les combiner pour obtenir l'impression d'une nuance jamais vue, ce qui ferait que la capacité de prédire ce que cela fait d'avoir l'expérience de cette nuance de bleu résulterait d'une combinaison de plusieurs expériences antérieures d'une certaine couleur. Or, dans l'expérience de Marie, il n'y a pas de bleu du tout. Donc, est-ce que l'expérience de Hume peut véritablement réfuter l'expérience de Jackson ?

Réponse de Daniel Dennett

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Cet exemple étant exposé, voyons comment le philosophe Daniel Dennett a proposé de répondre à Jackson.

Dennett remarque qu'il y a une faille dans l'expérience de pensée. En effet, l'un des présupposés de l'expérience de pensée est que Marie possède toutes les connaissances physiques sur le fonctionnement de la vision. Or, nous ne savons pas en l'état actuel en quoi consiste une telle connaissance complète. Il est donc possible que la connaissance physique complète du fonctionnement de la vision implique la connaissance de l'effet que cela fait d'avoir l'expérience d'une couleur. Plus précisément, rien n'empêche que nous puissions un jour expliquer comment une réalité physique explique l'effet que cela fait d'avoir l'expérience de cette réalité, ce qui reviendrait à pouvoir réduire l'effet que cela fait à une connaissance physique.

Résumé : suppositions/critiques

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Torin Alter a proposé de faire une synthèse de la discussion sur l'argument de la connaissance. En suivant cet auteur, nous exposons les suppositions de l'expérience de pensée en les faisant suivre des objections que l'on peut leur opposer. Ceci devrait permettre au lecteur de voir que si l'expérience de pensée lui apparaît intuitivement concluante, son analyse détaillée montre, contre cette évidence, qu'elle présente des points douteux qui sont susceptibles de nous conduire à penser que l'expérience échoue à réfuter le physicalisme.

  1. Supposition : Marie possède une connaissance physique complète avant de quitter sa pièce.
    1. Objection : Marie ne possède pas une telle connaissance avant de sortir de la pièce, car les vérités physiques d'ordre supérieures ne peuvent généralement pas être déduites de vérités d'ordre inférieur.
    2. Objection : Marie ne possède pas une telle connaissance avant de sortir de la pièce, car les vérités relatives à des propriétés intrinsèques des phénomènes physiques ne peuvent être apprises discursivement.
  2. Supposition : En sortant de la pièce, Marie apprend quelque chose.
    1. Objection : Nous le supposons car nous ne sommes pas capables de comprendre les implications d'une connaissance physique complète.
    2. Objection : Nous le supposons, car nous ne sommes pas capables de comprendre que les propriétés phénoménales ne sont que des propriétés de nos représentations.
    3. Objection : Marie n'acquiert en réalité que des croyances injustifiées.
  3. Supposition : Ce que Marie apprend ne peut être déduit a priori d'une connaissance physique complète.
    1. Objection : Si Marie a une connaissance physique complète, elle connaît les conditions psycho-physiologiques de l'expérience du rouge et peut donc prédire l'effet que cela fait d'avoir cette expérience.
  4. Supposition : La connaissance acquise par Marie en sortant de la pièce est propositionnelle ou factuelle.
    1. Objection : Marie n'acquiert en réalité qu'une connaissance par accointances (connaissance par laquelle nous énonçons ce que nous saisissons par un contact direct).
    2. Objection : Marie acquiert en réalité une connaissance non-propositionnelle, car l'effet que cela fait d'avoir une expérience ne tombe pas facilement sous nos catégories usuelles et ne peut donc être exprimé clairement sous la forme d'une proposition.

Contexte historique

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Bien que la connaissance du contexte historique n'ait pas de réelle pertinence pour la compréhension de ce chapitre, le lecteur sera peut-être intéressé par une contextualisation, même sommaire.

F. Jackson n'est pas l'inventeur de l'argument de la connaissance, et des expériences de pensée similaires avaient été déjà conçues. C.D. Broad (“The Mind and its Place in Nature”, 1925) imagina l'exemple d'un ange qui connaîtrait exactement la structure de l'ammoniaque, mais serait incapable de prédire son odeur. Th. Nagel a également proposé une expérience de pensée dans un célèbre article, « Quel effet cela fait-il d'être une chauve-souris ? » Un ancêtre possible est Platon (Parménide) qui expose l'idée polémique qu'il serait impossible de connaître le monde sensible du point de vue d'une science parfaite des réalités.

Un autre élément de contexte qui présente de l'intérêt est de savoir quelle place le physicalisme occupe dans la philosophie contemporaine. Le physicalisme est une position philosophique qui est devenue largement majoritaire dans les dernières décennies du XXème siècle, mais ses opposants, bien que minoritaires, restent aujourd'hui très actifs (citons, parmi les opposants, David Chalmers, auteur d'un ouvrage aujourd'hui considéré comme un classique, L'Esprit conscient).

Enfin, il est à noter que Jackson a depuis radicalement abandonné l'épiphénoménalisme défendu à travers cet argument pour défendre une position physicaliste et se baptise lui-même comme un "converti de la Dernière heure au représentationnalisme"[2]. Il écrit ainsi en 2003 : « La plupart des philosophes, lorsqu'on leur donne le choix entre suivre la science ou suivre leurs intuitions, optent pour la science. Après avoir longtemps bataillé contre cette opinion majoritaire, j'ai capitulé et je me rends compte maintenant que la question intéressante concernant les arguments — en apparence si convaincants — faisant appel aux intuitions contre le physicalisme, c'est de savoir où ils se trompent. »[3]

  1. L'expérience de pensée a d'abord été publiée en 1982 dans "Epiphenomenal Qualia", puis en 1986, dans "What Mary Didn't Know". Nous utilisons le titre de ce dernier article, car celui-ci comporte en plus une discussion des objections opposées à l'expérience de pensée.
  2. F. Jackson, "Representation and Experience", in Representation in mind: new approaches to mental representation, Hugh Clapin, Phillip James Staines, Peter Slezak (eds), Elsevier, pp. 107-124
  3. F. C. Jackson, "Mind and Illusion" (2003), in Minds and Persons, Anthony O'Hear (ed), Cambridge University Press, pp. 251-271. anglaisTexte original

Bibliographie

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Les deux articles de Jackson

  • "Epiphenomenal Qualia" by Frank Jackson first appeared in Philosophical Quarterly, 32 (1982), pp. 127-36 (texte anglais en ligne)
  • "What Mary Didn't Know", Journal of Philosophy 83, pp. 291-295, 1986

Discussions

  • Dennett, Daniel. 1991. Consciousness Explained, Boston: Little Brown
  • Dennett, Daniel. 2003. "What RoboMary Knows", in Torin Alter (ed.) Knowledge Argument
  • Ludlow, P., Y. Nagasawa, and D. Stoljar (eds.). 2004. There's Something About Mary, MIT Press

Ressources

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